Correspondance inédite de Hector Berlioz/039

La bibliothèque libre.
Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 161-164).
◄  XXXVIII.
XL.  ►


XXXIX.


à m. alexis lwoff[1].


Londres, 29 janvier 1848.
Mon cher général,

C’est un malade qui vous écrit ; en conséquence, ne le grondez pas trop d’avoir tant tardé à vous répondre. Je suis fâché que vous ayez pu me croire contrarié de la publication de ma lettre sur Ondine. Elle ne contenait rien que je tinsse fort à garder secret : mes sentiments d’amitié pour vous d’abord, ma haute estime pour vos rares talents ensuite, et enfin mes observations sur l’insalubrité des ténors auxquels nous sommes généralement exposés, nous tous qui avons le malheur de chercher des intelligences servies par une voix. Mes plaisanteries sur eux m’auront valu quelques douzaines d’ennemis intimes de plus ; mais je m’en moque comme d’un opéra comique sur lequel je n’ai pas de feuilleton à faire. Mieux que cela, j’en suis fort aise : j’aime à être détesté des crétins, ils m’autorisent ainsi à leur rendre la pareille.

À propos de crétins, si vous saviez dans quelle crétinière je suis tombé ici !… Mais Dieu sait qui dirige le directeur de ce malheureux théâtre !… Figurez-vous que cela s’appelle Académie royale de musique, Grand-Opéra anglais, et que, depuis que l’ouverture s’en est faite, c’est-à-dire depuis deux mois, je n’ai à conduire que du Donizetti et du Balfe, Lucia, Linda di Chamounix, the Maid of honour. Nous avions un orchestre superbe ; le directeur en a emmené la fleur avec lui dans sa tournée de province où il donne des concerts populaires ; et nous devons nous contenter de ce qu’il n’a pas voulu, et marcher quand même.

J’entends des raisonnements sur la musique, sur le public, sur les artistes, qui feraient les quatre cordes de votre violon se rompre de colère, si elles pouvaient les entendre ; je subis des chanteuses anglaises qui feraient se briser et se tordre les crins de votre archet…

On m’a engagé aussi pour quatre concerts ; je donnerai le premier dans huit jours, le 7 février. Nous n’avons pas encore pu avoir une seule fois l’orchestre complet pour les études. Ces messieurs viennent quand il leur plaît et s’en vont à leurs affaires, les uns au milieu, les autres au quart des répétitions. Le premier jour, je n’ai point eu de cors du tout ; le second, j’en ai eu trois ; le troisième, j’en ai eu deux qui sont partis après le quatrième morceau. Voilà comment on entend la subordination dans ce pays-ci. Les choristes seuls me sont dévoués presque autant que ceux de Saint-Pétersbourg… Oh ! la Russie ! et sa cordiale hospitalité, et ses mœurs littéraires et artistiques, et l’organisation de ses théâtres et de sa chapelle, organisation précise, nette, inflexible, sans laquelle, en musique comme en beaucoup d’autres choses, on ne fait rien de bon ni de beau, qui me les rendra ? Pourquoi êtes-vous si loin ?…

Tenez, général, je suis depuis cinq jours malade, au lit, d’une bronchite violente ; c’est la colère, le dégoût et le chagrin qui me l’ont donnée. Pourtant il y a beaucoup à faire ici, à cause du public, qui est attentif, intelligent et vraiment amateur d’œuvres sérieuses.

J’ai entendu le dernier oratorio de ce pauvre Mendelssohn (Elie). C’est magnifiquement grand et d’une somptuosité harmonique indescriptible. J’espère que les inquiétudes dont vous me parlez et qui vous agitent sont dissipées maintenant et que madame Lwoff est rétablie. Veuillez lui présenter mes respectueux hommages. Vous me demandez où je compte passer l’été ; je n’en sais rien. Pourtant il est à croire que j’irai visiter encore Nice, comme je fais toujours quand j’ai passé un rude hiver. En tout cas, on vous dira à Paris où je serai ; je vous en prie, ne manquez pas de me trouver et de faire que je vous trouve : je serai si heureux de vous voir !…

Vous êtes mille fois bon d’avoir parlé de moi à Sa Majesté et de me laisser encore l’espoir de me fixer près de vous quelque jour. Je ne me berce pas beaucoup de cette idée : tout dépend de l’empereur. S’il voulait, nous ferions de Pétersbourg en six ans le centre du monde musical.

Je n’ai pas eu la moindre nouvelle des comtes Wielhorski ; j’ai écrit au comte Michel, il ne m’a pas répondu. La crainte qu’il ne voie dans mes lettres un but intéressé m’empêche de lui écrire de nouveau : j’ai tellement peur d’avoir l’air d’un solliciteur !… Et, pourtant, Dieu sait combien j’ai conservé de vive reconnaissance pour toute les bontés qu’ils ont eues l’un et l’autre pour moi, l’an dernier !

On joue, ce soir, à Drury-Lane, Linda di Chamounix ; j’ai le bonheur d’être malade, je ne conduis pas. Je vais tâcher de dormir comme on dort dans une chambre bien close quand on entend pleuvoir à verse au dehors.

  1. Auteur de l’hymne national russe, directeur pendant vingt-cinq ans de la chapelle impériale des chantres de la cour à Saint-Pétersbourg, violoniste distingué, auteur de l’opéra d’Ondine dont il est parlé dans la lettre. Cet opéra fut représenté pour la première fois à Vienne en 1846 en langue allemande et en langue russe à Saint-Pétersbourg en 1848. Nous devons la lettre à M. Lwoff et en général toutes les lettres adressées à des personnages russes à l’obligeante bonté de M. Wladimir Stassoff, qui occupe une haute position à la Bibliothèque impériale publique de Saint-Pétersbourg.