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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8959

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8959. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 24 octobre[1].

S’il m’est interdit de vous revoir à tout jamais, je n’en suis pas moins aise que la duchesse de Wurtemberg vous ait vu. Cette façon de converser par procuration ne vaut pas le facie ad faciem[2]. Des relations et des lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l’a possédé en personne.

J’applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de ma défunte sœur. J’aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres, si j’avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j’ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple[3] dédié à l’amitié ; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d’un mascaron contenant le buste des héros de l’amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J’y vais souvent me rappeler mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.

Il y a plus d’un mois que je suis de retour de mes voyages. J’ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables ; ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Varthe, Oder et l’Elbe ; rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709 ; défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De la j’ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens[4] des rigueurs de la cour de Rome, corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l’instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j’ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la haute Silésie, où il restait des terres incultes : chaque village a vingt familles. J’ai fait faire des grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées : elles étaient de bois ; elles seront de briques, et même de pierres de taille tirées des montagnes.

Je ne vous parle point des troupes : cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.

Vous sentirez qu’en faisant tout cela je n’ai pas été les bras croisés.

À propos de croisés, ni l’empereur ni moi ne nous croiserons contre le Croissant : il n’y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous espérons que la paix se fera peut-être cet hiver ; et d’ailleurs nous aimons le proverbe qui dit : Il faut vivre et laisser vivre. À peine y a-t-il dix ans que la paix dure ; il faut la conserver autant qu’on le pourra sans risque, et, ni plus ni moins, se mettre en état de n’être pas pris au dépourvu par quelque chef de brigands conducteur d’assassins à gages.

Ce système n’est ni celui de Richelieu, ni celui de Mazarin ; mais il est celui de bien des peuples, objet principal des magistrats qui les gouvernent.

Je vous souhaite cette paix accompagnée de toutes les prospérités possibles, et j’espère que le patriarche de Ferney n’oubliera pas le philosophe de Sans-Souci, qui admire et admirera son génie jusqu’à extinction de chaleur humaine. Vale.

Fédéric.

  1. Le 11 octobre 1773. (Œuvres posthumes.)
  2. Genèse, XXXII, 30.
  3. À Potsdam, en 1768.
  4. Le bref de Clément XIV, du 21 juillet 1773, ayant supprimé la société des jésuites, Frédéric leur donna asile dans ses États. Ils furent aussi conservés en Russie ; voyez tome XVI, page 425.