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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8322

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8322. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 6 juillet.

Républiques, grands potentats,
Qui craignîtes que Catherine
N’achevât bientôt la ruine

Du plus pesant des Moustaphas ;
Vous, qui du moins ne voulez pas
Seconder son ardeur divine,
Je n’irai point dans vos États ;
Je ne veux voir que les climats
Honorés par mon héroïne.


Votre Majesté impériale doit être bien persuadée que mon projet est de passer l’été à Pétersbourg, avant d’aller jouir des douceurs de l’hiver à Taganrog. Elle daigne me dire, dans sa lettre du 23 mai, que je pourrais avoir bien froid pendant huit mois ; mais, madame, avez-vous comme nous cent vingt milles de montagnes de glaces éternelles, sur lesquelles un aigle et un vautour n’oseraient voler ? Voilà pourtant ce qui forme la frontière de cette belle Italie ; voilà ce que M. le comte de Schouvalow a vu, ce que tous vos voyageurs ont vu, et ce qui fait ma perspective vis-à-vis mes fenêtres. Il est vrai que l’éloignement est assez grand pour que le froid en soit diminué ; et il faut avouer qu’on mange des petis pois peut-être un peu plus tard auprès de Pétersbourg que dans nos vallées ; mais ma passion, madame, augmente tous les jours tellement que je commence à croire que votre climat est plus beau que celui de Naples.

Je me flatte que Votre Majesté doit avoir reçu actuellement les quatrième et cinquième tomes du questionneur[1].

Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui demanderais comment il a été assez follet pour aller chez ces malheureux confédérés, qui manquent de tout, et surtout de raison, plutôt que d’aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison.

Je supplie Votre Majesté de le prendre prisonnier de guerre ; il vous amusera beaucoup ; rien n’est si singulier que lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera des chansons ; il vous dessinera ; il vous peindra, non pas si bien que mes colons de Ferney vous ont peinte sur leurs montres, mais il vous barbouillera. Le voilà donc, ainsi que M. de Tott, protecteur de Moustapha et de l’Alcoran. Pour moi, madame, je suis fidèle à l’Église grecque, d’autant plus que vos belles mains tiennent en quelque façon l’encensoir, et qu’on peut vous regarder comme le patriarche de toutes les Russies.

Si Votre Majesté impériale a une correspondance suivie avec Ali-beg ou Ali-bey, j’implore votre protection auprès de lui. J’ai une petite grâce à lui demander : c’est de faire rebâtir le temple de Jérusalem, et d’y rappeler tous les juifs, qui lui payeront un gros tribut, et qui feront de lui un très-grand seigneur ; il faut qu’il ait toute la Syrie jusqu’à Alep, et que, depuis Alep jusqu’au Danube, tout le reste soit à vous, à moins que vous n’aimiez mieux faire la paix cette année, pour redevenir législatrice et donner des fêtes.

Le malheureux manifeste des confédérés n’a pas fait grande fortune en France. Tous les gens sensés conviennent que la Pologne sera toujours le plus malheureux pays de l’Europe, tant que l’anarchie y régnera. J’ai un petit démon familier qui m’a dit tout bas à l’oreille qu’en humiliant d’une main l’orgueil ottoman, vous pacifierez la Pologne de l’autre. En vérité, madame, vous voilà la première personne de l’univers, sans contredit ; je n’en excepte pas votre voisin Kien-long, tout poëte qu’il est. Comment faites-vous après cela pour n’être pas d’une fierté insupportable ? comment daignez-vous descendre à écrire à un vieux radoteur comme moi.

Vous avez la bonté de me demander à qui on a adressé les caisses de montres : à vous, madame, point d’autre adresse qu’à Sa Majesté impériale, le tout recommandé aux soins de monsieur le gouverneur de Riga et de monsieur le directeur général de vos postes.

Je réitère à Votre Majesté que je suis très-indigné contre mes colons, qui ont abusé de vos bontés, malgré mes déclarations expresses ; et je la supplie encore une fois très-instamment de les faire attendre tant qu’il lui conviendra, et de ne se point gêner pour eux.

Il est vrai que cette colonie se perfectionne tous les jours ; votre nom seul lui porte bonheur. Ces artistes viennent de faire des montres d’un travail admirable. Vous y êtes gravée en or, ce sont des ouvrages parfaits ; ils sont destinés, je crois, pour l’Allemagne.

Je ne m’attendais pas que mon village, caché au pied des Alpes, et qui ne contenait qu’environ quarante misérables quand j’y arrivai, travaillerait un jour pour le vaste empire de Russie et pour celle qui fait la gloire de cet empire.

Je me mets à vos pieds, et je me sens tout glorieux d’exister encore dans le beau siècle que vous avez fait naître.

Que Votre Majesté impériale agrée plus que le profond respect du très-vieux et très-passionné Welche du mont Jura.

  1. Les tomes IV et V des Questions sur l’Encyclopédie, envoyés le 6 mai ; voyez lettre 8277.