Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8272

La bibliothèque libre.
8272. — À CATHERINE II,
À Ferney, 30 avril.

Madame, j’envoie à Votre Majesté impériale, selon ses ordres, l’Épître au roi de Danemark[1]. Il me paraît qu’elle ne vaut pas celle que j’ai adressée à l’héroïne du Nord. Il semble que j’aie proportionné mon peu de force à la grandeur du sujet. Car, bien que le roi de Danemark fasse aussi le bonheur de ses peuples, bien qu’il ait tiré des coups de canon contre les pirates d’Alger, il n’a point humilié l’orgueil ottoman, il n’a point triomphé de Moustapha ; il n’a pas encore joint le goût des lettres à la gloire des conquêtes.

À l’égard des Welches, qui sont à l’occident de l’Allemagne, et vis-à-vis l’Angleterre, ils ne font actuellement nulle conquête depuis qu’ils ont perdu la fertile contrée du Canada ; ils font toujours beaucoup de livres, sans qu’il y en ait un seul de bon, ils ont de mauvaise musique, et point d’argent. Les parlements du royaume, qui se croyaient le parlement d’Angleterre, à cause de l’équivoque du nom, bataillent contre le gouvernement à coups de brochures ; les théâtres retentissent de mauvaises pièces qu’on applaudit ; et tout cela compose le premier peuple de l’univers, la première cour de l’univers, les premiers singes de l’univers. Ils ont une guerre civile par écrit, qui ne ressemble pas mal à la guerre civile des rats et des grenouilles.

Je ne sais si le chevalier de Tott[2] sera le premier canonnier de l’univers ; mais je me flatte que le trône ottoman, pour lequel j’ai très-peu d’inclination, ne sera pas le premier trône.

J’entends dire dans mes déserts que l’ouverture de la campagne est déjà signalée par une de vos victoires. Je supplie Votre Majesté impériale de daigner m’instruire si je dois commander ma litière cette année ou l’année prochaine, pour m’aller promener sur le Bosphore.

Ma colonie travaille en attendant, et profite des bontés de Votre Majesté ; elle compte faire partir dans huit jours trois ou quatre petites caisses de montres, depuis la valeur d’environ huit louis jusqu’à celle de quatre-vingts. Il y en a en diamants, avec votre portrait peint par un excellent peintre ; toutes les montres sont bonnes et bien réglées. On a travaillé avec le zèle qu’on doit avoir quand il faut vous servir ; tous les prix sont d’un grand tiers meilleur marché qu’en Angleterre, et cependant rien n’est épargné.

Nous souhaitons tous bien ardemment, dans mon canton, que toutes les heures de ces montres vous soient favorables, et que Moustapha passe toujours de mauvais quarts d’heure.

Que l’héroïne du Nord daigne toujours agréer le profond respect et la reconnaissance du vieux malade du mont Jura.

  1. Voyez tome X, page 421.
  2. Il était au service de la Turquie.