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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8843

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 376-377).
8843. — DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET[1]
Paris, ce 16 mai 1773.

Je vous dois bien des remerciements, mon illustre maître, d’abord pour m’avoir procuré l’avantage de connaître M. l’abbé Mignot, qui m’a témoigné toutes sortes de bontés dans un procès pour ma mère que je viens de gagner, et ensuite pour m’avoir envoyé les Lois de Minos, avec tout ce qui les accompagne. L’auteur des petites hardiesses a bien eu raison de s’élever contre le panégyrique de ce Louis, qui avait la morale d’un moine et la politique d’un tyran. C’est une chose digne de remarque, selon moi, que jamais la religion chrétienne n’ait placé dans le ciel que des rois persécuteurs, ou des princes qui déshonoraient le trône par des vertus de capucins.

La lettre de ce Clément est excellente[2]. Voilà son opprobre écrit de sa propre main. Il n’en rougira pas, mais ses protecteurs rougiront ; et si, parmi les ennemis de la philosophie, il y a quelques honnêtes gens qui la craignent, comme des yeux trop délicats craignent la lumière, ils n’oseront plus rester dans un parti qui n’a pour chefs comme pour protecteurs que des hommes chargés du mépris ou de la haine publique.

Le bruit s’est répandu, il y a quelques semaines, que M. de Lalande avait dit qu’il n’était pas absolument impossible qu’une comète vint choquer la terre. Aussitôt la frayeur s’est emparée des esprits. Les femmes de la cour et celles de la halle ont couru à confesse, et il s’est fait une grande consommation de pains azymes, ce qui est un grand bien, car les marchands de cette espèce de denrée se plaignent que ce commerce tombe tous les jours. Il n’y en a pourtant point de meilleur selon tous les principes de l’économie politique, puisqu’on ne peut nier que la matière première ne soit bien peu de chose, et que la main-d’œuvre n’en fasse tout le mérite.

Avez-vous reçu, mon cher et illustre maître, une lettre où je vous mandais que j’avais été élu secrétaire de l’Académie des sciences en survivance ? Quand on n’est pas assez heureux pour demeurer au mont Krapack, et pouvoir dire de là tout ce qu’on pense, et qu’on n’a pas reçu une voix assez forte pour se faire entendre du fond de sa retraite aux tyrans de toutes les robes, et les faire trembler au milieu de leurs esclaves, alors on peut regarder une place de cette nature comme un moyen de faire sourdement le peu de bien que l’on peut faire.

Adieu, mon cher et illustre maître ; croyez que personne n’est plus sensible à votre souvenir, ne vous aime, ne vous admire davantage du fond du cœur, et ne vous est plus inviolablement uni, non en Jésus-Christ, mais en Teucer[3], dans l’amour de la vérité, de l’humanité, et dans la haine pour leurs ridicules et atroces ennemis.

M. d’Alembert me charge de vous dire qu’il a reçu et distribué les exemplaires des Lois de Minos.

  1. Œuvres de Condorcet, tome 1 ; Paris, 1847.
  2. Quatrième Lettre à M. de Voltaire, par Clément (de Dijon). Voltaire en demande justice au chancelier Maupeou, dans une lettre du 20 décembre 1773.
  3. Personnage des Lois de Minos.