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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7792

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 566-567).
7792. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
21 février.

J’ai reçu, madame, le Charles-Quint anglais[1] ; je n’en ai pu lire que quelques pages ; mes yeux me refusent le service tant que la neige est sur la terre. Il est bien étrange que je m’obstine à rester dans ma solitude pour y être aveugle pendant quatre mois ; mais la difficulté de se transplanter à mon âge est si grande et si désagréable que je n’ai pu encore me résoudre à passer mon hiver dans des climats plus chauds. Je me suis consolé en me regardant comme votre confrère : et puisque vous souffrez une privation totale, j’ai cru qu’il y aurait de la pusillanimité à n’en pas supporter une passagère.

Je voulais vous remercier plus tôt : les éclaboussures de Genève m’ont dérangé pendant quelques jours. On s’est mis à tirer sur les passants dans la sainte cité de maître Jean Calvin. On a tué tout roide quatre ou cinq personnes en robe de chambre ; et moi, qui passe ma vie en robe de chambre comme Jean-Jacques, je trouve fort mauvais qu’on respecte si peu les bonnets de nuit. On a tué un vieillard de quatre-vingts ans, et cela me fâche encore : vous savez que j’approche plus de quatre-vingts que de soixante-dix, et vous n’ignorez pas combien la réputation d’octogénaire me flatte, et m’est nécessaire. Vous êtes très-coupable envers moi d’avoir étriqué mon âge, au lieu de lui donner de l’ampleur. Vous m’avez réduit malignement à soixante-quinze ans et trois mois, cela est infâme : donnez-moi, s’il vous plaît, soixante-dix-sept ans, pour réparer votre faute.

On a encore appuyé la baïonnette sur le ventre ou dans le ventre d’une femme grosse ; je crois qu’elle en mourra : tout cela est abominable ; mais les prédicants disent que c’est pour avoir la paix. Il a fallu avoir quelques soins des battus qui se sont enfuis : car, quoique je sois capucin, je ne laisse pas d’avoir pitié des huguenots.

Mais, mon Dieu, madame, saviez-vous que j’étais capucin ? C’est une dignité que je dois à Mme la duchesse de Choiseul et à saint Cucufin. Voyez comme Dieu a soin de ses élus, et comme la grâce fait des tours de passe-passe avant que d’arriver au but[2]. Le général m’a envoyé de Rome ma patente. Je suis capucin au spirituel et au temporel, étant d’ailleurs père temporel des capucins de Gex.

Tant de dignités ne m’ont point tourné la tête : les honneurs chez moi ne changent point les mœurs. Vous pouvez toujours compter, madame, sur mon attachement, comme si je n’étais qu’un homme du monde. Il est vrai que je n’ai pas les bonnes fortunes du capucin[3] de Mme de Forcalquier, mais on ne peut pas tout avoir. Recevez ma bénédiction.

✝ Frère V., capucin indigne.
  1. L’Histoire de Charles-Quint, par G. Robertson, né en 1721, mort en 1793, à qui est adressée la lettre 7800.
  2. Voyez la citation de la lettre 7837.
  3. Voltaire parle encore des bonnes fortunes des capucins dans ses stances à Saurin ; voyez tome VIII, page 535.