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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8032

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8032. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
À Saint-Pétersbourg, ce 14-25 septembre 1770.

Monsieur, que de choses j’ai à vous dire aujourd’hui ! je ne sais par où commencer.

Ma flotte, non pas sous le commandement de mes amiraux, mais sous celui du comte Alexis Orlof, après avoir battu la flotte ennemie, l’a brûlée tout entière dans le port de Tchesmé, autrement nommé Liberno et Célaborne. J’en ai reçu la nouvelle directe hier. Près de cent vaisseaux de toute espèce ont été réduits en cendres. Je n’ose dire le nombre des musulmans qui ont péri on le fait monter jusqu’à vingt mille.

Un conseil général de guerre avait déterminé la désunion des deux amiraux, en déférant le commandement au général des troupes de terre, qui se trouvait sur cette flotte, et qui, au reste, était leur ancien dans le service. Ce résultat fut unanimement approuvé de tous, et dès ce moment l’union fut rétablie. Je l’ai toujours dit, ces héros sont nés pour les grands événements.

La flotte turque fut poursuivie depuis Naples-de-Romanie jusqu’à Scio. Le comte Orlof savait qu’un renfort était parti de Constantinople ; il crut qu’il préviendrait la jonction en attaquant sans perte de temps l’ennemi. Arrivé dans le canal de Scio, il vit que cette jonction s’était faite. Il se trouvait avec neuf vaisseaux de haut bord en présence de seize vaisseaux ottomans le nombre des frégates et autres bâtiments était encore plus inégal. Il ne balança pas, et trouva la disposition des esprits telle qu’il n’y eut qu’un avis, qui fut de vaincre ou de mourir. Le combat commença le comte Orlof se tint au centre ; l’amiral Spiridof, qui avait à son bord le comte Fédor Orlof, commanda l’avant-garde ; le contre-amiral Elphinstone, l’arrière-garde.

L’ordre de bataille des Turcs était tel qu’une de leurs ailes se trouvait appuyée contre une île pierreuse, et l’autre à des bas-fonds.

Le feu fut terrible de part et d’autre pendant plusieurs heures ; les vaisseaux s’approchèrent de si près que le feu de la mousqueterie se joignit à celui des canons. Le vaisseau de l’amiral Spiridof avait affaire à trois vaisseaux de guerre et un chebek turcs. Malgré cela il accrocha le capitaine-pacha, qui portait quatre-vingt-dix canons ; il y jeta tant de grenades et autres matières combustibles que le feu prit au vaisseau, se communiqua au nôtre, et ils sautèrent tous les deux en l’air, un moment après que l’amiral Spiridof et le comte Fédor Orlof avec environ quatre-vingt-dix personnes en furent descendus.

Le comte Alexis, voyant dans le plus fort du combat les vaisseaux amiraux voler en l’air, crut son frère péri. Il sentit alors qu’il était homme : il s’évanouit ; mais reprenant un moment après ses esprits, il ordonna de lever toutes ses voiles, et se jeta avec son vaisseau entre les ennemis. Au moment de la victoire, un officier lui apporta la nouvelle que son frère et l’amiral étaient en vie ; il dit qu’il ne saurait décrire ce qu’il sentit dans cet instant, le plus heureux de sa vie, où, ayant vaincu, il retrouva son frère, qu’il croyait mort. Le reste de la flotte turque se jeta sans ordre ni règle dans le port de Tchesmé.

Le lendemain fut employé à préparer des brûlots, et à canonner l’ennemi dans le port ; à quoi celui-ci répondit de même. Mais dans la nuit les brûlots furent lâchés, et firent si bien leur devoir qu’en moins de six heures de temps la flotte turque fut consumée. La terre et l’onde tremblaient de la grande quantité de vaisseaux ennemis qui sautèrent en l’air. On l’a senti jusqu’à Smyrne, qui est à douze lieues de Tchesmé.

Les nôtres, pendant cet incendie, tirèrent du port un vaisseau turc de soixante canons, qui se trouvait sur le vent, et par cette raison n’avait pas été consumé. Ils s’emparèrent aussi d’une batterie que l’ennemi avait abandonnée. Ce vaisseau turc, nommé Rhodes, fut donné au capitaine Kruse, qui avait commandé le vaisseau amiral, et voici comment il resta en vie : lorsque son vaisseau fit le saut périlleux, il fut jeté en l’air ; puis il tomba dans l’eau, d’où une de nos chaloupes le tira, et il n’a eu d’autre mal que d’avoir été mouillé. Cela paraît fabuleux, cependant cela est vrai. Mais ce qui vous paraîtra peut-être tout aussi extraordinaire, c’est que quand le comte A. Orlof demanda des volontaires pour monter les brûlots, il s’en offrit tant qu’on ne put les placer tous, entre autres un lieutenant de housards ; le comte, pour la rareté du fait, l’envoya, et il se tira d’affaire avec beaucoup de présence d’esprit et de résolution.

La guerre est une vilaine chose, monsieur ! Le comte Orlof me dit que le jour après l’incendie de la flotte, il vit avec effroi que l’eau du port de Tchesmé, qui n’est pas fort grand, était teinte de sang, tant il y était péri de Turcs. Autre anecdote : de l’équipage des deux vaisseaux sautés en l’air, il y en eut qui, étant tombés dans l’eau, s’étaient accrochés aux débris qu’ils avaient trouvés, et dans cet état, se rencontrant avec leurs ennemis, ils tâchaient réciproquement encore à en venir aux mains ou à se couler à fond.

Cette lettre servira, monsieur, de réponse à la vôtre du 28 d’auguste, où vos alarmes à notre sujet commençaient déjà à se dissiper. J’espère qu’à présent vous n’en avez plus. Mes affaires, il me paraît, vont assez bien. Pour ce qui regarde la prise de Constantinople, je ne la crois pas si proche. Cependant dans ce monde, dit-on, il ne faut désespérer de rien. Je commence à croire que cela dépend plus de Moustapha que de tout autre. Cet honnête homme-là s’y est si bien pris jusqu’ici que s’il continue dans son opiniâtreté, il exposera son empire à de très-grands dangers. Il a oublié son rôle, il est l’agresseur.

Adieu, monsieur ; portez-vous bien. Si des combats gagnés peuvent vous plaire, vous devez être bien content de nous. Soyez assuré de l’estime et de la considération que je vous porte.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 38.