Correspondance inédite de Hector Berlioz/071
LXXI.
À LÉON KREUTZER.
Weimar, 16 février 1855.
Merci, mon cher Kreutzer, mille fois merci et dix mille compliments ! Liszt vient de me donner votre article de dimanche dernier[1] qui m’a rendu bien heureux. C’est merveilleusement écrit et senti. Je ne saurais vous dire ma joie en lisant votre analyse du microcosme sentimental contenu dans la Ballade du Roi de Thulé !… Rien ne vous a échappé ! Seriez-vous par hazard (sic) le véritable auteur de ce morceau ?… Et ne suis-je que votre plagiaire ?… Quels yeux doivent ouvrir en vous lisant les braves confectionneurs de musique parisienne !… Mais qu’ils ouvrent les yeux en vous lisant ou qu’ils les ferment en m’écoutant, au fond, qu’importe ! Ni vous, ni moi, je crois, n’avons jamais eu la prétention de travailler pour eux.
Permettez-moi de vous dire encore que ce parallélisme de sentiments et d’idées qui me semble évidemment exister chez nous deux, a développé et renforcé l’amitié que je ressentais pour vous, sans que, je puis le jurer, la satisfaction égoïste de l’amour-propre y soit pour rien. Non, il est naturel d’aimer les cœurs qui battent dans le rythme du nôtre, les esprits qui volent vers le point du ciel où nous voudrions pouvoir voler, autant qu’il l’est, c’est triste à dire, d’éprouver de l’antipathie pour les êtres divergents, rampants, négatifs et très positifs. Pardon de ce jeu de mots qui a l’air de rendre mon idée.
J’ai été singulièrement attristé hier à la répétition du trio avec chœurs de Cellini en voyant avec quel aplomb l’orchestre, le chœur et les chanteurs l’ont exécuté, et en songeant aux tristes vicissitudes de cette partition égorgée deux fois en deux infâmes guet-apens !… Certainement il y a là une verve et une fraîcheur d’idées que je ne retrouverai peut-être plus. C’est empanaché, fanfaron, italo-gascon, c’est vrai ! Tenez, moquez-vous de moi ; mais j’en ai rêvé cette nuit et je me sens le cœur serré d’avoir entendu cette scène ! et j’ai hâte pourtant de la réentendre demain.
Adieu ; priez le bon Dieu pour vos gens qui vont se battre ; ce sera une rude journée. Je vous serre la main.
- ↑ Analyse de la Damnation de Faust dans la Gazette musicale.