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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8989

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 509-510).
8989. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
5 décembre.

Je suis bien affligé, mon cher ange, de la mort de M. de Chauvelin : voilà encore un ancien ami que vous perdez. Je n’espérais pas le revoir, car vous voyez bien que je dois mourir au pied des Alpes ; mais vous savez combien je devais lui être attaché. Qui osera désormais parler à certains soupers[2], comme vous m’apprîtes qu’il avait parlé ? Ce ne sera pas le maître des jeux[3], dont la conduite ne paraît pas compréhensible, et que je comprends pourtant très-bien et trop bien.

Vous avez dû recevoir le petit emplâtre que j’ai mis à la précipitation avec laquelle Sophonisbe convole en secondes noces. Vous me direz peut-être que cet emplâtre est un mauvais palliatif, mais je ne sais qu’y faire : il y a des maladies qu’on ne peut guérir. Quant à Teucer[4], le temps est passé où son aventure pouvait exciter la curiosité des Welches. Cependant, si cette pièce était bien jouée, elle pourrait faire quelque plaisir ; et puisqu’on l’a répétée le carême passé, on pourrait bien la jouer le carême qui vient : c’est mon droit après tout. Les comédiens sont-ils assez ingrats et assez puissants pour m’ôter mon droit ?

Vous m’avez parlé, il y a trois semaines, d’une lettre que vous m’aviez écrite, et qu’un homme, connu de Mme de Saint-Julien, devait me rendre ; je n’ai vu ni la lettre ni l’homme. Vous m’y nommiez, dites-vous, l’auteur de cette maudite édition[5], qui m’a fait tant de tort. Nommez-le-moi donc, je vous prie, et je vous promets le secret ; je vous promets même de ne point me fâcher ; je n’en ai plus la force. Si je me fâchais, ce serait contre la nature, qui vous enlève vos amis, et qui m’avertit tous les jours de les aller trouver. Je lui pardonne si elle conserve la santé à Mme d’Argental ; pour la vôtre, j’en suis sûr heureusement, et c’est mon unique consolation dans mes misères de plus d’une espèce[6].

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Ceux du roi.
  3. Richelieu.
  4. Les Lois de Minos.
  5. L’édition Valade.
  6. Cette dernière phrase est de la main de Voltaire. (A. F.)