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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8869

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 401-403).
8869. — À M. LE PRINCE DE GALLITZIN,
ambassadeur a la haye.
À Ferney, 19 juin.

Monsieur le prince, vous rendez un grand service à la raison en faisant réimprimer le livre de feu M. Helvétius[1]. Ce livre trouvera des contradicteurs, et même parmi les philosophes. Personne ne conviendra que tous les esprits soient également propres aux sciences, et ne diffèrent que par l’éducation. Rien n’est plus faux, rien n’est plus démontré faux par l’expérience. Les âmes sensibles seront toujours fâchées de ce qu’il dit de l’amitié, et lui-même aurait condamné ce qu’il en dit, ou l’aurait beaucoup adouci, si l’esprit systématique ne l’avait pas entraîné hors des bornes.

On souhaitera peut-être, dans cet ouvrage, plus de méthode et moins de petites historiettes, la plupart fausses ; mais il me semble que tout ce qu’il dit sur la superstition, sur les abominations de l’intolérance, sur la liberté, sur la tyrannie, sur le malheur des hommes, sera bien reçu de tout ce qui n’est pas un sot ou un fanatique. Quelque philosophe aurait pu corriger son premier livre ; mais persécuter l’auteur, comme on a fait, cela est aussi barbare qu’absurde, et digne du xive siècle. Tout ce que des fanatiques ont anathématisé dans cet homme si estimable se trouvait au fond dans le petit livre du duc de La Rochefoucauld, et même dans les premiers chapitres de Locke. On peut écrire contre un philosophe, en cherchant comme lui la vérité par des routes différentes ; mais on se déshonore, on se rend exécrable à la postérité, en le persécutant. Il s’en fallut peu que des Mélitus et des Anytus ne présentassent un gobelet de ciguë à votre ami.

Je dois encore des remerciements à Votre Excellence pour cette histoire[2] de la guerre de la sublime Catherine contre la Sublime Porte du peu sublime Moustapha. Vous savez que je m’intéresse à cette guerre presque autant qu’à la tolérance universelle, qui condamne toutes les guerres. Il faut bien quelquefois se battre contre ses voisins, mais il ne faut pas brûler ses compatriotes pour des arguments. On dit que le pape est aussi tolérant qu’un pape peut l’être ; je le souhaite pour l’amour du genre humain ; j’en souhaite autant au mufti, au shérif de la Mecque, au grand-lama et au daïri.

Je suis possesseur d’un tas de boue, grand comme la patte d’un ciron, sur ce misérable globe ; il y a chez moi des papistes, des calvinistes, des piétistes, quelques sociniens, et même un jésuite tout cela vit ensemble dans la plus grande concorde, du moins jusqu’à présent. Il en est ainsi dans votre vaste empire, sous les auspices de Catherine. On goûte depuis longtemps de ce bonheur en Angleterre, en Hollande, en Brandebourg, en Prusse, et dans plusieurs villes d’Allemagne ; pourquoi donc pas dans toute la terre ? pourquoi n’adoucirait-on pas un peu cette maxime[3] : « Que celui qui n’est pas de notre avis soit comme un commis des fermes et comme un païen ? » pourquoi jetterions-nous dans un cachot[4] le convive qui n’aurait pas mis son bel habit pour souper avec nous ? pourquoi ferait-on aujourd’hui mourir d’apoplexie un père de famille[5] et sa femme, qui, ayant donné presque tout leur bien aux jacobins, garderaient quelques florins pour dîner ? pourquoi… ? pourquoi… ? pourquoi… ? Si on me demande pourquoi je vous suis si attaché, je réponds : C’est que vous êtes tolérant, juste et bienfaisant.

Que dites-vous du barbare énergumène[6] qui a cru que j’étais l’ennemi de votre ami, et qui m’a écrit une philippique ?

Agréez, monsieur le prince, ma très-sensible et très-respectueuse reconnaissance.

  1. Voyez page 399.
  2. Le prince de Gallitzin avait fait imprimer, en y ajoutant des notes, l’Histoire de la guerre entre la Russie et la Turquie, et particulièrement de la campagne de 1759 (par le chevalier de Keralio) ; Saint-Pétersbourg (Amsterdam), 1773, in-4o et in-8o.
  3. Matthieu, XVIII, 17.
  4. Ibid., xxii, 13.
  5. Ananias ; voyez le chapitre v des Actes des apôtres.
  6. Le Roy (Ch.-G.), dans ses Réflexions sur la jalousie ; voyez tome XXVIII, page 489.