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Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9045

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Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 559-560).
9045. — À UN ACADÉMICIEN DE SES AMIS.

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Si on ne veut point croire dans Paris que le jeune comte de Schouvalow, chambellan de l’impératrice de Russie, et président d’un bureau de la législation, soit l’auteur de l’Épître à Ninon[1], c’est apparemment par modestie, car cette épître est peut-être ce qui fait le plus d’honneur à notre nation. C’est une chose bien surprenante que, n’ayant été, je crois, que trois mois à Paris, il ait pris si bien ce que vous appelez le ton de la bonne compagnie, qu’il l’ait perfectionné, qu’il y ait ajouté l’élégance et la correction, si inconnues à quelques seigneurs français qui n’ont pas daigné apprendre l’orthographe.

M. de Schouvalow faisait déjà de très-jolis vers français quand il était chez moi, il y a quelques années[2], et nous avons eu depuis, dans des recueils, quelques pièces fugitives de lui, très-bien travaillées.

Il se trompe en disant que Chapelle


À côté de Ninon fredonnait un refrain.


Chapelle, qu’on a beaucoup trop loué, était bien loin de fredonner des chansons à côté de Ninon. Cet ivrogne, qui eut quelques saillies agréables, était son mortel ennemi, et fit contre elle des chansons assez grossières. En voici une :


Il ne faut pas qu’on s’étonne[3]
Si parfois elle raisonne
De la sublime vertu
Dont Platon fut revêtu :
Car, à bien compter son age,
Elle doit avoir… vécu
Avec ce grand personnage.


Ce n’est pas là le style de M. le comte de Schovalo. J’écris son nom comme nous le prononçons : car je ne saurais me faire aux doubles W, pour lesquels j’ai toujours eu la plus grande aversion, ainsi que pour le mot françois.

J’admire les gens qui m’attribuent cette épître : ils m’imputent de m’être donné des louanges qui sont pardonnables à l’amitié de M. de Schovalo, mais qui seraient assurément très-ridicules dans ma bouche.

J’ai lu par hasard des nouvelles à la main, no 25, dont l’auteur prétend que je me suis caché[4] sous le nom de M. de Schovalo ; il pourrait dire aussi que je me cache tous les jours sous le nom du roi de Prusse, qui fait des choses non moins étonnantes en notre langue, et sous celui de l’impératrice de Russie, qui écrit en prose comme son chambellan en vers. Les fadaises insipides dont tant de petits Welches nous inondent, croyant être de vrais Français, sont bien loin d’égaler les chefs-d’œuvre étrangers dont je vous parle ; c’est que ces petits Welches n’ont que des mots dans la tête, et que ces génies du Nord pensent solidement.

J’emploie le double W pour les Welches : il faut être barbare avec eux.

Les minces écrivains de nouvelles et d’inutilités m’imputent une Lettre d’un Ecclésiastique sur les jésuites, et je ne sais quel Taureau blanc[5]. Je vous assure que je ne me mêle point des jésuites ; je suis comme le pape, je les ai pour jamais abandonnés, excepté Père Adam, que j’ai toujours chez moi. À l’égard des taureaux blancs ou noirs, je m’en tiens à ceux que j’élève dans mes étables et avec lesquels je laboure. Il y a soixante ans que je suis un peu vexé, et je m’en console dans ma chaumière, pratiquant quid faciat lætas segetes[6]. J’ai surtout lætum animum, malgré la cabale qui croit m’affliger, et dont je me moquerai tant que j’aurai un souffle de vie, etc.

  1. Voyez lettre 8955.
  2. En 1767 ; voyez tome XLV, page 387.
  3. Voltaire a déjà cité cette épigramme dans un autre morceau sur Ninon, qui
    est de 1751 ; voyez tome XXIII, page 511.
  4. On le répète dans les Mémoires secrets, du 23 mars 9069.
  5. Voltaire avoue ces ouvrages dans la lettre 6706.
  6. Virgile, Géorgiques, I, i.