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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8722

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 261-262).
8722. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
1er janvier.

Vous voilà actuellement très-bien en femmes quand aurez-vous des hommes ? J’ai en main un honnête homme, un homme d’esprit, un acteur qui est un protée[1]. Il m’a fait verser bien des larmes dans le rôle de Lusignan. Il joue également les rôles de vieillards et de jeunes gens. Belle figure, belle voix, du naturel, du sentiment ; et, si vous pouvez le défaire de l’habitude de plier son corps en deux, et de certains gestes peu nobles, vous en ferez un acteur excellent, qui sera votre ouvrage. Je l’ai annoncé à M. le maréchal de Richelieu[2], qui l’entendit un moment autrefois, et qui n’en jugea pas très-favorablement. Ce pauvre homme en fut tout rabêti. Le véritable goût, à mon gré, est de voir les beautés à travers les défauts, et de démêler ce qu’on peut faire de bien, même quand on fait mal. Je m’en rapporte à mon cher Baron.

Le tripot dont vous parlez est une république, et vous savez que les républiques sont des assemblées d’ingrats. Je sais que les rois ne sont pas moins accusés d’ingratitude ; mais ils payent du moins leur intérêt et leurs plaisirs. Les tripots sont insensibles comme les chapitres de moines.

Je n’ai point vu l’Éloge de Racine[3]; on m’en dit beaucoup de bien. Ce serait une grande consolation pour moi, et un grand encouragement pour le bon goût, que le succès de la tragédie de M. de La Harpe[4]. Je n’ai d’espérance qu’en lui. Il me semble qu’il est le seul qui puisse relever un peu notre siècle, qui dégringole.

Vivez longtemps de votre côté pour soutenir notre pauvre théâtre, et pour jouir de toutes les douceurs de la vie. Je vous souhaite beaucoup de bonnes années du fond de mon cœur.

  1. Patrat, dont Voltaire reparle dans la lettre 8769.
  2. Voltaire n’en parle pas dans ses lettres 8688, 8698, 8713, d’où l’on peut conclure qu’il manque une lettre.
  3. Éloge de Racine, avec des notes, par M. de La Harpe, 1772, in-8o.
  4. Ce ne fut qu’en 1775 que le Menzicoff de La Harpe fut joué à Fontainebleau, et non à Paris.