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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8021

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8021. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Pétersbourg, 31 auguste-11 septembre 1770.

Monsieur, quoique cette fois-ci, en réponse à votre lettre du 11 d’auguste, je n’aie point à vous mander de grands faits de guerre, j’espère ne pas nuire à votre convalescence en vous disant qu’après la prise d’Izmaïl, les Tartares du Boudjak et de Belgorod se sont détachés de la Porte. Ils ont envoyé des délégués aux deux généraux de mes armées pour capituler, ensuite de quoi ils se sont rangés sous la protection de la Russie. Ils ont donné des otages, et ont prêté serment sur l’Alcoran de ne plus donner de secours aux Turcs ni au kan de Crimée, et de ne point reconnaître de kan à moins qu’il ne se soumette aux mêmes conditions, c’est-à-dire de vivre tranquille sous la protection de la Russie, et de se détacher de la Porte. On ne sait pas trop ce qu’est devenu ce kan. Cependant il y a apparence que sinon lui, du moins une grande partie de son monde, embrasseront le même parti.

Les Tartares, dès le commencement, regardaient cette guerre comme injuste ; ils n’avaient aucun sujet de plainte ; le commerce, interrompu avec l’Ukraine, leur causait une perte plus réelle qu’ils ne pouvaient espérer d’avantages par les rapines. Vous voyez, monsieur, que les suites des deux batailles du Larga et du Kagoul ôtent à nos envieux la ressource ou le plaisir de représenter au public ces journées comme douteuses. Les Turcs pendant ces deux actions étaient retranchés jusqu’aux dents, et à celle du Kagoul ils ont fait une défense vigoureuse pendant cinq heures. Mes précédentes vous auront donné des éclaircissements sur le compte des Géorgiens. N’ajoutez point de foi à l’enlèvement d’Héraclius par les Turcs, qu’on a répandu dans les nouvelles publiques c’est un mensonge. Le siége de Bender va son train ; la garnison de cette place fait une défense désespérée. Après la journée de Modon en Morée, où 700 Grecs abandonnèrent deux postes importants que 7,000 Turcs attaquèrent, le comte Orlof défendit Navarin jusqu’à ce que l’ennemi lui coupa l’eau ; alors il fit embarquer son monde sur les vaisseaux qu’il avait dans le port, et ordonna de mettre le feu aux mines de la place, et à la vue des ennemis il ruina les ouvrages et sortit du port ; quelques jours après il joignit la flotte réunie des amiraux Spiridof et Elphinstone. Le 20 juin (v. s.), ils étaient à la vue de Paros ; la flotte turque évitait le combat, et la nôtre la poursuivait. Depuis ce temps les nouvelles de Constantinople disent la flotte ennemie battue ; je n’en ai point de nouvelles directes. Voici ce qui a donné lieu à la nouvelle de l’abandon de la Valachie : lorsque le comte Roumiantsof se mit en campagne ce printemps, il retira ses postes les plus avancés pour renforcer son armée ; les Turcs au plus vite y envoyèrent une poignée de monde, et ce fut une grande joie dans le sérail, qui, je pense, aura été diminuée par les succès plus récents de ce maréchal. Il n’y a ni peste, ni maladies, dans son camp, et ses deux armées se trouvent dans l’état le plus florissant, malgré les calomnies de nos envieux ; je m’en rapporte aux témoignages de tous les volontaires étrangers, Danois, Anglais, Prussiens, et aux chevaliers teutoniques qui s’y trouvent. Cependant, si l’occasion s’en présente, je suis persuadée, mes amiraux, mais surtout les comtes Orlof, ne négligeront point de faire leur devoir : ce sont des héros dont il faut tout attendre ; esprit, courage, probité, savoir-faire, rien ne leur manque ; c’est une race singulière, née pour les grands événements. Leur union fraternelle est encore un exemple rare : l’amitié et l’estime les lient. Je ne crois pas que la révolution d’Égypte soit douteuse, parce qu’à Constantinople même on a de l’argent monnayé au titre d’Ali, roi d’Égypte.

Vous voyez, monsieur, que je réponds à tous les articles de votre lettre. À voir la vivacité qui règne dans cette lettre, je ne puis vous croire bien malade : l’on se flatte volontiers de ce que l’on souhaite ; j’espère que celle-ci vous trouvera tout à fait rétabli ; si mes succès y peuvent contribuer, vous avez reçu depuis un mois suffisamment de cette médecine restaurante. Les Turcs ne sont pas tous exterminés, selon vos désirs ; mais vous conviendrez que nous les menons bon train. Il me paraît, monsieur, que si vos compatriotes iront (sic) encore longtemps le train qu’ils vont et que vous décrivez si bien, le reste de l’Europe perdra dans peu la manie de les imiter. Les Français, sans doute, gagneront beaucoup à n’avoir point d’envieux ; ils jouiront tranquillement de l’opéra-comique et du doux plaisir d’entendre leurs jeunes poëtes répéter sans cesse à la nation le refrain de la chanson qui guérit l’homme vain. Ah ! combien monseigneur doit être content de lui-même.

Si c’est une œuvre méritoire pour un chrétien que de tuer un Turc, mon armée ira tout droit au ciel après cette campagne. Les musulmans disent que les deux dernières batailles leur coûtent près de quarante mille hommes cela fait horreur, j’en conviens ; mais quand il s’agit de coups, il vaut mieux battre que d’être battu.

Je n’oserais, après cela, vous demander, monsieur, si vous êtes content, parce que, quelque amitié que vous ayez pour moi, je suis persuadée que vous ne sauriez voir le malheur de tant d’hommes sans en sentir de la peine. J’espère aussi que l’amitié que vous avez pour moi contribuera à vous consoler. Vous serez tolérant et humain, et il n’y aura aucune contradiction dans vos sentiments.

Conservez-moi votre amitié, et soyez assuré que j’y suis très-sensible.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’Histoire de Russie, tome XV, page 31.