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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7853

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 46-47).
7853. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 10 avril.

Madame, mon enthousiasme a redoublé par la lettre du premier mars, dont Votre Majesté impériale a daigné m’honorer. Il n’y a point de prêtre grec qui soit plus enchanté de votre supériorité continuelle sur les circoncis que moi, misérable baptisé dans l’Église romaine. Je me crois né dans les anciens temps héroïques, quand je vois une de vos armées au delà du Caucase, les autres, sur les bords du Danube ; et vos flottes, dans la mer Égée. Je plains fort le hospodar de la Moldavie. Ce pauvre Gète n’a pas joui longtemps de l’honneur de voir Tomyris. Pour le hospodar de la Valachie, puisqu’il a de l’esprit il restera à votre cour.

Il ne reste plus d’autre ressource à vos ennemis que de mentir.

Les gazetiers ressemblent à M. de Pourceaugnac, qui disait : Il m’a donné un soufflet, mais je lui ai bien dit son fait[1].

Je m’imagine très-sérieusement que la grande armée de Votre Majesté impériale sera dans les plaines d’Andrinople au mois de juin. Je vous supplie de me pardonner si j’ose insister encore[2] sur les chars de Tomyris. Ceux qu’on met à vos pieds sont d’une fabrique toute différente de ceux de l’antiquité. Je ne suis point du métier des homicides. Mais hier deux excellents meurtriers allemands m’assurèrent que l’effet de ces chars était immanquable dans une première bataille, et qu’il serait impossible à un bataillon ou à un escadron de résister à l’impétuosité et à la nouveauté d’une telle attaque. Les Romains se moquaient des chars de guerre, et ils avaient raison ; ce n’est plus qu’une mauvaise plaisanterie quand on y est accoutumé ; mais la première vue doit certainement effrayer et mettre tout en désordre. Je ne sais d’ailleurs rien de moins dispendieux et de plus aisé à manier. Un essai de cette machine, avec trois ou quatre escadrons seulement, peut faire beaucoup de bien sans aucun inconvénient.

Il y a très-grande apparence que je me trompe, puisqu’on n’est pas de mon avis à votre cour ; mais je demande une seule raison contre cette invention. Pour moi, j’avoue que je n’en vois aucune.

Daignez encore faire examiner la chose ; je ne parle qu’après les officiers les plus expérimentés. Ils disent qu’il n’y a que les chevaux de frise qui puissent rendre cette manœuvre inutile : car pour le canon le risque est égal des deux côtés ; et, après tout, on ne hasarde de perdre, par escadron, que deux charrettes, quatre chevaux, et quatre hommes.

Encore une fois, je ne suis point meurtrier, mais je crois que je le deviendrais pour vous servir.

Il y a quinze jours que les officiers du régiment de Montfort, que j’avais engagés à servir Votre Majesté impériale, ont pris parti les uns sont rentrés au service savoyard, les autres sont allés en France ; il y en a un qui a l’honneur d’être capitaine dans l’armée de Genève, consistant en six cents hommes. Genève est actuellement le théâtre de la plus cruelle guerre en deçà du Rhin. Il y a eu même quatre personnes assassinées par derrière dans l’Église militante de Calvin. Je m’imagine que dorénavant l’Église grecque en usera ainsi, et qu’elle ne verra plus que le dos des musulmans ; en ce cas, les chars ne seront bons qu’à courir après eux.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté, comme le hospodar de Valachie, et j’envie sa destinée.

Que Votre Majesté impériale daigne toujours agréer le profond respect, la reconnaissance, et l’admiration du vieil ermite de Ferney.

J’ai reçu une belle lettre de M. le comte de Schouvalow, votre chambellan ; mais il ne me dit point le jour où votre cour sera dans Stamboul.

  1. Pourceaugnac, acte I, scène vi.
  2. Voyez tome XLVI, page 341.