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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8288

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 433-435).
8288. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
20 mai.

Si mon héros ne peut deviner comment cette pétaudière se terminera, il n’y a pas d’apparence qu’un vieil aveugle entrevoie ce que le vice-roi d’Aquitaine ne voit point. Je juge seulement, à vue de pays, que notre nation a été toujours légère, quelquefois très-cruelle ; qu’elle n’a jamais su se gouverner par elle-même, et qu’elle n’est pas trop digne d’être libre. J’ajouterai encore que j’aimerais mieux, malgré mon goût extrême pour la liberté, vivre sous la patte d’un lion que d’être continuellement exposé aux dents d’un millier de rats mes confrères.

On m’envoie une seconde édition beaucoup plus ample de la brochure des Peuples aux parlements[1]. Monseigneur voudra bien que je lui en fasse part. Elle produit quelque effet dans la province ; ce n’est pas une raison pour qu’elle réussisse à Paris : cependant tous les faits en sont vrais.

Je sais très-bon gré à l’auteur d’avoir donné hardiment tant d’éloges à M. le duc de Choiseul ; il a les plus grandes obligations à ce ministre.

M. le duc de Choiseul a favorisé sa colonie, a fait donner des priviléges étonnants à sa petite terre ; il lui a accordé sur-le-champ toutes les grâces que ce solitaire lui a demandées pour les autres : places, argent, privilèges, rien ne lui a coûté ; et la dernière grâce qu’il a signée a été une patente de brigadier pour un des neveux[2] du solitaire. Il serait donc le plus ingrat et le plus indigne de tous les hommes, s’il n’avait pas une reconnaissance proportionnée à tant de bienfaits. Malheur à celui qui le condamnerait d’avoir rempli son devoir ! Ce ne sera pas certainement mon héros qui conseillera l’ingratitude. Un brave chevalier peut être d’un parti différent d’un autre brave chevalier ; mais tous deux doivent se rendre justice. Je me trouve comme Atticus entre César et Pompée. Le solitaire n’a écouté que son cœur : il est intimement persuadé que l’ancien parlement de Paris avait autant de tort que du temps de la Fronde ; il ne peut d’ailleurs aimer ni les meurtres des Calas, ni ceux du pauvre Lally, ni ceux du chevalier de La Barre. Les jurisconsultes de l’Europe, et surtout le célèbre marquis Beccaria, n’ont jamais qualifié ces jugements que d’assassinats.

Le solitaire a dans le nouveau parlement un neveu, doyen des conseillers-clercs[3], qui pense entièrement comme lui.

Le solitaire se flatte que monsieur le chancelier, qui jusqu’à présent a très-approuvé ses sentiments et sa conduite, trouvera très-bon qu’en rendant gloire à la vérité il rende aussi ce qu’il doit à M. le duc de Choiseul.

Le solitaire regarde les nouveaux établissements faits par monsieur le chancelier comme le plus grand service qu’on pouvait rendre à la France. Il n’a été que trop témoin des malheurs attachés au trop d’étendue qu’avait le ressort du parlement de Paris[4]. Il trouve que les princes et les pairs auront bien plus d’influence sur le nouveau parlement, qui sera moins nombreux. Il croit que tous les seigneurs hauts-justiciers doivent rendre grâce à monsieur le chancelier des droits qu’il leur donne. Il pense que le chef de la justice est presque le seul qui ait eu une éloquence absolument opposée au pédantisme, et il est rempli d’estime pour lui, sans rien savoir et sans vouloir rien savoir des intérêts particuliers qui ont pu diviser la cour.

Le solitaire supplie même monseigneur le maréchal de Richelieu de vouloir bien, dans l’occasion, faire valoir auprès de monsieur le chancelier la naïveté, le désintéressement qu’on expose dans cette lettre, et dont on ne peut pas douter. Monsieur le chancelier a eu la bonté de lui écrire.

Il arrive quelquefois, dans de pareilles occasions, qu’on déplaît aux deux partis ; mais, à la longue, la franchise et la pureté des sentiments réussissent toujours.

J’ose penser aussi qu’à la longue le nouveau système réussira, parce que c’est le bien de la France.

Ce qui alarme le plus les provinces, c’est la crainte des nouveaux impôts, c’est la douleur de voir qu’après neuf ans de paix les finances du royaume soient dans un état si déplorable, tandis qu’une trentaine de financiers, qui ont fait des fortunes immenses, insultent par leur faste à la misère publique.

J’ai dit à mon héros tout ce que j’avais sur le cœur ; j’ajoute très-sérieusement que mon plus grand chagrin est de mourir sans avoir la consolation de lui faire encore une fois ma cour ; mais les circonstances présentes ne me le permettent pas, et mon triste état me prive absolument de ce que j’ambitionnais le plus.

Je suis très-aise que vous ayez rendu vos bonnes grâces à un homme[5] qui était en effet très-affligé de les avoir perdues, et qui sentait toutes les obligations qu’il vous avait. J’ai été quelquefois fâché contre lui d’avoir mis dans mes pièces des vers que je ne voudrais pas avoir faits ; mais dans l’amitié il faut se pardonner ces petits griefs. Ce serait un grand malheur de se brouiller avec ses amis pour des vers ou pour de la prose.

Voilà trop de prose ; je vous en demande bien pardon. Agréez mon très-tendre respect, et tous les sentiments qui m’attachent inviolablement à vous tant que je respirerai.

  1. Tome XXVIII, page 413.
  2. Marchand de La Houlière ; voyez tome XXXVI, pages 212 et 223.
  3. Mignot ; voyez tome XXVIII, page 494.
  4. Le ressort du parlement de Paris s’étendait d’Aurillac à Boulogne et de la Rochelle à Mézières.
  5. Le comte d’Argental.