Correspondance inédite du marquis de Sade/1775

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 18-47).
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1775







Le marquis occupe ses loisirs à lire et à parer sa maison (Sans date).

Je vous renvoie votre histoire de Provence que j’ai toute parcourue et qui, quoique un peu gauloise pour le style, m’a cependant fait grand plaisir. J’ai marqué l’endroit du trait d’histoire de la Coste, qui est assez intéressant. Cet auteur m’indique un livre que je voudrais que vous me fissiez le plaisir de me procurer, et dans lequel je dois trouver encore de plus grands renseignements sur les événements du dit lieu de la Coste. Ce livre a pour titre :

« Histoire de Gaspard de Simiane, seigneur de la Coste, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, etc., par le sieur de Ruffi, conseiller du roi en son conseil. 1659. »……

Si cette nouvelle histoire de Provence dont vous m’avez parlé est imprimée, vous m’obligerez aussi beaucoup de me l’acheter……

Le coutil n’est pas assez beau, vous voudrez bien en faire demander deux cannes de celui de trente sols le pan, au plus tôt……

Je vous embrasse……


M. de Sade prépare une réfutation des dires de la petite fille qui a été conduite chez son oncle abbé. « Ce 27 janvier 1775 ».

……Je vous prépare une réfutation en règle de tout ce qu’a dit l’enfant, et, notamment, des accusations personnelles de M. l’abbé, tant de ce qui lui a été écrit primitivement par madame, que du départ de Paris fait du plein consentement de la présidente, ainsi que le prouvera une lettre d’elle, que je vous ferai passer, écrite le même jour du départ.

Je suis d’ailleurs plus content que vous du voyage<, et il me paraît que vous avez beaucoup calmé et, ce qui est mieux, que vous avez décidé à faire garder ; ce qui était le plus grand coup……


Madame de Montreuil, émue de l’affaire des petites filles, écrit pour la première fois à Gaufridy et lui demande de reconduire lui-même les enfants à Lyon. « À Paris, le 11 février 1775 ».

Je m’adresse à vous, monsieur, sans vous connaître ni sans en être connue. Mère de la marquise de… ce titre vous suffit pour être convaincu de l’intérêt que je prends à une affaire où elle se trouve compromise, sur laquelle elle vient de me consulter, et qui, par imprudence ou négligence, peut devenir très grave. Vous avez sa confiance et vous la méritez, à ce que M. l’abbé m’a marqué en m’écrivant au sujet des créanciers : en voilà assez pour que je vous adresse des avis sur une affaire qu’il est important, et très important, d’arrêter sans délai. Ma fille m’a écrit pour me consulter sur ce qu’elle devait faire. Je lui ai répondu : « Rendre sans délai tout, mais avec précaution pour éviter de pouvoir être inquiétée ensuite. » Elle me marque les avoir prises en partie, ces précautions, et être munie de tous les certificats de bon état. Soit. Je n’aurais nulle inquiétude sur ce point si les personnes en question n’avaient été que seules avec elle et occupées à filer et à la servir. Mais, plus à portée, vous devez mieux savoir ce qui doit alarmer ou rassurer. Si cela était ainsi… rien à craindre, et point d’autre parti à prendre que de vous les remettre comme à la personne la plus sûre à qui elle puisse les confier (hormis leurs parents mêmes, qui les lui ont remises), pour les conduire à leurs parents, en retirer décharges bonnes, valables et suffisantes pour n’être jamais inquiété à ce sujet ; les leur remettre même en présence du procureur du roi à qui ces parents ont porté plainte comme d’enlèvement fait à leur insu ou par séduction, devant les curés même qui ont écrit à la dame pour les redemander. Faire donner par devant eux le désistement des poursuites commencées, vu qu’on leur a remis ce qu’ils demandaient et qu’on n’a jamais prétendu retenir malgré eux. On a écrit hier d’ici à M. le procureur de Lyon en conséquence, disant que la dame était très fort dans l’intention de ne point retenir malgré leurs parents ces enfants qu’elle avait pris par charité, mais qu’elle désirait seulement les leur rendre avec sûreté et pleine décharge pour elle. Voilà qui est bien dit, mais il faut agir. Partez de là. Menez-les vous-même. C’est une commission délicate, ne la confiez à personne qu’à vous, et une seule personne avec vous dont vous soyez sûr, pour garder ces enfants à portée et en lieu sûr, jusqu’à ce que vous soyez convenus de vos faits avec chacun des parents qui ont réclamé. C’est à vous, monsieur, à régler tout cela avec prudence, conformément aux connaissances que vous avez. J’étais on ne peut pas moins tranquille sur cette affaire. J’ai vu avant hier au soir des nouvelles arrivant de Lyon entre les mains du Commandant. Cette histoire y fait beaucoup de bruit. On y sait la sortie de la petite qui est chez M. l’abbé. On la conte à peu près comme elle est. Cela a achevé d’alarmer les parents qui redemandaient et avaient porté plainte. Ils font beaucoup de bruit et poursuivent. La dame s’est compromise dans les réponses qu’elle a faites au procureur du roi et aux curés. Elle a tergiversé, parlé de couvent, dit qu’on ne les rendrait que lorsqu’on lui aurait remboursé les pensions… puis convenu qu’on était chez elle. Tout cela a aigri, paru plus suspect, et fait un très mauvais effet.

