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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7755

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7755. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 8-19 janvier 1770.

Monsieur, je suis très-sensible de ce que vous partagez ma joie sur l’arrivée de nos vaisseaux au Port-Mahon. Les voilà plus proches des ennemis que de leurs propres foyers : cependant il faut qu’ils aient fait gaiement ce trajet, malgré les tempêtes et la saison avancée, puisque les matelots ont composé des chansons, comme nos troupes en ont la coutume.

Quand la chose en vaut la peine, qui ne parle que des conquêtes, et d’obliger Moustapha à faire amende honorable ? Je ne saurais nier la construction des vaisseaux a Azow, dont vous êtes informé. Moustapha avait défendu de croire la possibilité de l’arrivée de ma flotte dans la Méditerranée : il disait que c’était un bruit que répandaient les infidèles pour effrayer les serviteurs de Mahomet. La Sublime Porte, malgré sa sublimité, ne devinait pas cela. Je ne suis point étonnée de l’ignorance de l’intendant de Roumélie, ambassadeur en France qui ignorait jusqu’aux noms de la Gréce et d’Athènes. Que peut-on prétendre de porteurs d’eau et de charbon transformés en pachas, en vizirs, etc., qui souvent ne savent pas lire, et qui reçoivent toute la science du gouvernement dans le fetma du sultan ? Ils n’ont pas même un seul homme qui soit bien au fait du fil des affaires présentes. Outre cela, j’ai connu des ambassadeurs chrétiens, et très-chrétiens, qui, à la naissance près, n’étaient pas plus instruits que les ministres turcs dont vous me parlez, monsieur.

Je le répète, monsieur ; la sage Europe ne donnera son approbation à mes projets qu’autant qu’ils seront heureux. Vous voudrez bien comparer celui de l’expédition de la Méditerranée, qu’on m’attribue injustement (je me réserve de nommer l’auteur lorsqu’elle aura réussi), à l’entreprise d’Annibal ; mais les Carthaginois avaient à faire à un colosse qui était dans sa force, tandis que nous nous trouvons vis-à-vis d’un fantôme faible, et dont toutes les parties se relâchent à mesure qu’on y touche.

Les Géorgiens, en effet, ont levé le bouclier contre les Turcs, et leur refusent le tribut annuel de recrues pour le sérail. Héraclius, le plus puissant de leurs princes, est un homme de tête et de courage. Il a ci-devant contribué à la conquête de l’Inde sous le fameux Shah-Nadir.

Mes troupes ont passé le Caucase cette automne, et se sont jointes aux Géorgiens. Il y a eu par-ci par-là de petits combats avec les Turcs ; les relations ont été imprimées dans les gazettes. Le printemps nous fera voir le reste.

D’un autre côté nous continuons à nous fortifier dans la Moldavie et la Valachie, et nous travaillons à nettoyer cette rive-ci du Danube. Mais ce qu’il y a de mieux, c’est qu’on sent si peu la guerre dans l’empire qu’on ne se souvient pas d’avoir vu un carnaval où généralement tous les esprits étaient plus portés à inventer des amusements que pendant celui de cette année. Je ne sais si l’on en fait autant à Constantinople. Peut-être y invente-t-on des ressources pour continuer la guerre. Je ne leur envie point ce bonheur ; mais je me félicite de n’en avoir pas besoin, et me moque de ceux qui ont prétendu qu’hommes et argent me manqueraient. Tant pis pour ceux qui aiment à se tromper ; ils trouvent aisément pour de l’argent des flatteurs qui leur en donneront à garder.

J’ai montré au comte Schouvalow l’article de votre lettre qui le regarde. Il m’a dit qu’il avait répondu à toutes vos lettres exactement ; elles se sont perdues peut-être. Vous voudrez bien que je vous fasse mes remerciements pour ce que les vôtres renfermaient de flatteur en vers et en prose pour moi. Volontiers je vous aurais donné des nouvelles aujourd’hui, mais je n’en ai point d’intéressantes.

Puisque mon exactitude ne vous est point à charge, soyez assuré que je la continuerai pendant cette année 1770, que je vous souhaite heureuse, et que votre santé se fortifie comme Azow et Taganrog le sont déjà.

Je vous prie d’être assuré de mon amitié et de ma sensibilité.

Catherine.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, tome X page 400.