Correspondance inédite/Lettres aux Doukhobors

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 237-262).


AUX DOUKHOBORS DU CAUCASE[1]


1898.

Chers frères qui souffrez pour la doctrine du Christ.

Notre frère I. P. N. en rentrant à la maison est venu chez moi, et je voudrais vous écrire que je ne suis pas seul, mais que beaucoup, beaucoup de personnes, chez nous et à l’étranger, s’intéressent à vous et craignent pour vous.

Si Dieu le permet, nous vous enverrons, pour vous, vos enfants, vos femmes, vos vieillards, vos malades, l’aide que nous pourrons, 238 CORRESPONDANCE INÉDITE et aussi l`aide spirituelle. De beaucoup de pe1·— sonnes, d`ici et de l’étranger, nous recevons un appel pour vous, et nous vous demandons de ne pas nous laisser sans aide. Cette aide réside en ce que vous, les premiers, avez donné l`exemple de la marche dans la voie du Christ. A ceux qui sont derriere, c'est plus facile qu’a ceux qui sont devant. Vous marchez en avant, et beaucoup vous en remercient. Le Christ a dit : « On m’a chassé et on vous chassera ». C’est ce qui a lieu. C’est très triste pou1· les enfants et pour les vieillards, mais on plaint encore plus les persécuteurs. Ils ignorent, I pour le moment, que ce n’est pas vous qu'ils chassent, mais le Christ, celui même qui est venu les sauve1·. Ils voient leur péché, mais ils en sont tellement enveloppes qu`ils ne peuvent s’en débarrasser; ils- accomplissent leur mau- vaise action. Que Dieu les aide à se recon- naître et à se joindre à nous! I. P. m'a raconté comment vos frères, qui souffrent pour avoir refusé de participer aux œuvres de Satan, ai l'assassinat, ont agi envers ceux qui n`ont pu supporter les persécutions, LETTRE AUX DOUKHOBOBS DU CAUCASE 239 et qui ont consenti à servir. Si ceux qui souf- frent personnellement pour l’oeuvre du Christ ont demandé pardon a ceux qui n`ont pu sup- porter la persécution, pour les souffrances _ qu'ils ont endurées en suivant l’exemple et la propagande des frères, que ferai——je, moi, qui n’ai pas eu Vhonneur de souffrir pour l'œuvre du Christ? Comment implorer le pardon de tous ceux que mes paroles et mes écrits ont con- duits aux souffrances? Celui qui souffre pour l’œuvre du Christ, non par l’inspiration des hommes, mais parce qu'il ne peut agir autre- ment devant Dieu, n’a pas besoin des consola- tions et des récompenses humaines; mais a celui qui agit non pour Dieu, mais pour la gloire humaine, c`est pénible, et il faut le plaindre, le soutenir et lui demander pardon s`il souffre à cause de nous. C’est pourquoi, mes frères, ne persistez pas dans votre refus du service d'État‘, si vous faites cela seulement pour qu’0n ne vous accuse pas de faiblesse. Si vous pouvez faire ce qu’on demande de vous, faites—le, et délivrez ainsi des souffrances vos faibles femmes, vos enfants, 240 COl\IiESPONDAl\lCE INÉDITE vos malades, vos vieillards. Si l`esprit du Christ, qui ne permet pas à l'homme d’agir contre la U volonté de Dieu, n’est pas ancré en lui, alors chacun de vous doit, pour l’amour des siens, renoncer au passé et se soumettre.` Personne ne vous c0ndamne1·a pour cela. Vous devez agir ainsi, si vous le pouvez. Mais si l’esprit du Christ est ancre en l'homme, s`il vit non pour lui, mais pour remplir la volonté de Dieu, alors il serait très heureux de consentir a faire tout pour les siens qui souffrent, mais il ne peut le laire, pas plus qu’un homme ne peut soulever mille kilogrammes. Et s'il en est ainsi, alors l`esprit du Christ, qui se met contre les œuvres du diable, enseignera comment agir et conso- lera les siens de la souffrance. Je voudrais vous dire beaucoup, et savoir beaucoup sur vous. Si Dieu le veut, nous nous verrons. Maintenant, au revoir, mes frères. Je vous