Les jeunes femmes ne savent pas les lois et la conséquence des affaires, et elle peut se trouver grièvement compromise dans celle-ci. Allez sur le champ la trouver, monsieur ; lisez-lui ma lettre, qu’elle vous lise aussi ce que je lui ai écrit avant-hier en réponse aux conseils qu’elle me demandait. Agissez sans délai. Il n’y a pas un moment à perdre. Au point où est cette affaire, il ne faut pas la traiter par écrit. Allez à Vienne et à Lyon négocier ; le faire en cette occasion par écrit serait peut-être fournir des armes contre soi. Vous savez assez les lois pour m’entendre et me deviner……


M. de Sade estime que la femme Desgranges doit se désister de sa plainte, puisque madame de Montreuil le veut ainsi. (Sans date).

Il faut que la femme Desgranges se désiste, mon cher avocat, (et cela vous me voyez autorisé à l’exiger par la lettre ci-jointe que je reçois de madame de Montreuil) des plaintes par elle portées au procureur du roi de Lyon, en vertu desquelles le dit procureur du roi a commencé une information……

Vous me renverrez, je vous prie, cette lettre de madame de Montreuil après l’avoir lue. Le jupon a fait le plus grand effet et on est aujourd’hui de la meilleure humeur du monde……


Madame de Montreuil correspond avec l’avocat sur les voies à suivre pour étouffer l’affaire de Lyon. (9 mars 1775).

J’ai vu avec satisfaction, monsieur, la manière dont vous avez terminé l’affaire, et la construction des décharges dont vous avez très bien fait, et monsieur l’abbé, de m’envoyer des copies en règle. Ayant la principale d’icelles, j’en ai envoyé un exemplaire à M. le procureur du roi de L. en lui écrivant vivement sur la nécessité de punir, ou d’en imposer à la femme que ma fille m’a nommée. J’aurai sûrement réponse dimanche ou lundi…… J’ai grande impatience d’apprendre que la suite est terminée. Je ne pense pas que la femme Lagrange puisse rien faire quand elle aura donné ce qu’on en exige. J’ai conseillé à la dame de s’en remettre sur cela à votre prudence. Pour la personne qui est à Saum… c’est celle qui m’inquiète le plus à cause de la jaserie. La dépayser est dangereux et deviendrait très grave. La laisser où elle est aurait d’autres inconvénients. Un couvent, jusqu’à ce qu’on puisse la rendre avec sûreté quand tout sera calmé, me paraît le mieux. Couvent choisi ou personne sûre dans un lieu isolé, où on en puisse répondre, et de bons procédés si elle ne caquette pas, lui persuadant qu’elle est la première intéressée à ne rien dire parce que ce qu’elle dirait lui serait désavantageux et lui ferait tort par la suite……

