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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7985

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 163-164).
7985. — À M. DORAT.
À Ferney, le 6 auguste.

J’ignore, monsieur, et je veux ignorer quel est le sot ou le fripon, ou celui qui, revêtu de ces deux caractères, a pu vous dire que j’étais l’auteur des Anecdotes sur Fréron[1] ; il aura pu dire avec autant de vraisemblance que j’ai fait Guzman d’Alfarache[2]. Je n’ai jamais, Dieu merci, ni vu ni connu ce misérable Fréron ; je n’ai jamais vu aucune de ses rapsodies, excepté une demi-douzaine que je tiens de M. Lacombe ; je sais seulement que c’est un barbouilleur de papier complètement déshonoré.

Je ne connais pas plus ses prétendus croupiers que sa personne. Je suis absent de Paris depuis plus de vingt ans, et je n’y ai jamais fait, avant ce temps, qu’un séjour très-court. L’auteur des Anecdotes sur Fréron dit qu’il a été très-lié avec lui ; j’ai essuyé bien des malheurs en ma vie, mais j’ai été préservé de celui-là.

Je n’ai jamais vu M. l’abbé de La Porte, dont il est tant parlé dans ces Anecdotes. On dit que c’est un fort honnête homme, incapable des horreurs dont Fréron est chargé par tout le public.

Vous sentez, monsieur, qu’il est impossible que j’aie vu Fréron au café de Viseu, dans la rue Mazarine. Je n’ai jamais fréquenté aucun café, et j’apprends pour la première fois, par ces Anecdotes, que ce café de Viseu existe ou a existé.

Il est de même impossible que je sache quels sont les marchés de Fréron avec les libraires, et tous les vils détails des friponneries que l’auteur lui reproche.

Il serait absurde de m’imputer la forme et le style d’un tel ouvrage.

Vous vous plaignez que votre nom se trouve parmi ceux que l’auteur accuse d’avoir travaillé avec Fréron : ce n’est pas assurément ma faute. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous me semblez avoir tort d’appeler cela un affront, puisque vous pouvez très-bien lui avoir prêté votre plume sans avoir eu part à ses infamies. Vous m’apprenez vous-même que vous avez inséré dans les feuilles de ce Fréron un extrait contre M. de La Harpe. Je ne sais ce que c’est que l’autre imputation dont vous me parlez.

Si vous étiez curieux de savoir quel est l’auteur des Anecdotes, adressez-vous à M. Thieriot ; il doit le connaître, et il y a quelques années qu’il m’écrivit touchant cette brochure[3]. Adressez-vous à M. Marin, qui est au fait de tout ce qui s’est passé depuis quinze ans dans la librairie, et qui sait parfaitement que je ne puis avoir la moindre part à toutes ces futilités. Adressez-vous à Mme Duchesne, à M. Guy, lesquels doivent être fort instruits des gestes de Fréron. Adressez-vous à Lambert, chez qui l’auteur dit avoir vu les pièces d’un procès entre Fréron et sa sœur la fripière. Adressez-vous à M. l’abbé de La Porte, qui doit être mieux informé que personne. L’auteur paraît avoir écrit il y a six ou sept ans, et je vous avoue que j’ai la curiosité de savoir son nom.

Je connais deux éditions de ces Anecdotes : l’une, qui est celle dont vous me parlez ; l’autre, qui se trouve dans un pot-pourri[4] en deux volumes. Il faut qu’il y en ait une troisième un peu différente des deux autres, puisque vous me parlez d’une nouvelle accusation contre vous que je ne trouve pas dans celle qui est en ma possession.

En voilà trop sur un homme si méprisable et si méprisé. Vous pouvez faire imprimer votre lettre et la mienne. J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Dans les Anecdotes sur Fréron (voyez tome XXIV, page 186), Dorat est mis au nombre des croupiers de Fréron.
  2. Roman espagnol de Matthieu Aleman, traduit par Chapelain, puis par Bremond, puis imité par Lesage.
  3. Voyez tome XL, page 517.
  4. Les Choses utiles et agréables, trois volumes in-8° ; mais il n’en avait paru deux volumes au moment où Voltaire écrivait.