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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7762

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 539-540).
7762. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 25 janvier.

Mon cher confrère, mon cher maître, mon cher ami, je vous prie d’en croire mon tendre attachement pour vous ; soyez sûr qu’on ne vous a pas dit vrai sur la personne[1] qu’on a accusée auprès de vous. Il est vrai qu’un de vos amis et des miens me dit, il a environ trois ou quatre mois, avoir entendu quelques morceaux d’un poëme intitule Michaut et Michel[2], mais il ne m’en dit pas un seul vers, et n’ajouta absolument rien qui pût me faire connaître ou même me faire soupçonner l’auteur. Il est d’ailleurs trop de vos amis pour qu’il puisse jamais avoir a se reprocher la moindre imprudence à votre égard, à plus forte raison l’ombre même de la calomnie. Personne ne vous rend justice avec plus de connaissance, et j’ajoute avec plus de courage ; il vous en a donné des preuves publiques dans cette capitale des Welches, où ceux mêmes qui courent en foule à vos pièces de théâtre n’osent encore vous donner la place que vous méritez ; et on peut dire de lui : « Repertus erat qui efferret quæ omnes animo agitabant[3]. »

À cette occasion, je veux vous faire part de ce que je pensais, il y a quelques jours, en lisant vos vers, et en les comparant à ceux de Despréaux et de Racine. Je pensais donc qu’en lisant Despréaux on conclut et on sent que ses vers lui ont coûté ; qu’en lisant Racine, on le conclut sans le sentir, et qu’en vous lisant on ne le conclut ni ne le sent ; et je concluais, moi, que j’aimerais mieux être vous que les deux autres.

Je n’ai point lu le Plan ou Prospectus des Suppléments à l’Encyclopédie[4]. L’impertinence des libraires ne m’étonne pas ; j’en dirai pourtant un mot à Panckoucke, et je vous invite aussi à lui faire sur ce sujet une petite correction fraternelle ou magistrale.

Je crois que l’affaire de Luneau de Boisjermain s’en ira en fumée. On voudrait bien, je crois, donner gain de cause aux libraires ; mais on craint un peu le cri des gens de lettres, et c’est quelque chose que ce cri retienne un peu les gens en place.

Avez-vous lu un ouvrage intitulé Dialogues sur le commerce des blés[5] ? Il excite ici une grande fermentation. Cette ouvrage pourrait être de meilleur goût à certains égards ; mais il me paraît plein d’esprit et de philosophie. Je voudrais seulement que l’auteur fût moins favorable au despotisme : car, depuis les premiers commis jusqu’aux libraires, j’ai presque autant d’aversion que vous pour les despotes.

Nous avons bien des confrères qui menacent ruine, l’abbé Alary, le président Hénault, Paradis de Moncrif, qui sera bientôt Moncrif de paradis. Ne vous avisez pas d’être leur compagnon de voyage, vous n’êtes pas fait pour cette compagnie ; attendez plutôt que nous partions ensemble : pour peu que vous soyez pressé, je crois que je ne vous ferai pas attendre : j’ai des étourdissements et un affaiblissement de tête qui m’annoncent le détraquement de la machine. Je vais essayer de vivre en bête pendant trois ou quatre mois, car je ne connais de remède que le régime et le repos. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse de toute mon âme. Quand je me serrai prêt à mourir, je vous manderai, si je puis, le jour que j’aurai retenu ma place au coche.

  1. Turgot ; voyez lettres 7745 et 7751.
  2. Voyez lettre 7688.
  3. Tacite, Annales, VI, ix.
  4. Voyez page 529.
  5. Par l’abbé Galiani : Voltaire les avait lus : voyez page 537.