Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8106

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 269-270).
8106. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 4 décembre[1].

Je vous suis obligé des beaux vers joints à votre lettre[2]. J’ai lu le poëme[3] de notre confrère le Chinois, qui n’est pas dans ce qu’on appelle le goût européen, mais qui peut plaire à Pékin.

Un vaisseau revenu depuis peu de la Chine à Emden a apporté une lettre en vers de cet empereur[4] ; et comme on sait que j’aime la poésie, on me l’a envoyée. La grande difficulté a été de la faire traduire ; mais nous avons heureusement été secondés par le fameux professeur Arnulphius Enserius Quadrazius. Il ne s’est pas contenté de la mettre en prose, parce qu’il est d’opinion que les vers ne doivent être traduits qu’en vers. Vous verrez vous-même cette pièce, et vous pourrez la placer dans votre bibliothèque chinoise. Quoique notre grave professeur s’excuse sur la difficulté de la traduction, il ne compte pour rien quelques solécismes qui lui sont échappés, quelques mauvaises rimes qu’on ne doit point envisager comme défectueuses lorsqu’on traduit l’ouvrage d’un empereur.

Vous verrez ce que l’on pense en Chine des succès des Russes et de leurs victoires. Cependant je puis vous assurer que nos nouvelles de Constantinople ne font aucune mention de votre prétendu soudan d’Égypte[5] ; et je prends ce qu’on en débite pour un conte ajusté et mis en roman par le gazetier. Vous qui avez de tout temps déclamé contre la guerre, voudriez-vous perpétuer celle-ci ? Ne savez-vous pas que ce Moustapha avec sa pipe est allié des Welches et de Choiseul, qui a fait partir en hâte un détachement d’officiers de génie et d’artillerie pour fortifier les Dardanelles ? Ne savez-vous pas que, s’il n’y avait un Grand Turc, le temple de Jérusalem serait rebâti ; qu’il n’y aurait plus de sérail, plus de mamamouchi, plus d’ablutions, et que de certaines puissances voisines de Belgrade s’intéressent vivement à l’Alcoran ? et qu’enfin, quelque brillante que soit la guerre, la paix lui est toujours préférable ?

Je salue l’original de certaine statue, et le recommande à Apollon, dieu de la santé, ainsi qu’à Minerve, pour veiller à sa conservation.

Fédéric.

  1. Le 5 décembre 1770. (Œuvres posthumes.)
  2. L’Épître au roi de la Chine (voyez tome X, page 412), était jointe à la lettre 8087.
  3. Éloge de la ville de Moukden, tome XXIX, page 451 ; et ci-dessus, page 154.
  4. Vers de l’empereur de la Chine sur son poëme de la ville de Moukden, dans les Œuvres posthumes de Frédéric II. Beuchot a de la peine à croire que ce soit de ces Vers que Voltaire veut parler dans le second alinéa de la lettre 8137.
  5. Allusion à Ali-bey, chef des mameluks, fort redouté alors en Égypte, et peu après allié avec les Russes contre la Porte.