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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8057

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 229-231).
8057. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
21 octobre.

M. Crawford, madame, a quelquefois de petites velléités de sortir de la vie, quand il ne s’y trouve pas bien ; et il a grand tort, car ce n’est pas aux gens aimables de se tuer : cela n’appartient qu’aux esprits insociables comme Caton, Brutus, et à ceux qui ont été enveloppés dans la banqueroute du porteur de cilice Billard[1]. Mais pour les gens de bonne compagnie, il faut qu’ils vivent, et surtout qu’ils vivent avec vous.

Vous demandez si je suis à peu près heureux : il n’y a en effet en ce genre que des à-peu-près ; mais quel est votre à-peu-près, madame ? Vous avez perdu deux yeux que j’ai vus bien beaux il y a trente ans ; mais vous avez conservé des amis, de l’esprit, de l’imagination, et un bon estomac. Je suis beaucoup plus vieux que vous, je ne digère point, je deviens sourd, et voilà les neiges du mont Jura qui me rendent aveugle cela est à peu près abominable.

Je ne puis ni rester à Ferney ni le quitter. Je me suis avisé d’y fonder une colonie, et d’y établir deux belles manufactures de montres. J’en forme actuellement une troisième d’étoffes de soie. C’est dans le fort de ces établissements que M. l’abbé Terray m’a pris deux cent mille francs que j’avais mis en dépôt chez M. de La Borde ; et l’irruption faite sur ces deux cent mille francs me cause une perte de trois cent mille. Cela est embarrassant pour un barbouilleur de papier tel que j’ai l’honneur de l’être ; cependant je ne me tuerai point : la philosophie est bonne à quelque chose, elle console.

Je n’ai, Dieu merci, aucun intérêt dans mes fondations ; j’ai tout fait par pure vanité. On dit que Dieu a créé le monde pour sa gloire ; il faut l’imiter autant qu’on peut. Je ne sais pas à qui il voulait plaire ; pour moi, je voulais plaire à votre grand’maman et à monsieur son mari ; ils m’accablent de bontés, ils viennent encore de faire un de mes neveux brigadier. Je ne songe qu’à mourir leur vassal dans leur fondation de Versoy. Je leur suis attaché à la fureur : car mes passions sont toujours vives, et l’esprit est aussi prompt chez moi que la chair est faible, comme dit cet étrange Paul[2] que vous ne lisez point, et que je lis pour mon plaisir.

Vous devez être informée, madame, de la santé du mari de votre grand’maman. Vous me mandâtes, il y a quelque temps, que cela allait à merveille, malgré les insomnies qu’on tâchait de lui donner. Mandez-moi donc la confirmation de ces bonnes nouvelles.

Tout le monde me paraît malade. Il y a des compagnies entières qui ont le scorbut, des factions qui ont la fièvre chaude, des gens qui sont en langueur ; c’est un hôpital.

Je ne sais s’il vous paraîtra aussi plaisant qu’à moi que M. Seguier soit parti de mon ermitage le même jour que M. d’Alembert y arriva.

Les philosophes ne sont pas bien en cour ; le Système de la Nature est comme le système de Lass : il fait tort au monde ; celui qui l’a réfuté[3], bien ou mal, a fait fort sagement. À quoi servirait l’athéisme ? Certainement, il ne rendra pas les hommes meilleurs.

Adieu, madame ; quelque chose que vous pensiez, de quelque chose que vous soyez dégoûtée, quelque vie que vous meniez, l’ermite de Ferney vous sera tendrement attaché jusqu’au moment où il ira savoir qui a raison de Platon ou de Spinosa, de saint Paul ou d’Épictète, de Confucius ou du Journal chrétien. Pour Catherine II et Moustapha, c’est assurément Catherine qui a raison.

  1. Voyez tome VIII, page 536.
  2. Ce n’est pas dans Paul, mais dans Matthieu, xxvi, 41, et dans Marc, xiv, 38, qu’on lit « Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma. »
  3. Voltaire lui-même, dans sa brochure dont il est parlé page 153.