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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8801

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 337-339).
8801. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 avril.

Il s’en faut bien, mon cher ange, que je sois guéri. Les apparences sont que j’irai bientôt trouver votre ami M. de Croismare[1], qui était mon cadet.

Permettez-moi de vous citer un vers de ces pauvres Lois de Minos :


On voit périr les siens avant que de mourir.

(Acte IV, scène ii.)


Mais, à mesure qu’on est privé de ses anciens amis, on s’attache plus à ceux qui nous restent, et c’est ce que j’attends de votre cœur sensible : c’est moi qui ai plus que jamais besoin de consolation. La petite cabale qui me persécute fait débiter dans Paris deux volumes[2] d’horreurs affreuses qu’elle m’attribue, et qu’on a imprimées à la suite du Dépositaire et des Pélopides, afin de faire passer la calomnie à la faveur de la vérité. On a inséré dans ce recueil infâme le Catéchumène, qui est, comme on le sait, d’un académicien de Lyon.

Outre ces infamies scandaleuses et punissables, on a inséré dans ce recueil je ne sais quel écrit fait contre les anciens parlements, et jusqu’à des pièces relatives à l’attentat commis contre le roi de Pologne, imprimées à Varsovie, et dans lesquelles il y a beaucoup de termes que je n’entends point.

Enfin il est bien démontré aux yeux de tout homme impartial et de tout esprit raisonnable que non-seulement je n’ai pas plus de part à cette édition qu’à celle de Valade, mais qu’elle a été faite uniquement dans l’intention de me perdre, et de plonger dans le désespoir les derniers moments de ma vie. Voilà tout ce que les belles-lettres m’ont produit. Une statue ne console pas, lorsque tant d’ennemis conspirent à la couvrir de fange. Cette statue n’a servi qu’à irriter la canaille de la littérature. Cette canaille aboie, elle excite les dévots ; ces dévots cabalent ; et les honnêtes gens sont très-indifférents.

Je ne sais comment faire pour vous faire parvenir un autre recueil[3] plus honnête à la suite des Lois de Minos. Je crains pour les recueils. On me dira : Si vous avez fait celui-ci, vous pouvez bien avoir fait l’autre, dont vous vous plaignez. Heureux qui vit et qui


meurt inconnu ! qui bene latuit, bene vixit[4] : je n’ai pas eu ce bonheur.

Je n’ai point de nouvelles de M. le maréchal de Richelieu. Je lui ai pourtant dédié cette véritable édition des Lois de Minos. Elle réussit beaucoup chez l’étranger. Je ne suis toléré dans ma patrie qu’à la longue ; mais, entre les Alpes et le mont Jura, a-t-on une patrie ? un ami tel que vous en tient lieu.

Adieu. Non-seulement je vous souhaite une vieillesse plus heureuse que la mienne, mais je suis sûr que vous l’aurez ; j’en dis autant à Mme d’Argental.

  1. Jacques-René de Croismare, grand-croix de l’ordre de Saint-Louis, lieutenant général, gouverneur de l’École militaire, mort le 22 mars 1773, à soixante-quatorze ans.
  2. Les onzième et douzième parties des Nouveaux Mélanges, publiées en 1772. On trouve dans la onzième partie les Peuples aux parlements (opuscule qui est de Voltaire ; voyez tome XXVIII, page 413, quoiqu’il le désavoue dans l’alinéa suivant), une Relation de l’attentat commis contre la personne du roi de Pologne, envoyée de Varsovie, un Extrait de la réponse d’un Polonais, le Catechumène ; cette dernière pièce est de Bordes. (B.)
  3. Voyez lettre 8792.
  4. Ovide, livre III des Tristes, élégie iv, vers 25.