embrasse. Votre faible frère, mais qui vous aime, Leon Toisroï. I,l5'l`THE `A. P. V. VÉHIGUINE 2M A P. V. VÉRIGUINE Cher frere , Trégoubov m`a envoyé la lettre que vous lui avez adressée, et j’ai eu grand plaisir à la lire- Elle'm`a fait plaisir, parce qu’il me semblait parler de vive-voix avec vous. ·.l’ai compris quelles sont vos pensées et com- ment vous vivez. Par votre lettre, je vois que vous vivez dans le monde spirituel, et vous occupez de questions spirituelles; et, pour le bien de l’homme, c’est la principale chose, parce que l'homme_n’esl libre qu`en l’esprit, et seulement par l’esprit se crée l`u·uvre de Dieu, seulement par l’esprit l’homme se sent en union avec Dieu, puisque « l`l1omme est esprit ». Les idées que vous exposez dans votre lettre sur les préférences de la conscience vivante à la lettre morte mc plaisent beaucoup, ct je les ' partage. .l`écris des livres, c`cst pourquoije sais · 2l 24-2 CORRESPONDANCE INÉDITE tout le mal qu’ils font. Je sais comment les hommes qui ne veulent pas accepter la vérité, peuvent ne _pas lire, ou ne pas comprendre ce qui est contre eux et les dénonce, comment ils l’interprètent et l’aItèrent, comme ils ont inter- prêté l`Evangile. Je sais tout cela, et malgré tout je crois qu’en notre temps, le livre est indispensable. Je dis en notre temps, par opposition aux temps évan- géliques, alors qu’il n’y avait ni imprimerie ni livre, et que la parole était le seul moyen de propager la pensée. Alors on pouvait se passer de livres, parce que les ennemis de la vérité n`en avaient pas non plus. Maintenant on ne peut laisser cette arme puissante de tromperie aux seuls ennemis et n’en pas user pour la vérité. Ne pas proliter du livre ou de l’écriture pour transmettre ses pen- sées ou pour s'instruire des idées des autres, c’est la même chose que de ne pas se servir de la force de sa voix, pour transmettre à. beaucoup d’hommes tt la fois ee qu’on a E1 leur dire, et de son ouïe pour ne pas entendre ce que dit à baule voix un autre homme, et n’aceep·ter la LETTRE A. l'. V. VÉBIGUINE 243 possibilité de la transmission et de l'accepta- tion des pensées qu’en tête—a-tête ou par le chucbotemenl. L`écriture et l'imprimerie ont augmenté des milliers, des centaines de milliers de fois le nombre d’hommes qui peuvent entendre celui qui exprime des pensées, mais le rapport entre celui qui exprime et celui qui accepte reste toujours le même. De même que, dans la conversation, celui qui écoute peut entendre et comprendre ce qu’on lui dit, ou le laisser entrer par une oreille et sortir par l’autre, de meme, avec l’impri- merie, celui qui lit le livre peut l’interpréter faussement aussi bien que celui qui écoute. De même qu`0n peut, dans les livres — nous le voyons — écrire beaucoup de choses superflues et inutiles, de même pcut—on en dire enipar- lant. Il y a des différences, mais elles s`équi— librent : parfois elles sont au profit de la parole, quelquefois au profit de l`imprimé. Davantage de la transmission verbale, c`est que llauditeur sent l’âme de celui qui parle; 244 CORBESPONCANCE lNÉl)l'|`E mais il y a la un désavantage : tres souvent les parleurs hardis, les avocats, par exemple, doués du don de la parole, entraînent les hommes non par la logique, mais par l’art oratoire, ce qui n`a pas lieu avec les livres. L`autre avantage de la parole, c’est que celui qui n'a pas com- pris peut interroger, mais un désavantage, c’est que ceux qui ne comprennent pas, et sou- vent ceux qui font exprès de ne pas com- prendre, peuvent par des questions oiseuses interrompre la marche de la pensée, ce qui n’arrive pas avec le livre; Les désavantages du livre sont que : ·1° le papier supporte tout ct qu’on peut insérer maintes absurdités qui coûtent