Correspondance inédite de Hector Berlioz/120

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 296-299).
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CXX.

AUX MÊMES.


Lowenberg, 19 avril 1863.

Voici encore un bulletin de la grande armée.

La seconde représentation de Béatrice à Weimar a été ce qu’on m’avait annoncé qu’elle serait ; j’ai été rappelé après le premier acte et après la deuxième. Je vous fais grâce de toutes les charmantes flatteries des artistes et du grand-duc. Me voilà maintenant à Lowenberg chez le prince de Hohenzollern, que je n’avais pas revu depuis 1843. Hélas ! que de choses se sont passées pendant ces vingt ans ! Il est devenu, lui, impotent, goutteux ; mais sa gaieté lui est restée et son amour pour la musique semble avoir augmenté. Il m’adore littéralement. Son orchestre sait à fond toutes mes symphonies et ouvertures. Et c’est un charmant orchestre de cinquante musiciens musiciens. Le prince a fait construire, dans son château de Lowenberg, une délicieuse salle de concerts d’une sonorité parfaite, avec foyer derrière l’orchestre, bibliothèque musicale, tout ce qu’il faut. Il m’a donné un appartement à côté de ce bijou de salle, et tous les jours, à quatre heures, on entre dans mon salon m’annoncer que l’orchestre est réuni. J’ouvre deux portes et je trouve les cinquante artistes immobiles à leur poste, silencieux et bien d’accord. Ils se lèvent courtoisement quand je monte à mon pupitre ; je prends mon bâton, je marque le premier temps, et tout part. Et comme ils vont ces gaillards ! Figurez-vous qu’à la première répétition ils ont exécuté le FINALE d’Harold sans fautes, et l’adagio de Roméo et Juliette sans manquer un accent !… Le maître de chapelle Seifriz me disait après cet adagio : « Ah ! monsieur, quand nous… écoutons cette morceau, nous… toujours… en larmes ».

Savez-vous, chers amis, ce qui me touche le plus dans les témoignages d’affection que je reçois ? C’est de voir que je suis mort. Il s’est passé en vingt ans tant de choses que j’ai l’impertinence d’appeler progressives ! on m’exécute à peu près partout.

Un maître de Breslau vient d’arriver ici ; il me dit que la Société musicale placée sous sa direction a exécuté, le mois dernier, le scherzo de la Fée Mab avec les honneurs du bis ; celui de Dresde est venu à Weimar la semaine dernière et m’a appris plusieurs faits de la même nature. Or a joué des fragments du Requiem à Leipzig, il y a un mois ; mon ouverture du Corsaire se joue partout, et je ne l’ai, moi, entendue qu’une fois. Les autres ouvertures, celle du Roi Lear surtout, et celle de Benvenuto Cellini, se jouent souvent, et ce sont précisément les moins connues à Paris. Avant-hier (riez, ou souriez, chère madame), je me suis surpris, en conduisant l’ouverture du Roi Lear, à ne pouvoir retenir quelque humidité qui voulait tomber de mes yeux. Je me disais que peut-être le father Shakespeare ne me maudirait pas d’avoir osé faire parler ainsi son vieux roi breton et sa douce Cordélia. J’avais oublié cette ouverture que j’écrivis à Nice en 1831.

Il n’y avait point de harpe à Lowenberg, le prince a fait venir la harpiste de Weimar (cent vingt lieues)…

J’ai été interrompu cinq fois pendant que je vous écrivais. Le prince est dans son lit, retenu par la goutte, et furieux de ne pouvoir assister à nos répétitions. À tout instant il m’envoie chercher ; pendant les dîners, auxquels il a la bonté d’inviter les artistes étrangers arrivés ici pour le concert de demain, il m’écrit des billets au crayon qu’un grand laquais galonné m’apporte sur un plat d’argent et auxquels je réponds entre la poire et le baba (car il n’y a pas de frommage ici) (y a-t-il deux m à frommage ? je ne crois pas). Puis je vais passer une demi-heure à côté de son lit, et il me dit des choses !… Il connaît tout ce que j’ai écrit en prose et en musique. Ce matin, il m’a dit : « Venez, que je vous embrasse ; je viens de lire votre analyse de la Symphonie pastorale… » Il n’ose pas se lever pour la répétition d’aujourd’hui dans la crainte d’éprouver une rechute qui l’empêcherait d’assister demain au concert. Il aime ce que j’aime en musique et il déteste ce que je hais.

Croiriez-vous que les quatre répétitions et les deux représentations de Béatrice que j’ai conduites à Weimar, ne m’ont pas fatigué, à beaucoup près, autant que les répétitions du concert de Lowenberg. Je suis brisé, moulu. C’est que l’orchestre de théâtre est un esclave ; il agit en esclave placé dans une cave ; l’orchestre de concert est un roi placé sur un trône. Et puis ces grandes passions des symphonies me retournent le cœur un peu plus brutalement que les sentiments d’un opéra de demi-caractère comme Béatrice.

Pourquoi n’êtes-vous pas là ? quel charme ce serait, pour les auditeurs intelligents qui m’entourent, de vous entendre !… Il y a pourtant, mon cher Jacquard, un jeune homme de dix-sept ans qui serait digne d’être votre élève ; mais il n’a pas une basse comme votre bien-aimée. — J’y vais ! — On vient me chercher ; l’orchestre est à son poste et d’accord ; je vais me chanter la scène de Roméo et Juliette ; je penserai à vous. Ah ! comme ils disent bien la phrase :

notation musicale