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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8862

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 392-394).
8862. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 4 juin.

En vérité, monseigneur, je ne sais si je dois pleurer ou rire de ce que vous me mandez dans votre lettre du 28 de mai ; mais, quand un comédien fait une tracasserie à M. le maréchal de Richelieu, il faut rire ; et c’est sans doute ce que vous avez fait.

J’admire seulement votre bonté de daigner m’écrire, lorsque les autres tracasseries de Bordeaux pour du pain, qui ont été, dit-on, suivies d’une sédition meurtrière, attiraient toute votre attention. Si cet orage est passé, permettez-moi de vous parler d’abord d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tous les spectacles de Fontainebleau et de Versailles : c’est du petit voyage dont vous m’aviez flatté. L’état cruel où je suis ne m’aurait certainement pas empêché d’être à vos ordres ; il n’y a que la mort qui eût pu me retenir à Ferney ; mais je vois que tout est rompu, et c’est là ce qui me fait pleurer. J’avais tout arrangé pour cette petite course ; il ne m’appartient pas d’avoir une dormeuse, mais j’avais une voiture que j’appelais une commode. Il faut s’attendre aux contre-temps jusqu’au dernier moment de sa vie.

Quant à l’article des spectacles, mon héros est engagé d’honneur à protéger mon histrionage. J’ignore quel est le goût de la cour, j’ignore l’esprit du temps présent ; mais je compterai toujours sur votre indulgence pour moi, et sur votre protection nécessaire à ma jeunesse.

Je vous ai supplié, et je vous supplie encore, d’honorer d’une place dans votre liste le roi de Suède, sous le nom de Teucer, malgré toutes les différences qui se trouvent entre ces deux personnages.

Je vous demande votre protection pour Mairet, qui est mort il y a environ six-vingts ans, et qui était protégé par votre grand-oncle : il ne tient qu’à vous de le ressusciter. Minos et Sophonishe sont deux pièces nouvelles ; toutes deux, et surtout les Lois de Minos, forment des spectacles où il y a beaucoup d’action. On dit que c’est ce qu’il faut aujourd’hui, car tout le monde a des yeux, et tout le monde n’a pas des oreilles.

Je vous réitère donc ma très-humble et très-instante prière de vouloir bien ordonner à nosseigneurs les acteurs de jouer ces deux pièces sur la fin de votre année. J’aurai le temps de les rendre moins indignes de vous, si je suis en vie.

Je quitte le cothurne pour vous parler de ma colonie. Vous qui gouvernez une grande province, vous sentez quelles peines a dû éprouver un homme obscur, sans pouvoir, sans crédit, avec une fortune assez médiocre, en établissant des manufactures qui demandaient un million d’avances pour être bien affermies. Il a fallu changer un misérable hameau en une espèce de ville florissante, bâtir des maisons, prêter de l’agent, faire venir les artistes les plus habiles, qui font les montres que les plus fameux horlogers de Paris vendent sous leur nom. Il a fallu leur procurer des correspondances dans les quatre parties du monde : je vous réponds que cela est plus difficile à faire que la tragédie des Lois de Minos, qui ne m’a pas coûté huit jours. Les plus petits objets, dans une telle entreprise, ne sont pas à négliger. Ma colonie était perdue, et expirait dans sa naissance, si M. le duc de Choiseul n’avait pas pris et payé, au nom du roi, plusieurs de nos ouvrages, et si l’impératrice de Russie n’en avait pas fait venir pour environ vingt mille écus.

Les deux montres que M. le duc de Duras voulut bien accepter pour le roi, au mariage de madame la dauphine, avaient un grand défaut. Un misérable peintre en émail, qui croyait avoir un portrait ressemblant de madame la dauphine, la peignit fort mal sur les boîtes de ces montres. Je n’ose vous proposer de les renvoyer. Si vous pouvez pousser vos bontés jusqu’à faire payer les sieurs Céret et Dufour de ces deux montres, je vous aurai beaucoup d’obligation ; ils sont les moins riches de la colonie. Daignez faire dire un mot à M. Hébert ; et un frère de Céret, qui est son correspondant à Paris, ira chercher l’argent.

Je vous demande bien pardon d’entrer dans de tels détails avec le vainqueur de Mahon et le défenseur de Gênes ; mais enfin mon héros daigne quelquefois s’amuser de bagatelles. On n’est pas toujours à la tête d’une armée ; il faut bien descendre quelquefois aux niaiseries de la vie civile.

À propos de niaiseries, souvenez-vous bien, je vous en prie, que je vous ai envoyé dans Patrat un acteur qui deviendrait en trois mois égal à Lekain en bien des choses, et très-supérieur à lui par le don de faire répandre des larmes. Je m’y connais, je suis du métier. J’ai joué Cicéron et Lusignan avec un prodigieux succès ; mais ce n’était pas le Cicéron du barbare Crébillon.

J’envoie Patrat à l’impératrice de Russie, avec un autre comédien assez bon[1], dont on n’a point voulu à Paris. Je suis fâché que le Nord l’emporte sur le Midi en tant de choses.

Quand je songe à cette lettre prolixe dont j’importune mon héros, je suis tout honteux. Cependant je le conjure de la lire tout entière, et de conserver ses bontés à son vieux courtisan, tout ennuyeux qu’il peut être.

Certainement il lui sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le respect le plus tendre.

  1. Aufresne.