Correspondance inédite de Hector Berlioz/033

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 143-146).
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XXXIII.

AU MÊME.


Prague, 16 avril 1846.

Je n’ai pas répondu à ta dernière lettre, faute d’avoir quelque chose d’important à te dire. J’ai donné un excellent concert à Breslau et je me suis hâté de revenir ici, où j’étais attendu et où j’ai retrouvé les chœurs de Roméo et Juliette parfaitement sus par l’Académie de chant. J’ai respiré en m’entendant pour la première fois exécuté par des choristes amateurs si différents des braillards des théâtres. Nous avons fait hier la dernière répétition générale, où beaucoup de monde s’était introduit et que Liszt m’a aidé à faire marcher, en me servant d’interprète.

J’ai eu le plaisir de le voir souvent étonné et touché par cette composition, qui lui était demeurée jusqu’à présent absolument inconnue. Je crois que tu serais content des changements que j’y ai faits. Il n’y a plus qu’un prologue (le premier), et beaucoup modifié et raccourci ; il y a des corrections très-importantes dans le scherzo, dans le grand finale et dans le récitatif mesuré du Père Laurence. Enfin, cela marche maintenant tout à fait bien, et je supprime entièrement la scène du Tombeau, qui ne te plaisait guère et qui fera toujours la même impression qu’à toi à beaucoup de gens. Mais l’adagio, de l’avis de tous, ici comme à Vienne, reste le meilleur morceau que j’aie encore écrit. Hier, à la répétition, celui-là et la Fête chez Capulet ont été furieusement applaudis, contre l’usage du pays, où l’on ne dit jamais le mot aux répétitions.

J’ai un très-bon Père Laurence (Stackaty), un Bohême, dont la voix est belle et le sentiment musical très-juste. Après la répétition, tous ces musiciens m’ont fait une surprise en m’invitant à un grand souper où l’on m’a offert une coupe de vermeil de la part des principaux artistes de Prague, avec force vivats, couronnes, applaudissements, discours (Liszt en a fait un vraiment superbe de chaleur et d’enthousiasme, dont les termes sont trop beaux pour que je te les répète ici). Puis, sont venus le prince de Rohan, notre compatriote, Dreyschok, le directeur du Conservatoire, les deux maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, les premiers critiques musicaux de la ville, etc. J’ai (parmi mes toasts) porté la santé de ces derniers que je n’avais pas encore vus, n’ayant pas fait une seule visite à la presse, en les remerciant de leur bienveillance que je méritais peu, puisqu’ils devaient me trouver au moins impoli à leur égard, mais je pensais leur faire honneur par ma grossièreté. Cette phrase les a fait tous prodigieusement rire et les a flattés quand ils l’ont eu comprise. Ceux de Vienne aiment mieux autre chose. Ils ont cependant dû s’en passer aussi ; mais il y a, parmi eux, deux Charles Maurice qui m’en garderont toujours rancune.

Ils m’ont fait hier promettre de revenir monter ici la Damnation de Faust, dès que cette partition aura été donnée à Paris ; j’ai encore quatre grands morceaux à faire pour la terminer.

On m’écrit lettres sur lettres de Brunswick pour me faire arriver ; le concert y est affiché, et j’y serai le 21. Adieu ; mille amitiés à tous les nôtres. Les détails sur la malheureuse affaire de David[1] m’ont fait frissonner. L’article de Duchesne, dans les Débats, était terrible dans sa froide impartialité. Mais aussi, quelle idée de vouloir monter sur le Sinaï quand on est de courte haleine et de vouloir porter les tables de la Loi quand on n’a pas le bras fort !… Ce sujet ne lui allait pas du tout. Je te fais à son sujet la même recommandation que tu m’adressais dans ta dernière lettre : ne dis pas que je t’aie rien écrit là-dessus.

Adieu encore ; je suis un peu fatigué de tous ces cris, de toutes ces embrassades, de toutes ces rasades d’hier. Mais je me promets de l’exécution de Roméo un plaisir immense et que j’avoue sans pudeur, comme feraient certains académiciens. — Ils chantent maintenant ici les thèmes de la Fantastique (l’Idée fixe et le Bal) jusque dans les rues. Ils ont fait des phrases de cette symphonie une sorte d’argot musical. Quand on rencontre une femme,

notation musicale

signifie qu’elle a l’air commun et hardi.

notation musicale

veut dire qu’elle est charmante.

notation musicale

veut dire qu’on est triste et inquiet.

Mon troisième et dernier concert à Prague aura lieu demain ; cela fait le sixième en tout que j’y aurai donné cet hiver en deux visites.

  1. La première audition de Moïse au Sinaï, oratorio de Félicien David, exécuté à l’Opéra, le 21 mars 1846.