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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8700

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 235-236).
8700. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 décembre.

Mon cher ange, ce que vous me mandez dans votre lettre du 27 de novembre est bien affligeant. J’ai peur que cette nouvelle n’ait contribué à la maladie de Mme d’Argental.


Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

(Hor.. lib. I, ep. ii, v. 14.)

Je tremble que le fromage[1] ne soit entièrement autrichien, et qu’il ne soit saupoudré par des jésuites ; mais aussi il me semble que ce mal peut produire un très-grand bien pour vous. Vous êtes conciliant, vous avez dû plaire, vous pourrez tout raccommoder ; tout peut tourner à votre gloire et à votre avantage. Je ne sais si je me fais illusion, et si mes conjectures sur le fromage sont vraies. Je vois les choses de trop loin. Je n’ai jamais été si fâché de n’être pas auprès de vous ; mais, pour faire ce voyage, il faut être deux.

C’est à Jean-Jacques Rousseau, à qui la France a tant d’obligations, d’honorer de sa présence votre grande ville, et d’y marier nos princes à la fille du bourreau ; c’est au sage et vertueux La Beaumelle d’y briller dans de belles places ; j’espère même que Fréron y sera noblement récompensé ; mais moi, je ne suis fait que pour la Scythie.

Que vous êtes bon, que vous êtes aimable, que je vous suis obligé d’avoir empêché Mme Taschin d’hériter de moi[2] ! car cette demoiselle, qui a tué Thieriot[3], s’appelle Taschin. Je reconnais bien là votre cœur. Ma plus grande consolation dans ce monde a toujours été d’avoir un ami tel que vous.

Je vais écrire à M. de Sartines[4] suivant vos instructions. Thieriot avait toujours espéré être lui-même l’éditeur de mes lettres et de beaucoup de mes petits ouvrages ; il sera bien attrapé.

Voici un petit mot pour ce chevalier[5] que je ne connais point du tout ; mais, puisque vous le protégez, il m’intéresse.

Je conçois que Molé aura eu de la peine à prendre son rôle de confédéré[6], et à se voir prisonnier de guerre de Lekain ; mais enfin il faut que les héros s’attendent à des revers. M. le maréchal de Richelieu m’a écrit sur cela la lettre du monde la plus plaisante. Je lui ai grande obligation de m’avoir un peu ranimé au sujet de Sophonisbe. Je crois qu’avec un peu de soin on peut en faire une pièce très-intéressante. Je crois même qu’un Africain peut avoir trouvé du poison avant de trouver un poignard, attendu qu’en Afrique il n’y a qu’à se baisser et en prendre. À peine ai-je reçu sa lettre que j’ai travaillé à cette Sophonisbe. Je suis comme Perrin Dandin[7], qui se délasse à voir d’autres procès. Les intervalles de mes maladies continuelles sont toujours occupés par la folie des vers, ou par celle de la prose.

Mme Denis a été malade tout comme moi ; elle a eu une violente dyssenterie : ce mal a été épidémique vers nos Alpes, et même beaucoup de monde en est mort. J’ai été d’abord dans de cruelles transes, mais elle est entièrement hors d’affaire. Je n’ai plus d’inquiétude que sur votre fromage, car je me flatte que l’indisposition de Mme d’Argental n’a pas de suite ; si elle en avait, je serais bien affligé.

Adieu, mon très-cher ange ; à l’ombre de vos ailes.

Le vieux V.
 
  1. Ce mot désigne le duc de Parme, dont d’Argental était le ministre plénipotentiaire près la cour de France.
  2. D’Argental ne retira pas tous les manuscrits de Voltaire que possédait Thieriot. C’est de ce dernier que proviennent la plupart et les plus curieuses des pièces qui composent le volume intitulé Pièces inédites de Voltaire, Paris, Didot aîné, 1820 ; in-8o et in-12.
  3. Nicolas Claude Thieriot, né à Paris le 1er janvier 1697, était mort dans la même ville le 23 novembre 1772. Il était correspondant littéraire du roi de Prusse.
  4. Cette lettre manque.
  5. Je ne sais quel est ce chevalier ; la lettre manque. (B.)
  6. Il devait jouer le rôle de Mérione, dans la tragédie des Lois de Minos.
  7. Dans la comédie des Plaideurs, il termine la pièce par ce vers :

    Allons nous délasser à voir d’autres procès.