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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8501

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8501. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, ce 24 mars.

Sire, quand même MM. Formey, Prémonval, Toussaint, Mérian[1], me diraient : « C’est nous qui avons composé le Discours sur l’utilité des sciences et des arts dans un État[2], » je leur répondrais : « Messieurs, je n’en crois rien ; je trouve à chaque page la main d’un plus grand maître que vous voilà comme Trajan aurait écrit.

« Je ne sais pas si l’empereur de la Chine fait réciter quelques-uns de ses discours dans son académie, mais je le défie de faire de meilleure prose et, à l’égard de ses vers, je connais un roi du Nord qui en fait de meilleurs que lui sans se donner beaucoup de peine. Je défie Sa Majesté Kien-long, assistée de tous ses mandarins, d’être aussi gaie, aussi facile, aussi agréable que l’est le roi du Nord dont je vous parle. Sachez que son poëme sur les confédérés est infiniment supérieur au poëme de Moukden.

« Vous avez peut-être ouï dire, messieurs, que l’abbé de Chaulieu faisait de très-jolis vers après ses accès de goutte ; et moi, je vous apprends que ce roi en fait dans le temps même que la goutte le tourmente.

« Si vous me demandez quel est ce prince si extraordinaire, je vous dirai Messieurs, c’est un homme qui donne des batailles tout aussi aisément qu’un opéra ; il met à profit toutes les heures que tant d’autres rois perdent à suivre un chien qui court après un cerf[3] ; il a fait plus de livres qu’aucun des princes


contemporains n’a fait de bâtards, et il a remporté plus de victoires qu’il n’a fait de livres. Devinez maintenant si vous pouvez.

« J’ajouterai que j’ai vu ce phénomène il y a une vingtaine d’années, et que si je n’avais pas été un tant soit peu étourdi, je le verrais encore, et je figurerais dans votre académie tout comme un autre. Mon cher Isaac a fort mal fait de vous quitter, messieurs ; il a été sur le point de n’être pas enterré en terre sainte, ce qui est pour un mort la chose du monde la plus funeste, et ce qui m’arrivera incessamment ; au lieu que si j’étais resté parmi vous, je mourrais bien plus à mon aise, et beaucoup plus gaiement.

« Quand vous aurez deviné quel est le héros dont je vous entretiens, ayez la bonté de lui présenter mes très-humbles respects, et l’admiration qu’il m’a inspirée depuis l’an 1736, c’est-à-dire depuis trente-six ans tout juste or un attachement de trente-six ans n’est pas une bagatelle. Dieu m’a réservé pour être le seul qui reste de tous ceux qui avaient quitté leur patrie uniquement pour lui. Vous êtes bien heureux qu’il assiste à vos séances ; mais il y avait autrefois un autre bonheur, celui d’assister à ses soupers. Je lui souhaiterais une vie aussi longue que sa gloire, si un pareil vœu pouvait être exaucé. »

  1. Tous quatre membres de l’Académie de Berlin.
  2. Voyez lettre 8484.
  3. Frédéric ne fut jamais amateur de la chasse ; il s’est prononcé contre ce