Correspondance inédite/À propos du mouvement de Gouri

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 266-268).

À PROPOS DU MOUVEMENT DE GOURI


15 février 1905.
À un ami du Caucase.

… Les renseignements que m’a donné N… selon moi sont d’une très haute importance, et il faut absolument faire connaître aux hommes les graves événements qui se passent à Gouri.

Je suis persuadé que les Gouriens ignorent mon existence ; néanmoins je désire vivement leur transmettre l’expression des sentiments et des pensées que m’a suggérés leur acte extraordinaire. Si vous le pouvez et le trouvez à propos, dites-leur qu’il existe un vieillard qui depuis vingt années ne fait que penser et écrire que tous les maux des hommes viennent de ce que les hommes attendent des autres — des gouvernants — l’aide et l’amélioration de la vie ; et quand ils voient qu’ils n’obtiennent d’eux ni l’un ni l’autre, ils commencent à les blâmer et à lutter contre eux. Tandis qu’il ne faut ni attendre l’amélioration des gouvernements, ni se fâcher et lutter contre eux. Il ne faut qu’une seule chose, précisément celle que font les Gouriens, c’est-à-dire organiser sa vie de façon à ne pas avoir besoin des gouvernants. Et pour cela il faut encore une chose : croire selon sa conscience, selon Christ, en un mot selon Dieu.

Si c’est possible, dites-leur quelle grande joie a eue ce vieillard en apprenant que ce qu’il pensa et écrivit si souvent, durant de longues années, ce que les savants et ceux qui se prennent pour tels n’ont pas compris, ne comprennent pas, a été réalisé par des milliers d’hommes, d’après leur raison et leur conscience, qu’ils l’ont introduit dans leur vie et le pratiquent avec tant de conviction que leurs voisins se joignent à eux.

Dites-leur que cette œuvre est si importante et si bonne qu’il faut employer toutes ses forces (les forces morales, douceur, raison, patience) pour la mener au bout, pour devenir un exemple aux voisins et aux autres, pour servir à l’établissement du royaume de Dieu, non par la force et la ruse, mais par la raison et l’amour…

Dites-leur que je ne suis pas seul à m’en réjouir, que beaucoup et beaucoup en ont eu de la joie comme moi et sont prêts à les aider par tous les moyens en leur pouvoir, et que tous sont convaincus qu’ils n’abandonneront pas l’œuvre si belle qu’ils ont commencée, mais la poursuivront de la même façon, donnant ainsi l’exemple aux hommes…

Dites-leur que ce vieillard pense que leurs efforts principaux doivent être dirigés à croire, comme ils le disent eux-mêmes, selon Christ, selon la conscience, en accomplissant cette loi qui est la même pour les chrétiens, les musulmans et tous les hommes, cette loi qui consiste à aimer chaque homme et à ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas que les autres nous fissent. S’ils vivent ainsi, selon Dieu, ils n’ont rien à craindre de personne ; s’ils sont ainsi avec Dieu, Dieu sera avec eux et personne ne pourra leur nuire.

L. Tolstoï.