un grand travail d’ouvriers, de papier et de typographie, ce qui ne peut arriver avec les transmissions ver- bales, car on ne racontera pas des bêtises; 2° le nombre de livres devient considérable, et les bons disparaissent au milieu des ouvrages vides, stupides, nuisibles. Mais les avantages de l’imprimerie sont aussi très grands; l’un des principaux, c`est que le cercle des lecteurs est quelque cent mille fois plus grand que 4 LETTRE A. P. V. VERIGUINE :245 celui des auditeurs. Or, cette augmentation du cercle des lecteurs est importante, non à cause du nombre, mais parce que les milliers d’hommes des divers peuples et des diverses situations auxquels le livre est accessible se groupent suivant qu’ils pensent egalement, el, grâce au livre, bien que séparés par des milliers de kilomètres, sans se connaître, ils forment un, vivent d’une âme et éprouvent un plaisir spirituel et du réconfort ai savoir qu’ils ne sont pas isolés. Avec vous, et avec un très grand nombre, je suis présentement en telle communion. Des étrangers qui ne m’ont jamais vu me sont ' plus proches que mes fils et mes freres par le sang. La principale `considération au profit du livre, c’est qu’a un certain degré de dévelop- pement des conditions extérieures de la vie, le livre et, en général, l’imprimerie, est devenu le moyen des hommes de communier entre eux, et c’est pourquoi ou ne peut négliger ce moyen. îi y a tant de livres et d’écrits nuisibles qu’on n’y peut remédier que par le livre meme. Il 21. · 24-6 CORRESPONDANCE lNÉDl'l`E faut chasser le clou par le clou. Christ a dit : « Ce que je vous dis à l’oreille, vous le crierez sur les toits. » Ce cri sur les toits c`est la parole insérée. La parole imprimée est ce lan- gage qui s’élance au loin; c`est pourquoi il faut en penser et en di1·e ce qu`on dit du langage. Par elle, nous bénissons Dieu et maudissons les hommes créés à l’image de Dieu. Je vous écris tout cela, non que je vous croie d’une opinion contraire (par votre lettre, je vois que vous pensez comme moi), mais parce que ces pensées me sont venues en tête et que je voulais les partager avec vous. Dans votre lettre, le passage suivant m'a surtout plu : « Si, dites—vous, nous conservons ’ tout ce qui nous est donné d’en haut, nous sommes complètement heureux; c'est ce qui est nécessaire et bien. Ce doit être en chacun, etlnous le recevons directement, soit d’en haut, soit de nous—mèmes... » C’est parfaitement juste, et c'est ainsi que · je comprends l’homme. Chacun eonnaîtrait im- peceahlement toute la vérité de Dieu, tout ce qu’il lui faut savoir pour remplir dans cette vie LETTRE A. P. V. VÉRIGUINE 247 ce que Dieu veut de lui, si seulement cette vérité révélée a l'l1omme n’était pas obscurcie par de fausses interprétations humaines. Il en résulte que, pour connaître la vérité di- vine, l’homme doit tout d’abord rejeter toutes les fausses interprétations et les séductions terrestres qui l’entraînent a accepter ces inter- prétations, et alors restera la seule vérité, accessible aux petits enfants parce qu’elle est propre à l’âme humaine. Le principal danger est qu'en rejetant le mensonge on ne rejette avec lui une partie de la vérité, et qu'en expli- quant la vérité, on n'y introduise de nouvelles. erreurs. Je vous remercie, cher frère, du salut que vous m’envoyez. Si rien ne vous en empêche, écrivez—moi a Moscou. Ne pourrais—je pas vous être utile a quelque chose? Vous me feriez. grand plaisir en me donnant quelques com- missions. Je vous embrasse fraternellement. Laon Tonsïoï. 248 CORRESPONDANCE INÉDITE LETTRES AUX ÃDOUKHOBOBS DU CANÀDA 1899. Mes chers frères et sœurs, Nous tous, qui professons la doctrine chré- tienne et voulons y conformer notre vie, nous avons besoin de nous entr'aider. O1·, la façon la plus efficace de s’entr'aider, c'est de se montrer l’un à, l’autre les péchés et les erreurs dans lesquels,nous tombons sans nous en apercevoir nous·mêmes. Moi qui demande a mes frères de me prévenir contre les péchés et les séductions auxquels je pourrais céder, je crois de mon devoir, mes chers frères et sœurs, de vous montrer la séduction à, laquelle suc— combent, ai-je appris, quelques-uns d’entre vous. Vous avez souffert, vous avez été expulsés, et maintenant encore vous ètes en proie ai la LETTRES AUX DOUKHOBOBS DU CANADA 249 misère parce que vous avez voulu professer la foi chrétienne, non pas en paroles, mais en tait. Vous avez renoncé a toute violence envers votre prochain. Vous avez refusé le serment; vous avez même brûlé vos armes afin de n`etre point tentés de vous on servir pour votre défense, et, malgré la persécution, vous êtes restés fidèles a la doctrine chrétienne. Vos actes sont connus de tous les hommes, et les ennemis de la doctrine chrétienne ont été con- fondus, et ils vous ont enfermés, déportés ou expulsés, en s'eft`orçant vainement de cacher vos actes aux autres hommes. Les gens hon- _ nôtes se sont réjouis. lls vous ont gloriüés en essayant de suivre votre exemple. Ce que vous avez fait a beaucoup contribué il la destruction du mal et a' la conürmation des hommes dans la vérité. Maintenant, _i’apprends par des lettres de nos amis que la vie de beaucoup d’entre vous, au Canada, est telle, que les amis de la doctrine chrétienne en sont troublés, tandis que ses ennemis se réjouissent et triomphent. « Vous le voyez! disent maintenant les enne- mis du Christ, des que-vos Doukhobors ont été 250 CORRESPONDANCE INÉDITE installés au Canada, dans un pays libre, ils se sont mis à vivre comme tous les hommes : ils amassent des biens, chacun pour soi, et non seulement ils ne les partagent pas avec leurs frères, mais ils s’efforcent de thésauriser. Ainsi la preuve est faite : tous leurs actes antérieurs, ils les ont faits sur l’ordrc de leurs chefs, sans comprendre eux-mêmes pour- quoi. » _ Mes chers frères et sœurs, je sais et com- prends la difficulte de votre situation, en pays etranger, parmi les étrangers, qui ne donnent rien à personne sans argent; sais aussi combien il est difficile de s’imaginer que le prochain puisse avoir besoin de quelque chose; je sais aussi qu’il est difficile de vivre en communauté, et combien il est pénible de tra- vailler pour ceux qui dépensent sans scrupules le produit du travail des autres. Je sais tout cela, mais je sais aussi que si vous voulez con- tinuer à vivre de la vie chrétienne, et si vous ne voulez pas renoncer à tout ce pourquoi vous avez souffert, il vous est impossible de vivre comme tout le monde et d’amasser séparément, LETTRES AUX DOUKHOBORS DU CANADA 251 pour vous et vos familles, des biens que vous aurez à. defendre de la convoitise des autres hommes. Vous semblez croire qu’on peut être chrétien et détenir une propriete envers et contre les autres hommes. C’est là une erreur, et il faut qu’on s’en rende bien compte; sinon, il ne restera bientôt de la vie chrétienne que des mots et, malheureusement, des mots men- songers et hypocrites. Christ a dit : « On ne peut servir Dieu et Mammon. » Il faut ou bien amasser des biens pour soi, ou bien vivre pour Dieu. Il semble au premier abord qu’entre le re- noncement à la violence et le refus du service militaire d’une part, et tacceptation du prin- cipe de la propriété, de l’autrc, il n’y ait au- cune relation. « Nous, chrétiens, nous n’ado- rons pas les dieux étrangers, nous ne jugeons pas, nous ne tuons pas, — disent beaucoup d'entre vous, — et, en acquérant par notre travail la propriété, non dans un but cupide, mais pou1· assurer l’existence des nôtres, non seulement nous ne violons pas la doctrine du Christ, mais encore nous nous y conformons, 952 CORRESPONDANCE INÉDITE sous réserve de secourir les pauvres avec notre supertlu. » Mais, ce n’est pas vrai. La propriété im- plique que non seulement je 11`abandonnerai pas mon bien àqui voudra le prendre, mais que je le détendrai contre lui. Or, on ne peut défendre contre un autre ce qu’on croit être Et soiautrement que par la violence, c’est-à-dire, le cas échéant, par la lutte, et s`il le faut, le meurtre. Sans violence et sans meurtre, la propriété ne saurait se maintenir. Si nous dé- tenons la propriété sans commettre des vio- lences, c’est uniquement parce que no'tre proprieté est garantie par les violences de professionnels qui ont pourtâche de maintenir: la propriété. Admettre la propriété, c’est ad- mettre la ·violence et le meurtre, et ce n'était pas la peine de refuser le service militaire et policier pour admettre la propriété, qui ne se maintient que par le service militaire et poli- cier. · Ceuxzqui accomplissent le service militaire et policier et profitent de la propriété agissent mieux que ceux qui retusent tout service miliLETTRES AUX DOUKIIOBORS l)U CANADA 233 taire ou policier, tout en jouissant de la pro- priété. Ceux—ci nc servent pas eux—n1èmes, il est vrai, mais ils profitent du service des au- tres. Un ne peut pas fractionner la doctrine chrétienne. Elle forme un bloc indivisible. Si l’l1omn1e veut être fils de Dieu, il faut qu’il admette que l’amour du prochain découle logi- quement de cette filiation; et ]’amour du pro- chain est incompatible avec le serment, la ‘ violence, le service militaire et la propriété. En outre, la passion de la propriété est en elle—même une chose mauvaise que Christ a I dénoncée. ll a dit que l’homme ne doit pas songer au lendemain, et cela non parce qu’il y a un mérite à agir ainsi, ni parce que Dieu l`a ordonné, mais uniquement parce que cette préoccupation est puérile en elle-même. On nc saurait sérieusement songer au lendemain, et celuilqui le tente, tente l’impossible, ce qui revient à commettre une sottise. Premièrement, il est impossible à l`homme de 's’assurer du lendemain, puisque l'homme = est mortel. C’est ce que montre la parabole du riche qui a amassé de grandes provisions de 22 254 CORRESPONDANCE INEDITE blé; et, deuxièmement, parce qu’on ne sau- rait prévoir dune maniere exacte pour com- bien de temps il faut s’assurer l'avenir. Est—ce pour un mois'? pour une année? pour dix ans? pour trente ? Et puis, faut—il se préoccuper de soi-même seulement, ou bien encore de ses enfants et petits—enfants? Et sous quels rap- ports? sous le rapport de la nourriture, du vêtement,de l'habitation? En ce cas, de quelle nourriture, de quel genre d'habitation? Celui qui commence a se préoccuper du lendemain n’en verra jamais la tin et ne fera que perdre sa vie inutilement, ainsi qu`il est dit: « Qui—- conque voudra conserver sa vie la perdra. » ——— Est-ce que nous ne voyons pas des riches vivre malheureux et des pauvres contents? L’homme n'a pas à se préoccuper. Christ a (lit: L’l1omme est sous la garde de Dieu-, comme le sont les oiseaux du ciel et les [leurs des champs. « Oui, mais si les hommes ne travaillaient pas, s’ils ne labouraient pas, ne semaient pas, ils mourraient de faim! » disent ordinaire- ment ceux qui ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre la doctrine du Christ. Cette doctrine n’est pas un jeu de mots. Christ ne défend pas a l’homme de travailler. Non seulement il ne lui conseille pas d’être oisif, au contraire, il lui ordonne de toujours travailler, mais il lui dit de ne pas travailler seulement pour lui-même, de travailler pour son prochain.

