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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8205

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 352-353).
8205. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
À Ferney, 11 février.

Vous prétendez donc, madame, être fort orgueilleuse ? il y a bien des personnes qui en effet le seraient, si elles étaient à votre place. Je m’imagine que vous mettez votre orgueil à être bien douce, bien égale, bien préparée à tout : c’est un fort bon vice que cet orgueil-là. Il n’y a point de vertu cardinale et théologale qui approche de ce péché mortel. Pour moi, je suis obligé de mettre mon petit orgueil à souffrir l’aveuglement presque total où je suis réduit dans une enceinte de quatre-vingts lieues de neiges, la goutte, et tous ses accompagnements, et tout ce que la vieillesse traîne après elle. Ainsi quand, dans mes premiers transports, je disais que je me ferais porter en brancard, du mont Caucase où je demeure, sur les bords de l’Oronte, chez le grand Barmécide, comme homme à lui appartenant, c’était supposer que je fusse encore en vie, et que j’eusse un firman par écrit. Madame sait ce que c’est qu’un firman en arabe et en turc. Je suis, madame, un mort fort orgueilleux, mais non pas indiscret.

Je ne sais si le bienfaisant Barmécide trouvera bon que le jour même qu’on sut au mont Caucase la nouvelle de son voyage à la campagne, les commis des douanes du calife aient fouillé dans les poches de mes nouveaux colons, et leur aient pris tout ce qu’ils portaient pour moi, j’ai trouvé ce trait abominable. Il n’y a plus de générosité musulmane sur la terre ; Allah nous a punis nous éprouvons la famine en attendant la peste ; car, pour la guerre, le bienfaisant Barmécide nous en a préservés immédiatement avant que d’aller à sa belle campagne sur l’Oronte.

Je m’imagine à présent que vous placez ce bel orgueil, dont vous me parlez, à mettre de l’ordre dans vos affaires, après que le vizir s’est amusé pendant douze ans à régler celles de l’Europe. C’était ainsi qu’en usait Scipion à Linterne. Je ne crois pas que Linterne valût Chanteloup, ni que Scipion eût fait d’aussi grandes dépenses, ni qu’il eût été aussi généreux, ni que Mme Scipion valût Mme Barmécide.

Il aimait un peu les vers de Térence ; il avait raison, car Térence écrivait très-purement dans sa langue, et il n’employait jamais que le mot propre. Comme je n’ai pas le même talent, je n’ose vous envoyer une Épître au roi de Danemark[1] sur la liberté qu’il a donnée, dans ses États, d’écrire et d’imprimer tout ce qu’on voudrait. Il est ridicule que je fasse des vers arabes à mon âge aussi vous voyez que je ne les montre qu’en tremblant.

Je me mets en prose à vos pieds, madame, tout imperceptibles qu’ils sont. Je présente mon respectueux et inviolable attachement au généreux Barmécide, ainsi qu’à madame la duchesse de la grande montagne. Au reste, les échos du mont Caucase se joignent à tous les autres échos.


Partout également on vous chante, on vous loue ;
On vous voit partout du même œil ;
Vous êtes adorée, et tout le monde avoue
Que vous avez raison d’avoir beaucoup d’orgueil.

  1. Tome X, page 421.