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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7931

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 115-117).
7931. — À M. D’ALEMBERT.
21 juin.

Vous qui, chez la belle Hypathie[1],
Tous les vendredis raisonnez
De vertu, de philosophie,
Et tant d’exemples en donnez,

Vous saurez que, dans ma retraite,
Aujourd’hui Phidias-Pigal
À dessiné l’original
De mon vieux et maigre squelette.

Chacun rit vers le mont Jura,
En voyant mes honneurs insignes,
Mais la France entière dira
Combien vous en étiez plus dignes[2].

C’est un beau soufflet, mon cher et vrai philosophe, que vous donnez au fanatisme et aux lâches valets de ce monstre. Vous employez l’art du plus habile sculpteur de l’Europe pour laisser un témoignage d’amitié à votre vieil enfant perdu, à l’ennemi des tyrans, des Pompignan et des Fréron, etc. Vous écrasez sous ce marbre la superstition, qui levait encore la tête.

M. le duc de Choiseul se joint à vous, et c’est en qualité d’homme de lettres car je vous assure qu’il fait des vers[3] plus jolis que tous ceux qu’on lui adresse ; et soyez très-certain que sans Palissot, fils de son avocat, et sans Fréron, qui a été son régent au collège des jésuites, il aurait été votre meilleur ami : je le crois actuellement entièrement revenu.

Pour moi, je lui ai presque autant d’obligation qu’à vous. Vous savez dans quel affreux désordre est tombée cette malheureuse petite république de Genève. Les sociniens sont devenus assassins. J’ai recueilli vingt familles émigrantes ; j’ai établi une manufacture de montres chez moi ; M. le duc de Choiseul les a protégées, et a fait acheter par le roi plusieurs de leurs ouvrages. Vous voyez si son nom ne doit pas être placé à côté du vôtre dans l’affaire de la statue.

À l’égard de Frédéric, je crois qu’il est absolument nécessaire qu’il soit de la partie. Il me doit, sans doute, une réparation comme roi, comme philosophe, et comme homme de lettres ; ce n’est pas à moi à la lui demander, c’est à vous à consommer votre ouvrage. Il faut qu’il donne peu. Pour quelque somme qu’il contribue, Mme Denis donnera toujours vingt fois plus que lui ; elle est au rang des artistes les plus célèbres en fait de croches et de doubles croches.

M. Pigalle m’a fait parlant et pensant, quoique ma vieillesse et mes maladies m’aient un peu privé de la pensée et de la parole ; il m’a fait même sourire : c’est apparemment de toutes les sottises que l’on fait tous les jours dans votre grande ville, et surtout des miennes. Il est aussi bon homme que bon artiste : c’est la simplicité du vrai génie.

J’ai vu le dessin du mausolée du maréchal de Saxe ; ce sera le plus grand et le plus beau morceau de sculpture qui soit peut-être en Europe. Il m’a fait l’honneur de me dire, avec sa naïveté dépouillée de tout amour-propre, qu’il avait conçu le dessin des accompagnements de la statue du roi, qu’il a faite pour Reims, sur ces paroles qu’il avait lues dans le Siècle de Louis XIV[4] : « C’est un ancien usage de sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois ; il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux. »

Il communiqua cette idée à M. Bertin, qui, en qualité de ministre d’État, et plus encore de citoyen, la saisit avec chaleur, et doubla sa récompense : ainsi c’est à lui que nous devons l’abolition de cette coutume barbare de sculpter l’esclavage aux pieds de la royauté. Il faut espérer du moins que cette lâcheté insultante à la nature humaine ne reparaîtra plus ; il faut espérer aussi qu’en figurant des citoyens heureux bénissant leurs maîtres, jamais les artistes ne mentiront à la postérité.

Adieu, mon grand philosophe, mon cher ami, et mon soutien.

  1. Mme Necker. (K.)
  2. Ces strophes sont adressées, non à d’Alembert seul, mais aux gens de lettres qui se réunissaient chez Mme Necker. La statue faite par Pigalle est dans la bibliothèque de l’Institut. On lit au bas ces mots :
    À Monsieur De Voltaire, Par Les Gens de Lettres

    Ses Compatriotes et ses Contemporrains, 1776.
  3. Voltaire savait bien que le duc de Choiseul n’était pas l’auteur de l’ode contre le roi de Prusse ; voyez tome XL, page 419.
  4. Chapitre XXVIII, tome XIV, page 495.