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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8043

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 217-218).
8043. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 8 octobre.

Je suis très-reconnaissant, monseigneur, de votre lettre du 30 de septembre. Je suis charmé qu’elle soit datée de Versailles, et encore plus que vous ayez été à Richelieu. Il y a là je ne sais quel esprit de philosophie qui me fait bien augurer de vous. Pour votre souper à Bordeaux, je sais qu’il a été excellent ; que tous les convives en ont été fort contents ; qu’il y en a à qui vous avez fait mettre de l’eau dans leur vin, et que le roi a dû trouver que vous êtes le premier homme du monde pour arranger ces soupers-là.

Ayez la bonté d’agréer mon compliment sur la paternité de M. le prince Pignatelli, puisque je ne puis vous en faire sur la maternité de Mme la comtesse d’Egmont. C’est bien dommage assurément qu’elle ne produise pas des êtres ressemblants à son grand-père et à elle. Je vous demande votre protection auprès d’elle et auprès de monsieur son beau frère. Ils m’ont tous deux lié à vous par de nouvelles chaînes : Mme la comtesse d’Egmont, par la lettre pleine d’esprit et de grâces qu’elle a bien voulu m’écrire ; et M. le prince Pignatelli, par la supériorité d’esprit qu’il m’a paru avoir sur les jeunes gens de son age.

Vous me reprochez toujours les philosophes et la philosophie. Si vous avez le temps et la patience de lire ce que je vous envoie[1], et de le faire lire à madame votre fille, vous verrez bien que je mérite vos reproches bien moins que vous ne croyez. J’aime passionnément la philosophie qui tend au bien de la société, et à l’instruction de l’esprit humain, et je n’aime point du tout l’autre. Il n’y a qu’à s’entendre, et jusqu’ici vous ne m’avez pas trop rendu justice sur cet article. Comme d’ailleurs il est question de chimie dans le chiffon que je mets à vos pieds, vous en êtes juge très-compétent.

Vous ne l’êtes pas moins de ce pauvre théâtre français qui était si brillant, sous Louis XIV, et qui tombe dans une si triste décadence, ainsi que bien des choses. Si d’ici à la Saint-Martin vous avez quelques moments à perdre, je vous supplierai de jeter les yeux sur quelque chose dont le tripot d’aujourd’hui pourra se mêler. Je conçois bien que notre théâtre sera toujours meilleur que celui de Pétersbourg, où l’on ne joue plus de tragédies françaises, parce que l’on n’a pas trouvé un seul acteur. Il faudra désormais représenter les pièces de Sophocle dans Athènes, si on enlève la Grèce aux Turcs, comme on vient de leur enlever les bords de la mer Noire, à droite, jusqu’aux embouchures du Danube, et à gauche jusqu’à Trébisonde. Ils ont été battus au pied du Caucase, dans le même temps que le grand vizir perdait sa bataille et abandonnait tout son camp. Si vous trouvez cela peu de chose, vous êtes difficile en opérations militaires, mais assurément c’est à vous qu’il est permis d’être difficile.

Je supplie mon héros d’être toujours un peu indulgent envers son ancien serviteur, qui n’en peut plus, et qui vous sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le plus profond et le plus tendre respect.

  1. La petite brochure intitulée Dieu, etc. ; voyez la note 1, page 153.