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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8098

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 265-266).
8098. — À FRÉDÉRIC-GUILLAUME[1].
À Ferney, le 28 novembre.

Monseigneur, la famille royale de Prusse a grande raison de ne pas vouloir que son âme soit anéantie. Elle a plus de droit que personne à l’immortalité.

Il est vrai qu’on ne sait pas trop bien ce que c’est qu’une âme ; on n’en a jamais vu. Tout ce que nous savons, c’est que le Maître éternel de la nature nous a donné la faculté de penser et de connaître la vertu. Il n’est pas démontré que cette faculté vive après notre mort ; mais le contraire n’est pas démontré davantage. Il se peut, sans doute, que Dieu ait accordé la pensée à une monade, qu’il fera penser après nous ; rien n’est plus contradictoire dans cette idée.

Au milieu de tous les doutes qu’on tourne depuis quatre mille ans en quatre mille manières, le plus sûr est de ne jamais rien faire contre sa conscience. Avec ce secret, on jouit de la vie, et on ne craint rien à la mort.

Il n’y a que des charlatans qui soient certains. Nous ne savons rien des premiers principes. Il est bien extravagant de définir Dieu, les anges, les esprits, et de savoir précisément pourquoi Dieu a formé le monde, quand on ne sait pas pourquoi on remue son bras à sa volonté.

Le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule.

Ce qui révolte le plus dans le Système de la Nature (après la façon de faire des anguilles avec de la farine), c’est l’audace avec laquelle il décide qu’il n’y a point de Dieu, sans avoir seulement tenté d’en prouver l’impossibilité. Il y a quelque éloquence dans ce livre : mais beaucoup plus de déclamation, et nulle preuve. L’ouvrage est pernicieux pour les princes et pour les peuples :


Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer[2]

Mais toute la nature nous crie qu’il existe ; qu’il y a une intelligence suprême, un pouvoir immense, un ordre admirable, et tout nous instruit de notre dépendance.

Dans notre ignorance profonde faisons de notre mieux ; voilà ce que je pense, et ce que j’ai toujours pensé, parmi toutes les misères et toutes les sottises attachées à soixante-dix-sept ans de vie.

Votre Altesse royale a devant elle la plus belle carrière. Je lui souhaite et j’ose lui prédire un bonheur digne d’elle et de ses sentiments. Je vous ai vu enfant, monseigneur ; je vins dans votre chambre quand vous aviez la petite vérole : je tremblais pour votre vie. Monseigneur votre père m’honorait de ses bontés ; vous daignez me combler de la même grâce, c’est l’honneur de ma vieillesse, et la consolation des maux sous lesquels elle est prête à succomber. Je suis avec un profond respect, monseigneur, de Votre Altesse royale, etc.

  1. Réponse à la lettre 8081.
  2. Vers 22 de l’Épître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs.