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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8401

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 539-540).
8401. — À M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
9 novembre.

Vous pardonnez sans doute, mon cher militaire philosophe, au vieux malade qui paraît si négligent ; mais il sera toujours pénétré pour vous de la plus tendre amitié. Je prends la liberté d’en dire autant à Mme Dix-neufans, qui est tout aussi philosophe que vous.

Je ne vous ai point envoyé la Méprise d’Arras[1]. Premièrement le paquet serait trop gros ; en second lieu, ayant été mieux informé, j’ai su que l’avocat avait fait un roman plutôt qu’un factum, et qu’il avait joint au ridicule de sa déclamation puérile le malheur de mentir en cinq ou six endroits importants. Ce bavard m’avait induit en erreur : ainsi on est obligé de supprimer la Méprise. Le malheureux qui a été condamné à la roue était assurément très-innocent ; sa femme, condamnée à être brûlée, était plus innocente encore ; mais l’avocat n’en est qu’un plus grand sot d’avoir affaibli une si bonne cause par des faussetés, et d’avoir détruit des raisons convaincantes par des raisons pitoyables. J’ignore actuellement où cette affaire abominable en est ; je sais seulement que la malheureuse veuve de Montbailli n’a point été exécutée. Il est arrivé à cette infortunée la même chose qu’aux prétendus complices du chevalier de La Barre. Le supplice de ce jeune officier, qui serait certainement devenu un homme d’un très-grand mérite, arracha tant de larmes et excita tant d’horreur que les misérables juges d’Abbeville n’osèrent jamais achever le procès criminel de ces pauvres jeunes gens qui devaient être sacrifiés au fanatisme. Ces fatales catastrophes, qui arrivent de temps en temps, jointes aux malheurs publics, font gémir sur la nature humaine. Mais que mon militaire philosophe soit heureux avec Mme Dix-neuf ans ! il est de l’intérêt de la Providence que la vertu soit quelquefois récompensée.

On vient de réformer le parlement de Dijon ; on en fait autant à Rennes et à Grenoble. Celui de Dombes, qui n’était qu’une excroissance inutile, est supprimé. Voilà toute cette grande révolution finie plus heureusement et avec plus de tranquillité qu’on n’avait osé l’espérer. La justice rendue gratuitement, et celle des seigneurs exercée aux dépens du roi, seront une grande époque, et la plus honorable de ce siècle. Un grand mal a produit un grand bien. Il y a de quoi se consoler de tant de malheurs attachés à notre pauvre espèce.

Vous ne retournez à Paris qu’à la fin de décembre ; il faudra que vous alliez servir votre quartier : vous n’aurez guère le temps de voir M. d’Alembert ; mais, si vous le voyez, je vous prie de lui dire que je voudrais passer le reste de ma vie entre vous et lui.

Notre ermitage vous renouvelle les sincères assurances de l’amitié la plus inviolable.

  1. Tome XXVIII, page 425.