Correspondance inédite/Lettre aux Japonais

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 269-273).

AU JAPONAIS IZO-ABE[1]


Cher ami Izo-Abe,

C’est avec une grande joie que j’ai reçu votre lettre et votre revue avec l’article anglais ; je vous en remercie sincèrement.

Je n’avais jamais douté qu’il n’y eût au Japon des hommes intelligents, moraux, religieux, adversaires résolus du crime horrible de la guerre qui s’accomplit présentement par des peuples trompés et étourdis ; néanmoins j’ai été très heureux d’en recevoir la confirmation. Ce m’est une grande joie de savoir que j’ai au Japon des amis et des collaborateurs avec lesquels je me trouve en communion amicale.

Pour être absolument sincère avec vous, comme je désire l’être avec chaque ami que je respecte, je dois vous dire que je n’approuve pas le socialisme et qu’il m’a été pénible d’apprendre que la partie moralement supérieure de votre peuple si capable et si énergique a emprunté à l’Europe la théorie du socialisme, si spécieuse et si fausse.

Le socialisme a pour but la satisfaction du côté le plus brutal de la nature humaine, son bien-être matériel ; aussi ne peut-il jamais l’atteindre par les moyens qu’il propose.

Le vrai bien-être de l’humanité — moral et spirituel — renferme aussi le bien-être matériel. Et ce but suprême ne peut être atteint que par le perfectionnement religieux et moral de tous les individus qui forment les peuples et l’humanité.

Par religion, j’entends la foi ou la loi de Dieu, générale pour toute l’humanité, loi qui est exprimée pratiquement par le précepte d’aimer chaque homme et de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas que les autres nous fassent.

Je sais que cette voie ne paraît pas si pratique que le socialisme et autres théories, mais c’est la seule sûre. Et tous les efforts que vous déployez pour tâcher de réaliser des théories erronées et irréalisables sont perdus pour la seule œuvre efficace : atteindre le bonheur de l’humanité et celui de l’individu.

Excusez ma hardiesse dans la critique de votre doctrine et croyez en ma franche amitié pour vous.

L. Tolstoï.

Je serai toujours heureux d’avoir de vos nouvelles.




À UN AUTRE JAPONAIS

14 mars 1905.
Cher ami,

Dans mes ouvrages la Doctrine chrétienne et Ma Religion vous trouverez la réponse aux questions que vous me posez.

Il ne faut être ni chrétien, ni bouddhiste, ni confucien, ni tao-tsiste, ni musulman. Il n’existe pas d’autorité extérieure en quoi l’homme doive croire, mais chacun doit avoir sa religion, c’est-à-dire l’explication raisonnable et la définition du but de sa vie.

Cette explication raisonnable de sa vie chacun peut la trouver dans sa religion. Elle est la même dans toutes les religions. Voici en quoi elle consiste :

L’homme est le serviteur du pouvoir suprême qu’on appelle Dieu, et il doit exécuter sa volonté. La volonté de ce pouvoir est l’union de tous les hommes, laquelle peut être atteinte par l’amour ; celui qui l’accomplit ne connaît aucun mal ni dans la vie ni dans la mort.

Ces vérités se trouvent dans toutes les grandes religions : brahmanisme, bouddhisme, judaïsme, christianisme, etc…, elles n’ont besoin d’aucune autorisation pour être acceptées et professées, puisqu’elles renferment en elles l’autorité suprême qui seule puisse exister : la justification intérieure de la conscience.

Seule une pareille religion peut délivrer les hommes des maux qu’ils créent eux-mêmes. Aussi suis-je convaincu que le premier et principal devoir de l’homme est de détruire les superstitions qui déforment toute religion et de propager cette religion seule et universelle.


  1. Cette lettre a été écrite en anglais, par le comte Tolstoï, en réponse à la lettre suivante du japonais Izo-Abe.

    « Heimi Shimbun Sha »
    « Tokio, 4 septembre 1904.

    « Cher monsieur Tolstoï,

    « Je pense que vous ne serez point contrarié de ce que je vous appelle monsieur sans y joindre votre titre, mais je regarde comme un grand enfantillage de distinguer les hommes par des titres. Je vous écris pour vous dire que votre précieux article sur la guerre russo-japonaise, publié dans le Times de Londres, vient de paraître, en traduction japonaise, dans notre revue Heimin-Shimbun Sha, ce qui signifie : Le peuple ouvrier. J’ai le grand plaisir de vous adresser deux numéros de notre revue ; dans l’un d’eux vous trouverez votre article traduit en japonais ; dans l’autre, un court article en anglais, sur vous-même.

    « Nous sommes des socialistes et en même temps des adversaires de la guerre. Il nous est difficile de combattre la guerre, mais, malgré les poursuites, nous faisons tout ce que nous pouvons.

    « J’espère que vous serez longtemps en bonne santé et continuerez la lutte contre la guerre.

    « Je reste bien vôtre,

    Izo-Abe. »