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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8506

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8506. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 19-30 mars 1772.

J’ai reçu successivement, monsieur, vos deux lettres du 12 février et du 6 mars. Je n’y ai pas répondu, à cause d’une blessure que je me suis faite

par maladresse à la main, ce qui m’a empêchée pendant plus de trois semaines d’écrire ; à peine pouvais-je signer.

Votre dernière lettre m’a vraiment alarmée sur l’état où vous avez été ; j’espère que celle-ci vous trouvera rétabli et rajeuni. L’ode de M. Dastec[2] n’est point l’ouvrage d’un malade. Si les hommes pouvaient devenir sages, il y a longtemps que vous les auriez rendus tels. Ô que j’aime vos écrits ! il n’y a rien de mieux selon moi. Si ces fous de soi-disant confédérés étaient êtres à raison, vous les auriez persuadés depuis longtemps ; mais je sais un remède qui les guérira. J’en ai un aussi pour ces petits-maîtres sans aveu qui quittent Paris pour venir servir de maîtres d’école à des brigands. Ce dernier remède vient en Sibérie ; ils le prendront sur les lieux. Ces secrets ne sont point ceux d’un charlatan ; ils sont radicaux.

Si la guerre continue, il ne nous restera guère plus que Byzance à prendre, et, en vérité, je commence à croire que cela n’est pas impossible ; mais il faut être sage, et dire avec ceux qui le sont que la paix vaut mieux que la plus belle guerre du monde. Tout cela dépend du seigneur Moustapha. Je suis prête à l’une comme à l’autre ; et quoiqu’on vous dise que la Russie est sur les dents, n’en croyez rien ; elle n’a jamais encore touché à mille ressources que d’autres puissances ont épuisées depuis longtemps, et de trois ans elle n’a augmenté aucune charge quelconque : non pas que cela ne fut faisable, mais parce que nous avons suffisamment tout ce qu’il nous faut.

Je sais qu’on a débité à Paris que j’avais fait enrôler le huitième homme : c’est un mensonge grossier, et qui n’a pas le sens commun. Apparemment qu’il y a des gens qui aiment à se tromper ; il faut leur laisser ce plaisir, parce que tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles, selon le docteur Pangloss.

Les procédés de M. Tronchin, dont vous me parlez, vis-à-vis de moi sont les plus honnêtes du monde. Je suis comme l’impératrice Théodora[3] : j’aime les images, mais il faut qu’elles soient bien peintes. Elle baisait les siennes, c’est ce que je ne fais pas ; il pensa lui en arriver malheur. J’ai reçu la lettre de vos horlogers. Je vous envoie des noisettes, qui contiennent la semence de l’arbre qu’on appelle cèdre de Sibérie. Vous pouvez les faire planter en terre ; ils ne sont rien moins que délicats. Si vous en voulez plus que ce paquet ne contient, je vous en enverrai.

Recevez mes remerciements de toutes les amitiés que vous me témoignez, et soyez assuré de tous mes sentiments.

  1. Collection de Documents, Memoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de Russie, tome XV, page 223.
  2. Voyez une note sur la lettre 8477.
  3. Cette veuve de l’empereur Théophile, et tutrice de son jeune fils Michel III, excitée par quelques évêques, entreprit, non sans danger, mais avec succès, de renverser le parti puissant des iconoclastes qu’avait soutenu son mari, et de rétablir le culte des images. Dans la suite son abominable fils la fit renfermer, elle et ses filles, sous divers prétextes. Elle vécut presque ignorée jusqu’à la première année du règne de Basile, en 886.