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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8965

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 489-491).
8965. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 1er novembre.

Eh bien, madame, je commence par les diamants brillants. Page 102, tome Ier : « Pourquoi faire de Dieu un tyran oriental ? pourquoi lui faire punir des fautes légères par des châtiments éternels ? Pourquoi mettre le nom de la Divinité en bas du portrait du diable ? »

Page 107 : « Nous sommes étonnés de l’absurdité de la religion païenne ; celle de la religion papiste étonnera bien davantage la postérité. »

Page 121 : « Pour être philosophe, dit Malebranche, il faut voir évidemment ; et, pour être fidèle, il faut croire aveuglément. Malebranche ne s’aperçoit pas que de son fidèle il en fait un sot. »

Page 321 : « Pourquoi tout moine, qui défend avec un emportement ridicule les faux miracles de son fondateur, se moque-t-il de l’existence des vampires ? c’est qu’il n’a point d’intérêt à le croire. Ôtez l’intérêt, reste la raison, et la raison n’est pas crédule. »

Je prends ces petits diamants au hasard, madame ; il y en a mille dans ce goût, dont l’éclat m’a frappé. Cela n’empêche pas que le livre ne soit très-mauvais. Je passe ma vie à chercher des pierres précieuses dans du fumier ; et, quand j’en rencontre, je les mets à part, et j’en fais mon profit : c’est par là que les mauvais livres sont quelquefois très-utiles.

J’ai lu, il n’y a pas longtemps, l’Art d’aimer, de Bernard[1]. C’est un des plus ennuyeux poëmes qu’on ait jamais faits ; cependant il y a, dans ce long poëme, une trentaine de vers admirables et dignes d’être éternels, comme le sujet du poëme le sera.

Pour faire un bon livre, il faut un temps prodigieux et la patience d’un saint ; pour dire d’excellentes choses dans un plat livre, il ne faut que laisser courir son imagination. Cette folle du logis a presque toujours de beaux éclairs : voilà pour Helvétius.

À l’égard de l’Éloge de Colbert, c’était un ouvrage qu’on ne pouvait faire qu’avec de l’arithmétique : aussi est-ce un excellent banquier[2] qui a remporté le prix. J’avoue que je ne saurais souffrir qu’un homme qui porte un habit de drap Van-Robais ou de velours de Lyon, qui a des bas de soie à ses jambes, un diamant à son doigt, et une montre à répétition dans sa poche, dise du mal de Jean-Baptiste Colbert, à qui on doit tout cela.

La mode est aujourd’hui de mépriser Colbert et Louis XIV : cette mode passera, et ces deux hommes resteront à la postérité avec Racine-et Boileau.

Après vous avoir confié mes inutiles idées sur ces objets de curiosité, je viens à l’essentiel, c’est-à dire à vous, à votre santé, à votre situation, qui m’intéressent véritablement. L’âge avance, je le sens bien, et mes quatre-vingts ans m’en avertissent rudement. Notre faculté de penser s’en ira bientôt, comme notre faculté de manger et de boire. Nous rendrons aux quatre éléments ce que nous tenons d’eux, après avoir souffert quelque temps par eux, et après avoir été agités de crainte et d’espérance pendant les deux minutes de notre vie. Vous êtes plus jeune que moi ; ainsi, selon la règle ordinaire, je dois passer avant vous.

M. de Lisle se moque de moi de dire qu’il m’a trouvé de la santé. Je n’en ai jamais eu, je ne sais ce que c’est que par ouï-dire. Je n’ai pas passé un jour de ma vie sans souffrir beaucoup. J’ai peine même à concevoir ce que c’est qu’une personne dans une santé parfaite car on ne peut jamais avoir de notion juste de ce qu’on n’a point éprouvé ; voilà pourquoi je suis très-persuadé qu’il est impossible qu’un médecin ait la moindre connaissance de la fièvre et des autres maladies, à moins qu’il n’en ait été attaqué lui-même.

Vous me citez deux beaux vers de M. de Saint-Lambert[3]. Ils vous ont fait plus d’impression que les autres, parce qu’ils vous rappellent votre état et celui de vos amis. Le grand secret des vers, c’est qu’ils puissent s’ajuster à toutes les conditions et à toutes les situations où l’on se trouve. Ces deux vers de l’abbé de Chaulieu[4] :


Bonne ou mauvaise santé
Fait notre philosophie,


resteront éternellement, parce qu’il n’y a personne qui n’en éprouve la vérité.

Ce que vous me mandez de Mme de La Vallière m’étonne et m’afflige ; mais si elle n’est que faible, il y a du remède. Le vin n’a été inventé que pour donner de la force. Je conçois que son état vous attriste ; vous n’avez point, dites-vous, de courage : cela veut dire que vous êtes sensible, car le courage de voir périr autour de soi, sans s’émouvoir, toutes les personnes avec lesquelles on a vécu, est la qualité d’un monstre ou d’un bloc de pierre de roche. Je fais grand cas de votre faiblesse ; tant qu’on est sensible, on a de la vie. Puissiez-vous, madame, avoir longtemps cette faiblesse d’âme dont vous vous plaignez ! Je mourrai sans avoir eu la consolation de m’entretenir avec vous ; c’est là ma grande douleur et ma grande faiblesse.

Mon âme (s’il y en a une) aime tendrement la vôtre ; mais à quoi cela sert-il ?

  1. Voyez la fin de la lettre 8918.
  2. Necker (Jacques), né à Genève en 1732, ministre sous Louis XVI, mort le 9 avril 1801.
  3. Voyez page 483.
  4. Voltaire a plusieurs fois cité ce passage de l’ode de Chaulieu sur sa première attaque de goutte.