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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8342

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 487-488).

8342. — À CATHERINE II,
impératrice de russie
À Ferney, 30 juillet.

Madame, est-il vrai que vous avez pris toute la Crimée ? Votre Majesté impériale daignait me mander, par sa lettre du 10 juin, que M. le prince Dolgorouki était devant Pérécop ou Précop. La déesse aux cents bouches, qui arrive tous les jours du nord au midi, et qui depuis longtemps n’apporte que des sottises du midi au nord, débite que la Crimée entière est sous votre puissance, et qu’elle ne s’est pas fait beaucoup prier.

C’est du moins une consolation d’avoir le royaume de Thoas, où la belle Iphigénie fut si longtemps religieuse, et où son frère Oreste vint voler une statue au lieu de se faire exorciser.

Mais si, après avoir pris cette Chersonèse taurique, vous accordez la paix à Moustapha, que deviendra ma pauvre Grèce ? que deviendra ce beau pays de Démosthène et de Sophocle ? J’abandonne volontiers Jérusalem aux musulmans ; ces barbares sont faits pour le pays d’Ezéchiel, d’Élie, et de Caïphe. Mais je serai toujours douloureusement affligé de voir le théâtre d’Athènes changé en potagers ; et le Lycée en écuries. Je m’intéressais fort au sultan Ali-bey ; je me faisais un plaisir de le voir négocier avec vous du haut d’une pyramide : faudra-t-il que je renonce à toutes mes belles illusions ? Il est bien dur pour moi que vous n’ayez conquis que la Moldavie, la Valachie, la Bessarabie, la Scythie, le pays des Amazones, et celui de Médée : cela fait environ quatre cents lieues ; ces bagatelles-là ne me suffisent pas.

Je comptais bien que vous feriez rebâtir Troie, et que Votre Majesté impériale se promènerait en bateau sur les bords du Scamandre. Je vois qu’il faut que je modère mes désirs, puisque vous modérez les vôtres.

Je suis devenu aveugle, mais j’entends toujours la trompette qui m’annonce vos victoires, et je me dis : Si tu ne peux jouir du bonheur de la voir, tu auras au moins celui d’entendre parler d’elle tous les moments de ta vie.

Si Votre Majesté impériale garde la Chersonèse, comme je le crois, elle ajoutera un nouveau chapitre a son code, en faveur des musulmans qui habitent cette contrée. Son église grecque, la seule catholique et la seule véritable sans doute, n’y fera pas beaucoup de conversions ; mais elle pourra y établir un grand commerce. Il y en avait un autrefois entre cette Scythie et la Grèce. Apollon même fit présent au Tartare Abaris d’une flèche qui le portait d’un bout du monde à l’autre, à la manière de nos sorciers. Si j’avais cette flèche, je serais aujourd’hui à Pétersbourg, au lieu de présenter sottement, du pied des Alpes, mon profond respect et mon attachement inviolable à la souveraine d’Azof, de Caffa, et de mon cœur.

Le vieux Malade[1].

  1. Une lettre de Fanny de Beauharnais à Voltaire, de juillet 1771, est signalée dans un catalogue d’autographes. Elle avoue que les vers qu’elle lui a adressés sont bien d’elle. Elle le remercie des sentiments qu’il lui a exprimés à l’égard de Dorat. « La voix du public n’est rien en comparaison de la vôtre. » Voyez la dernière note de la lettre 8313.