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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8320

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8320. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
(Juin 1771.)

Monsieur, après une bataille aussi signalée que celle de Tchesmé, la première victoire navale que la flotte de l’empire de Russie ait gagnée depuis neuf cents ans, il parut bien naturel de rendre au fondateur de cette marine, dans la ville qu’il avait bâtie, un hommage de la reconnaissance publique. Le lendemain donc du Te Deum chanté dans l’église où cet empereur est inhumé, on a célébré en grande cérémonie, selon le rite de la vraie Église catholique grecque, un service pour le repos de son âme. Mais avant qu’il commençât, l’évêque de Twer prononça le sermon que la princesse Daschkof vous a donné, à l’honneur de l’âme et du génie de Pierre Ier. Il n’y eut personne qui ne donnât ce jour-là des marques de sensibilité et de reconnaissance pour la mémoire de ce grand homme. Et nous sortîmes tous de l’église très-contents les uns des autres. J’ai regretté seulement que l’étendard de l’empire ottoman, que les nôtres avaient arraché de dessus le vaisseau amiral turc, ait volé en l’air avec notre navire l’Eustache, ce qui m’a privé du plaisir de l’étendre de mes mains ce jour-là au pied de la tombe de Pierre le Grand.

Je ne connais les ouvrages du sieur Lasalle que par ce que vous venez de m’en dire. Si mon portrait, qui est dans votre salon, me ressemble, il doit vous exprimer ma sensibilité pour l’amitié que vous voulez bien me marquer. Votre conversation de quatre heures avec la princesse Daschkof sur mon sujet m’en est une nouvelle preuve. Le sermon prêché à Sainte-Toleranski, que vous m’avez envoyé, est admirable ; il n’y a rien de comparable à vos écrits et à la gaieté qui y règne. Ces sermons-là n’ennuient pas.

Vous trouvez donc mes ennemis bien sots ; cependant une grande partie de l’Europe a beaucoup de peine à se persuader que Moustapha et les prétendus confédérés, ses amis, soient aussi dépourvus de sens commun qu’ils le sont en effet. J’espère que la postérité, dégagée de passions, me fera justice de ces gens-là, et vos écrits n’y contribueront pas peu. La cour de Vienne et le roi de Prusse par leurs bons offices ont porté les Turcs, après avoir été bien battus, à mettre le sieur Obreskoff en liberté, ce qui achemine la paix, qui cependant n’aura pas lieu, à ce qu’il paraît, avant que cette campagne soit terminée.

Lorsque je répondais à votre lettre du 15 mai, j’ai reçu celle du 25 mai où vous me parlez de M. Polianski, que je fais voyager. C’est un jeune officier qui s’est distingué par son intégrité en Sibérie, où il a réparti dans deux cercles, par ordre du gouverneur, une capitation unique, au lieu des vexations qui se commettaient anciennement, au grand contentement de tous les payants, dont le nombre passait les quatorze mille âmes. Le gouverneur me l’ayant fortement recommandé, et trouvant en lui, joint à ses autres qualités, un grand désir de s’instruire, je l’ai envoyé dans les pays étrangers ; compatriote d’Attila, mais dans l’impossibilité de l’imiter, je lui souhaite au moins une princesse Honoria pareille à celle que vous citez, sœur ou fille de quelque souverain bien sot, n’importe, pourvu qu’elle ait une bonne dot, car M. Polianski n’est pas riche ; ne pourriez-vous point lui en procurer une ?

L’envoyé d’Espagne m’a dit hier, en me notifiant le décès d’un infant mort de la petite vérole, que le roi d’Espagne avait déclaré que se ferait inoculer qui voudrait, mais que jamais il ne le permettrait à sa famille, quoique l’impératrice-reine lui en eût donné l’exemple. Ne trouvez-vous pas extraordinaire qu’un roi, de gaieté de cœur, livre toute sa famille à la mort ? Sa Majesté catholique se fait, je pense, saigner par précaution ; eh bien, s’il raisonne conséquemment, pourquoi ne pas préserver sa famille de la plus horrible des maladies par un moyen aisé, et qui en vérité est moins douloureux qu’une saignée ? Je suis persuadée que le grand inquisiteur se ferait inoculer aussi pour plaire au roi d’Espagne, qui l’en récompenserait par quelque grosse abbaye, ce qui vaut bien quelque grain de petite vérole.

Je n’ai rien à redire aux arguments présents de messieurs les Welches, parce que je trouve que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je vous prie de me continuer votre souvenir, et d’être assuré des sentiments que j’ai pour vous.

C’est aujourd’hui que l’armée commandée par le général prince Dolgorouki se présente devant Pérécop ; vous lui souhaitez bonheur, n’est-ce pas ?

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 121. — Cette lettre figure ici pour la première fois dans les Œuvres de Voltaire.