Il est dit: « Le fils de l’homme est venu, non pour qu’on le serve, mais pour servir les autres, et celui qui travaille a le droit de manger. » L’homme doit travailler le plus possible, mais ne pas garder pour lui—même, ni considérer comme sien, le fruit de son travail. Il doit le donner aux autres. Pour s’assurer l’existence le plus sûrement, l’homme n’a qu'un moyen, celui qu’a enseigné Christ : travailler le plus possible et se contenter du moins possible. L’homme qui agira ainsi aura la vie assurée partout et toujours.

On ne peut pas diviser la doctrine chrétienne, en accepter un point et en rejeter tel autre. Si ceux qui acceptent la doctrine chrétienne rejettent la violence et la guerre, ils doivent aussi renoncer à la propriété, — car la violence et les tribunaux ne sont là que pour défendre la propriété. Si les hommes tiennent à conserver la propriété, il leur faut admettre la violence, les tribunaux et toutes les institutions analogues. La propriété est d’autant plus redoutable que son fonctionnement est plus insidieusement caché aux hommes ; c’est ce qui fait que beaucoup de chrétiens succombent à cette tentation.

C’est pourquoi, mes chers frères et sœurs, en arrangeant votre vie en pays étranger, après avoir été chassés de votre patrie à cause de votre fidélité à la doctrine du Christ, je vois clairement qu’à tous égards, il est plus avantageux pour vous de continuer à vivre de la vie chrétienne que de changer pour commencer à vivre de la vie du siècle ; qu’il est plus avantageux de vivre en travaillant en commun avec tous ceux qui veulent vivre de la même vie que la vôtre que de vivre chacun à part, en amassant exclusivement pour soi et sa famille les fruits de son labeur. Il est plus avantageux de vivre ainsi : LETTRES AUX DOUKHOBOBS DU CANADA 257 ' l° Parce qu’en ne songeant pas à l’avenir, vous ne dépenserez pas inutilement vos forces pour cette chose illusoire: assurer son propre avenir et celui de sa famille ; 2° Parce que vous ne dépenserez pas de forces pour lutter contre les autres atin de protéger votre bien; 3° Parce que vous travaillerez et produirez beaucoup plus en travaillant en commun qu’en travaillant chacun pour vous ; 4° Parce qu’en vivant en commun, vous dé- penserez beaucoup moins qu’en vivant chacun à part; ' 5° Parce qu’en vivant de la vie chrétienne, au lieu d’esciter l’envie et l’hostilité des hommes qui vous entourent, vous détermi- nerez chez eux, à votre égard, de l’estime et de Patïection, et peut-être les convertirez—vous à votre vie; 6** Parce qu’en agissant ainsi , vous ne détruirez pas l'œuvre que vous avez commencée et par laquelle vous avez fait honte et vos ennemis et avez réjoui les amis du Christ. Enfin, il est plus avantageux pour vous de 22. 258 CORRESPONDANCE INEDITE vivre de la vie chrétienne, parce qu'en vivant ainsi, vous saurez que vous remplissez la volonté de Celui qui vous mit sur la terre. Je sais qu`il est diflicile de n’avoir rien à soi, d`être prêt à donner à qui le demande ce qu’on avait pour soi et sa famille, d`obeir aux chefs élus quand on c1·oit leurs ordres fâcheux, de supporter les défauts d'autrui, de s’at`l`ran— chir des habitudes de luxe, de s’abstenir de viande, de tabac et de vin. Je sais que tout cela semble très difficile, mais, mes chers freres et sœurs, aujourd’hui nous sommes vivants et demain nous irons vers Celui qui nous a mis sur la terre pour observer sa loi. Est-ce bien la peine d’appeler des choses siennes et d’en disposer àson gré`?Est-ce la peine pour quelques livres de farine, pour quelques