Correspondance inédite de Hector Berlioz/038

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 156-160).
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XXXVIII.

AU MÊME.


Londres, 14 janvier 1848.

Mon cher Morel,

Votre lettre m’a fait bien plaisir ; je vous en remercie. Si je ne me trompe, elle s’est croisée avec la dernière que je vous ai écrite ; car vous ne me dites rien dans la vôtre des journaux que je vous demandais, ni des informations que je vous priais de prendre au sujet d’une commission donnée à Brandus, dont je n’avais point de nouvelles. Je fais ici un métier de cheval de moulin, répétant tous les jours de midi à quatre heures et conduisant tous les soirs l’opéra de sept heures à dix heures. Depuis avant-hier seulement, nous n’avons pas de répétitions et je commence à me remettre d’une grippe qui m’inquiétait, ainsi traitée par la fatigue et les vents froids du théâtre. Vous avez eu sans doute déjà connaissance de l’horrible position où Jullien s’est mis et nous a entraînés tous avec lui. Cependant, comme il faut ruiner son crédit à Paris le moins possible, ne parlez à personne de ce que je vais vous dire. Ce n’est pas l’entreprise de Drury-Lane qui a renversé sa fortune ; elle était déjà détruite avant l’ouverture, et il avait sans douta compté sur de fortes recettes pour la relever. Jullien est toujours le même fou que vous avez connu ; il n’a pas la moindre idée des nécessités d’un théâtre lyrique, ni des nécessités même les plus évidentes pour une bonne exécution musicale. Il a ouvert son théâtre sans avoir une seule partition à lui, et à l’exception de l’opéra de Balfe qu’il a bien fallu faire copier, nous ne vivons jusqu’à présent que sur le bon vouloir des agents de Lumley, qui nous prêtent les parties d’orchestre des opéras italiens que nous montons. Jullien est en ce moment à faire sa tournée de province, gagnant beaucoup d’argent avec ses concerts-promenades ; le théâtre fait ici chaque soir des recettes fort respectables, et, en résumé, après nous avoir fait consentir à la réduction d’un tiers de nos appointements, nous ne sommes pas payés du tout. On paye seulement chaque semaine les choristes, l’orchestre et les ouvriers, afin que le théâtre puisse marcher. Cependant Jullien a vendu il y a quinze jours son magasin de musique de Regent’s street près de deux cent mille francs… et je ne puis me faire payer, et les acteurs principaux, le peintre décorateur, les maîtres de chant et de ballet et de mise en scène, tout ce monde est dans le même cas que moi… Concevez-vous rien à cela ?

Cependant, il proteste que nous ne perdrons rien, et nous allons toujours, et le public ne demande qu’à venir. Mais le crédit de Jullien à Londres est perdu entièrement… Mon concert est toujours annoncé pour le 7 février. Je n’ai pas voulu ces jours-ci faire de nouvelles répétitions. Je vais les reprendre toutefois jeudi prochain. Nous avons maintenant l’espérance que le théâtre ne fermera pas, grâce à un emprunt qu’un éditeur de musique a procuré à M. Gye, le délégué de Jullien en son absence.

Si Jullien à son retour ne me paye pas, je tâcherai de m’arranger avec Lumley et de donner des concerts au théâtre de la Reine. Car il y a maintenant ici une belle place à prendre pour moi, place laissée vacante par la mort de ce pauvre Mendelssohn. Tout le monde me le répète du matin au soir, la presse et les artistes sont très bien disposés pour moi. Déjà les deux répétitions que j’ai faites d’Harold et du Carnaval romain, et de deux parties de Faust, leur ont fait ouvrir de grands yeux et d’immenses oreilles : j’ai lieu de croire que c’est ici que je dois me faire une belle position. Quant à la France, je n’y pense plus, et Dieu me préserve de céder à des tentations comme celle que vous me donniez dans votre dernière lettre, de venir donner un concert à Paris au mois d’avril. Si jamais j’ai assez d’argent pour DONNER des concerts à mes amis de Paris, je le ferai ; mais ne me croyez plus assez simple pour compter sur le public pour en faire les frais. Je ne ferai pas de nouveaux appels à son attention pour ne recueillir que l’indifférence, et perdre l’argent que je gagne avec tant de peines dans mes voyages. Ce sera un grand chagrin pour moi, car les sympathies de mes amis de France me sont toujours les plus chères. Mais l’évidence est là : comparaison faite des impressions que ma musique a produites sur tous les publics de l’Europe qui l’ont entendue, je suis forcé de conclure que c’est le public de Paris qui la comprend le moins. Ai-je jamais vu à Paris, dans mes concerts, des gens du monde, hommes et femmes, émus comme j’en ai vu en Allemagne et en Russie ? Ai-je vu des princes du sang s’intéresser à mes compositions au point de se lever à huit heures du matin, pour venir, dans une salle froide et obscure, les entendre répéter, comme faisait à Berlin la princesse de Prusse ? Ai-je jamais été invité à prendre la moindre part aux concerts de la cour ? La société du Conservatoire, ou du moins ceux qui la dirigent, ne me sont-ils pas hostiles ? N’est-il pas grotesque qu’on joue dans ces concerts les œuvres de tout ce qui a un nom quelconque en musique, excepté les miennes ?… N’est-il pas blessant pour moi de voir l’Opéra avoir toujours recours à des ravaudeurs musicaux, et ses directeurs toujours armés contre moi de préventions que je rougirais d’avoir à combattre, si la main leur était forcée ? La presse ne devient-elle pas ignoble de jour en jour ? y voyons-nous autre chose maintenant (à de rares exceptions près) que de l’intrigue, de basses transactions et du crétinisme ?

Les gens mêmes que j’ai tant de fois obligés et soutenus par mes feuilletons en ont-ils montré jamais la moindre reconnaissance réelle ? Et croyez-vous que je sois la dupe d’une foule de gens au sourire empressé, et qui ne cachent leurs ongles et leurs dents que parce qu’ils savent que j’ai des griffes et des défenses ?… Ne voir partout qu’imbécillité, indifférence, ingratitude ou terreur… voilà mon lot à Paris. Encore si mes amis y étaient heureux ! Mais, loin de là, vous êtes presque tous esclaves, dans des positions gênantes et gênées ; je ne puis rien pour vous et vos efforts pour moi sont impuissants.

La France donc est effacée de ma carte musicale, et j’ai pris mon parti d’en détourner le plus possible mes yeux et ma pensée. Je ne suis pas aujourd’hui dans la moindre disposition mélancolique, je n’ai pas de spleen ; je vous parle avec le plus grand sang-froid, la plus entière lucidité d’esprit. Je vois ce qui est.

Un vif regret pour moi, dans mes absences de plus en plus fréquentes de Paris, c’est de ne pas vous voir ; et vous n’en doutez pas, j’espère. Vous savez combien j’apprécie la rectitude de jugement, la bonté d’âme et l’amour de l’art dont vous m’avez donné tant de preuves. Pardonnez-moi donc de vous faire aussi franchement ma profession de foi nationale.