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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8791

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8791. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 25 mars.

Madame, permettez qu’un de vos sujets, qui demeure entre les Alpes et le mont Jura, et qui vient de ressusciter pour quelques jours, après cinquante-deux accès de fièvre, dise quelques nouvelles de l’autre monde à Votre Majesté impériale. J’ai trouvé sur les bords du Styx les Tomyris, les Sémiramis, les Penthésilée, les Élisabeth d’Angleterre : elles m’ont toutes dit qu’elles n’approchaient pas de la véritable Catherine, de cette Catherine qui attirera les regards de la postérité ; mais elles m’ont appris que vous n’étiez pas au bout de vos travaux, et qu’il fallait que vous prissiez encore la peine de bien battre mon cher Moustapha.

Le roi de Prusse me paraît croire que vos négociations sont rompues avec ce gros musulman ; mais les choses peuvent changer d’un moment à l’autre, en fait de négociations comme en fait de guerre. J’attends très-humblement de la destinée et de votre génie le débrouillement de tout ce chaos où la terre est plongée de Dantzick aux embouchures du Danube, bien persuadé que, quand la lumière succédera à ces ténèbres, il en résultera pour vous de l’avantage et de la gloire.

Si votre guerre recommence, je n’en verrai pas la fin, par la raison que je serai probablement mort avant que vous ayez gagné cinq ou six batailles contre les Turcs.

Je me suis borné, dans ma dernière lettre[1], à demander la protection de Votre Majesté impériale, pour savoir quelles précautions on prend dans votre zone illustre et glaciale pour assurer les levées des terres et des murailles contre les efforts de la glace ; je me suis restreint à la physique, les affaires politiques ne sont pas de ma compétence.

On dit que, parmi les Français, il y a des Welches qui sont grands amis de Moustapha, et qui se trémoussent pour embarrasser mon impératrice ; je ne veux point le croire ; je ne suis qu’un pauvre Suisse qui se défie de tous les bruits qui courent, et qui est incrédule comme Thomas Didyme l’apôtre. Mais je crois fermement à votre gloire, à votre magnificence, à la supériorité que vous avez acquise sur le reste du monde depuis que vous gouvernez, à votre génie noble et mâle : j’ose croire aussi à vos bontés pour moi. Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale pour le peu de temps que j’ai encore à vivre : agréez le profond respect et le sincère attachement du vieux malade de Ferney.

  1. Ce n’est pas dans la dernière, No 8770, mais dans l’avant-dernière. No 8723.