dollars, pour une pelisse, pour une pai1·e de bœufs, de ne pas faire participer aux fruits de votre labeur ceux qui ne travail- ‘ lent pas? Pour un mot blessant, est-ce la peine d'aller contre la volonté de Celui qui nous a mis sur la terre? Et il ne nous demande pas beaucoup. Il LETTRES AUX DOUl(l'lOBOliS DU CANADA 259 veut seulement que nous fassions aux autres ce que nous voulons qu’on nous fasse, et il veut cela, non pour lui—même, mais pour nous, car si nous consentions agir ainsi envers tout le monde, notre vie sur la terre serait aussi heureuse que possible. Mais, bien que main- tenant tout le monde vive contrairement En la volonté de Dieu, il n’y a aucun avantage pour l’homme qui a compris son rôle sur la terre à faire autre chose que ce pourquoi il a été créé. Moi, vieillard au terme de mes jours. je vois cela très clairement, et vous, chers frères 'et sœurs, si vous réfléchissez un ins- tant, vous verrez la même chose aussi nette- ment que moi. Vous comprendrez que l’homme ne perd rien, qu’i! gagne, au contraire, a viv1·e non pour lui, mais pour réaliser la volonté de Dieu. Il est dit : « Cherchez le royaume du ciel et la vérité, le reste vous sera donné au cen- tuple. » Chacun est à même de vérifier ces parotes. Vous savez qu’elles sont vraies, et voilà que vous vous mettez a recl1ercher les 260 COHHESPONDANCE INÉDITE biens et les plaisirs de ce monde. Or, vous ne les trouverez pas ct perdrez le royaume du ciel. En ce qui est de l`organisation de votre vie commune, je n`ose pas vous donner de con- seils, car sais que vous et surtout vos vieil- lards, ètes expérimentés et sages. Je sais seu- lement que tout sera bien si chacun de vous se soumet at la volonté de Dieu; et sa volonté est exprimée dans le commandement d’amour. Acquérir la propriété personnelle, la défen— dre contre les autres, c’est agir contraire- ment à la volonté de Dieu et ii ses comman- dements. Je vous demande pardon. Votie frère qui vous aime, L. 'l`0Ls'r0ï. I.ti'l"t`HES At`X DOUKHOBORS DU CANADA 251 isoei. I Chers frères, Je vous envoie l’argent recueilli. Je crois qu'il serait bien de regarder cet argent, ainsi que les autres dons que vous recevez des hommes bons et de vos Freres qui travaillent, comme votre fortune commune, de ne pas le partager individuellement, mais de donner à ceux qui ont le plus besoin. Vos vieillards et vos amis vous aideront il le distribuer. .l’ai appris que vous avez supporté beaucoup de misères et que vous souttrez encore main- nant. Que Dieu vous aide à suppoi·ter les maux qui vous sont envoyés dans le même esprit chrétien de soumission à la volonte de Dieu, dé douceur et de fraternité. dans lequel vous avez vécu au Caucase, en montrant. aux hommes l’exemple de la vie du Christ. Toutes les œuvres terrestres, les joies, les douleurs, la richesse, la pauvreté, passent sans laisser de traces. Seuls nos actes, bons ou mauvais, laissent une trace éternelle dans le monde, en 262 CORRESPONDANCE INÉDITE aidant ou empêchant. à Yétablissement du royaume de Dieu, et laissentaussi une trace dans notre âme en Yapprochant ou Yéloignant de Dieu. Que Dieu vous sauve pour votre bonté. Votre frère qui vous aime, ` L. TOLS'l`Oi.

  1. Tout le monde connaît la part active que prit Tolstoï dans la lutte désespérée des Doukhobors contre le gouvernement russe. Nous donnons ici quelques-unes des lettres les plus remarquables écrites par Tolstoï aux Doukhobors et à leur chef Pierre Vériguine, pendant cette période (Voir Paroles d’un homme libre et Tolstoï et les Doukhobors. Édition P. V. Stock.