Correspondance inédite de Hector Berlioz/053

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 186-187).
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LIII.

AU MÊME.


Londres, 30 avril 1852.

Je n’ai pas vu ton article dans les Débats. Écris-moi un mot pour m’instruire de tes relations avec M. Bertin. A-t-il imprimé ton travail sur M. Lehman (c’est, je crois, le nom de l’organiste). As-tu narré les malheurs du Juif errant[1] ? Quel est le succès ? Quelle est la valeur de l’ouvrage ? J’ignore tout cela. Quelques mots échappés à la plume d’un des artistes chantant dans l’œuvre nouvelle me donnent à entendre qu’elle a fait, à son apparition, un mezzo fiasco ; ce qui, selon moi, ne prouverait rien contre elle. Mais, consacre-moi un quart d’heure pour me mettre au courant.

Avant-hier soir a eu lieu notre troisième concert et la seconde exécution des quatre premières parties de Roméo et Juliette. Tout a été rendu avec une verve, une finesse, une intelligence inconnues dans ce pays-ci. L’orchestre, à certains moments, dépassait en puissance tout ce que j’ai encore entendu. Le morceau de la Fête, qui m’avait moins satisfait le premier jour, a été rendu comme il ne le fut jamais ailleurs… et croirais-tu que dans l’Introduction le solo du trombone a été interrompu, après sa troisième période, par des salves d’applaudissements !

Quant à ceux qui ont accueilli tout le reste, j’aurais voulu te voir là pour les entendre. Les journaux continuent à me chauffer (excepté le Daily News), qui est rédigé par M. Hogarth, un excellent vieillard qui fut, jusqu’à présent, fort de mes amis, mais qui, depuis quelques années, remplit les fonctions de secrétaire de la Société philharmonique. Indè iræ. Il y a aussi X…, qui fait un peu le Scudo, parce qu’il n’a pas pu tirer de Beale les scudi qu’il demandait pour les traductions anglaises des œuvres nouvelles que nous exécutons… (confidentiel). Mais cela ne gâte rien ; le succès est général et je suis au cœur de la place. Je monte, en ce moment, la symphonie avec chœurs de Beethoven qui, jusqu’à présent, n’a été qu’abîmée ici.

Croirais-tu que presque tous les critiques sont hostiles à la Vestale, dont nous avons, avant-hier, exécuté largement les plus beaux fragments ?…

J’ai eu la faiblesse d’éprouver de ce lapsus judicii un crève-cœur inexprimable… comme si j’eusse ignoré qu’il n’y a rien de beau, ni de laid, ni de faux, ni de vrai pour tout le monde… comme si l’intelligence de certaines œuvres de génie n’était pas nécessairement refusée à des peuples entiers…

Je suis presque honteux de réussir à ce point… Tout cela entre nous.

  1. Le Juif errant d’Halévy.