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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8736

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8736. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 16 janvier[1].

Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre Adam et Eve, cela réveilla son imagination, et lui donna l’idée de son poëme du Paradis perdu. Ainsi ce que j’aurai fait de mieux par mon persiflage des confédérés, c’est d’avoir donné lieu à la bonne tragédie[2] que vous allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me l’envoyer ; je suis très-sûr qu’elle ne m’ennuiera pas.

Chez vous le Temps a perdu ses ailes : Voltaire, à soixante-dix ans[3], est aussi vert qu’à trente. Le beau secret de rester jeune ! Vous le possédez seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes n’ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre Swift, étaient tombés en enfance ; le Tasse, qui pis est, devint fou ; Virgile n’atteignit pas vos années, ni Horace non plus ; pour Homère, il ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son esprit se soutint jusqu’à la fin ; mais il est certain que ni le vieux Fontenelle, ni l’éternel Sainte-Aulaire, ne faisaient pas aussi bien des vers, n’avaient pas l’imagination aussi brillante que le patriarche de Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous.

Si vous étiez jeune, je prendrais des Grimm, des La Harpe, et tout ce qu’il y a de mieux à Paris, pour m’envoyer vos ouvrages ; mais tout ce que Thieriot m’a marqué dans ses feuilles ne valait pas la peine d’être lu, à l’exception de la belle traduction des Géorgiques[4].

Voulez-vous que j’entretienne un correspondant en France pour apprendre qu’il paraît un Art de la raserie[5], dédié à Louis XV, des Essais de tactique[6] par de jeunes militaires qui ne savent pas épeler Végèce, des ouvrages sur l’agriculture dont les auteurs n’ont jamais vu de charrue, des dictionnaires comme s’il en pleuvait ; enfin un tas de mauvaises compilations, d’annales, d’abrégés, où il semble qu’on ne pense qu’au débit de papier et de l’encre, et dont le reste au demeurant ne vaut rien ?

Voilà ce qui me fait renoncer à ces feuilles où le plus grand art de l’écrivain ne peut vaincre la stérilité de la matière. En un mot, quand vous aurez des Fontenelle, des Montesquieu, des Gresset, surtout des Voltaire, je renouerai cette correspondance ; mais jusque-la je la suspendrai.

Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez[7]. Je m’informerai après lui pour savoir de ses nouvelles. Toutefois, quoi qu’il arrive, étant à mon service, il n’aura pas le triste plaisir de se venger de sa patrie. Tant de fiel n’entre point dans l’âme des philosophes[8].

Je suis occupé ici à célébrer les noces du landgrave de Hesse avec ma nièce[9]. Je jouerai un triste rôle à ces noces, celui de témoin, et voilà tout. En attendant, tout s’achemine à la paix : elle sera conclue dans peu. Alors il restera à pacifier la Pologne, à quoi l’impératrice de Russie, qui est heureuse dans toutes ses entreprises, réussira immanquablement.

Je me trouve à présent, contre ma coutume, dans le tourbillon du grand monde, ce qui m’empêche pour cette fois, mon cher Voltaire, de vous en dire davantage. Dès que je serai rendu à moi-même, je pourrai m’entretenir plus librement avec le patriarche de Ferney, auquel je souhaite santé et longue vie, car il a tout le reste. Vale.

Fédéric

  1. Le 10 janvier 1773. (Œuvres posthumes.)
  2. Les Lois de Minos : voyez lettre 8704.
  3. Il en avait soixante-dix-neuf ; voyez lettre 8747.
  4. Par l’abbé Delille.
  5. La Pogonotomie, ou l’Art d’apprendre à se raser soi-même, par J.-J. Perret, maître coutelier, avait paru en 1769, in-12.
  6. Par Guibert.
  7. Lettre 8704.
  8. Reminiscence du vers de Boileau, Lutrin, chant Ier :

    Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !

  9. Philippine-Auguste-Amélie de Brandebourg-Schwedt, née en 1745, et dont les noces furent célébrées le 10 janvier.