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Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9049

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Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 562-563).
9049. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
9 février.

Je me flatte, mon cher ami, que Mme de Florian n’est pas réduite à garder le lit comme moi ; il y a très-longtemps que je ne sors du mien qu’à huit heures du soir. Il faut espérer que le petit serin[1] reviendra au printemps sauter dans sa cage de Ferney, que vous avez si joliment embellie, et qu’il voltigera sur les fleurs que vous avez plantées.

Pour ma maladie, elle est incurable, puisqu’elle date de quatre-vingts ans ; c’est un mal qui m’empêche quelquefois d’être aussi exact que je le voudrais dans mes réponses. J’ai fini ma carrière, et le serin n’est qu’au milieu de la sienne. Vous avez tous deux de beaux jours à espérer, et moi, je n’ai que deux ou trois tristes nuits à supporter. Nous passons tous comme des ombres ; notre vie est comme la place d’un ministre à Versailles : aujourd’hui quelque chose, et demain rien.

Le déplacement de M. de Monteynard[2] coupe la gorge et la bourse à notre voisin Dupuits. Ce ministre l’avait employé deux années de suite sans le payer ; il a fallu qu’il empruntât pour servir, et le voilà ruiné. Quand un rocher tombe, il entraîne toujours mille petites pierrailles dans sa chute. Il ne faut compter sur rien que sur les légumes de son jardin ; encore y est-on souvent attrapé.

Si on est mécontent de la terre, les aventures de mer ne sont pas plus agréables ; et, quoi que Labat vous dise, le vaisseau l’Hercule ne rapportera que des chimères. Je vois que la résignation est la seule chose qui puisse nous consoler dans ce meilleur des mondes possibles.

Je comptais, l’année passée, que Moustapha irait passer le carnaval à Venise avec Candide[3], mais je me suis bien trompé. S’il fallait que les ministres qui ont été déplacés de mon temps allassent loger à Venise dans le même cabaret, la place Saint-Marc ne serait pas assez grande pour leur donner à souper.

J’ai reçu tout ce que vous m’avez envoyé d’Abbeville. On ne peut faire autre chose que ce qu’on a fait dans la dernière édition qui est achevée. On a rendu justice à M. Belleval, et le public ne s’en soucie guère. Tout passe, tout s’oublie, tout s’anéantit. Le déluge fit autrefois beaucoup de bruit, et actuellement on n’en parle plus que pour en rire. Vanité des vanités, et tout n’est que vanité.[4]

Regardez, je vous prie, ma tendre amitié pour vous et pour le serin comme une réalité.

  1. Mme de Florian ; voyez lettre 9018.
  2. M. de Monteynard, nommé ministre de la guerre en 1771, s’était retiré le 28 janvier 1771.
  3. Voyez tome XXI, page 205.
  4. Écclésiaste, I, i.