Correspondance inédite de Hector Berlioz/070

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 216-218).
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LXX.

À LOUIS BERLIOZ.


Paris, 26 octobre 1854.

J’étais tout triste ce matin, mon cher Louis. J’ai rêvé cette nuit que nous étions ensemble à la Côte et que nous nous promenions tous les deux dans le petit jardin. Ne sachant où tu es, ce songe m’avait péniblement affecté. Ta petite lettre que le portier m’a donnée comme je sortais, m’a remis le cœur à l’aise. Je t’écris au milieu de mes courses dans ma chambre du Conservatoire, avec l’espoir que cette lettre sera plus heureuse que les trois dernières, qui, à ce qu’il paraît, par ton avant-dernière datée de Kiel, ne te sont pas parvenues. Je t’ai écrit à Kiel au reçu de ta lettre. Enfin, j’espère que nous allons nous voir, ne fût-ce que quelques jours. J’ai à t’annoncer une nouvelle qui ne t’étonnera probablement pas et dont j’avais fait part d’avance à ma sœur et à mon oncle à mon dernier voyage à la Côte. Je suis remarié. Cette liaison, par sa durée, était devenue, tu le comprends bien, indissoluble ; je ne pouvais ni vivre seul, ni abandonner la personne qui vivait avec moi depuis quatorze ans. Mon oncle, à sa dernière visite à Paris, fut lui-même de cet avis et m’en parla le premier. Tous mes amis pensaient de même. Tes intérêts, tu peux le penser, ont été sauvegardés. Je n’ai assuré à ma femme après moi, si je meurs le premier, que le quart de ma petite fortune ; encore, ce quart, je sais que son intention est de te le faire revenir par un testament. Elle m’a apporté en dot son mobilier, dont la valeur est plus considérable que nous ne pensions, mais qui devra lui être rendu si je meurs avant elle. Tout cela a été réglé d’après les indications que m’avait données mon beau-frère. Ma position, plus régulière, est plus convenable ainsi. Je ne doute pas, si tu as conservé quelques souvenirs pénibles et quelques dispositions peu bienveillantes pour mademoiselle Récio, que tu ne les caches au plus profond de ton âme par amour pour moi. Ce mariage s’est fait en petit comité, sans bruit comme sans mystère. Si tu m’écris à ce sujet, ne m’écris rien que je ne puisse montrer à ma femme, car je voudrais pour beaucoup qu’il n’y eût pas d’ombres dans mon intérieur ; enfin, je laisse à ton cœur à te dicter ce que tu as à faire. J’ai vu l’amiral Cécile qui a reçu ta lettre. Il m’a appris qu’avant l’expiration de tes trois ans de navigation sur un vaisseau de l’État, tu ne pouvais entrer dans la marine militaire ; mais que c’était de droit, si tu le voulais, après cette époque ; qu’alors tu serais admis comme sergent d’armes ou comme second chef de timonerie. Je suis dans tous les embarras et ennuis des préparatifs d’un concert pour faire entendre une première fois mon nouvel ouvrage l’Enfance du Christ. Il surgit, comme je m’y attendais, des difficultés qui peut-être seront insurmontables ; car je ne veux point risquer d’argent. À propos d’argent, j’en ai mis de côté, que j’ai à te remettre en partie pour tes dépenses. J’ai aussi une malle contenant divers objets dont tu ne peux faire usage dans ta position ; elle est fermée et porte ton nom comme t’appartenant. Je t’en prie, si tu reçois cette lettre, écris-moi aussitôt.

Je t’embrasse de toute mon âme ; mon affection pour toi semble redoubler. Ton admission comme suppléant du lieutenant à bord du La Place a produit le meilleur effet, et, de plus, diverses personnes (entre autres un rédacteur correspondant du Moniteur) qui t’ont vu, ont parlé de toi à l’amiral et à mon ami Raymond avec de grands éloges. Je te remercie.

Adieu, cher fils ami, cher Louis ! aime-moi comme je t’aime.