Il y a trop d’aigreur entre les proches de M. de Sade et ma fille pour espérer qu’ils puissent jamais marcher d’accord. M. l’abbé de Saum… surtout. D’ailleurs ils ne défèrent à rien de ce que j’avais eu l’honneur de leur demander, quoi que ce fût des démarches bien combinées et bien réfléchies dont il n’était pas à propos de détailler les raisons par écrit. Ils nous font l’honneur de nous prendre pour des imbéciles, apparemment. Quoi qu’il en soit je suivrai avec activité tout ce qu’il faudra faire pour la réhabilitation de l’honneur et la conservation des biens……


La marquise est mécontente de l’abbé de Sade et demande à l’avocat de venir arranger les choses avec la femme Desgranges qui menace de quitter la Coste sans avoir rien promis. (14 mars 1775).

……Ma mère est furieuse contre M. l’abbé de Saumane de ce que, conservant toujours sa stoïque tranquillité, il n’ait pas encore voulu faire le voyage d’Aix tandis qu’elle lui avait formellement mandé de le faire. Cet acharnement à ne vouloir pas servir son neveu est par trop ridicule et le démasque trop complètement et justifie bien tous nos procédés envers lui. Je voudrais bien que vous trouvassiez le secret de lui faire comprendre et passer tous les sentiments de ma mère à cet égard. Au reste, vous ne parlez point du tout d’être ici mardi soir, comme je vous en ai supplié, pour terminer l’affaire de cette femme qui veut absolument partir mercredi…… De grâce soyez mardi soir ici ou tout est perdu et, en y venant, n’oubliez pas d’apporter la lettre de monsieur du Vignos, ou sans cela on nous traînera encore du côté du couvent et jamais cette chienne d’affaire ne finira……

Mademoiselle Gothon vous prie de lui apporter des gants à choisir, mais, pour Dieu ! ne nous laissez pas dans l’embarras avec cette femme et venez mardi au soir avec la lettre de monsieur du Vignos. Je vous envoie le cheval que vous garderez pour cela.

Vous voudrez bien mettre les lettres sous une enveloppe, afin que la femme ne puisse pas les voir et nous faire enrager jusqu’au moment de votre arrivée. Peut-être que quand elle vous verra, pour vous faire plaisir, elle attendra quelques jours encore. Mais il faut absolument que vous lui parliez.


L’abbé de Sade ne veut ni faire des démarches ridicules ni garder plus longtemps la petite qu’on a placée chez lui. « À Saumane, ce 28 mars 1775 ».

……Je viens à madame de M… Vous avez été plus heureux que moi, monsieur. Je n’ai point reçu de réponse à la lettre que je lui ai écrite il y a plus d’un mois, au nom de la famille, pour lui demander trois choses nécessaires et urgentes. C’est aussi nous traiter trop mal et j’en suis ulcéré à un point que je ne puis vous exprimer. Tous mes parents pensent de même. Jugez comme je suis disposé à exécuter les volontés de cette dame et à faire le voyage ridicule qu’elle me propose. Non, monsieur, je n’irai point à Aix pour faire une demande absurde à monsieur le procureur général. Je ne ferai ce voyage que quand on aura obtenu un arrêt du conseil qui, en évoquant l’affaire, en renvoie la décision au parlement d’Aix. C’est l’avis de ma famille et je m’y conformerai, bien fâché que cela ne cadre pas avec les idées de cette dame qui nous regarde comme des automates faits pour se mouvoir suivant ses volontés et qui déclame sans cesse contre moi en me supposant des torts imaginaires, comme je vous l’ai démontré. Je ne l’importunerai plus par mes lettres puisqu’elle ne daigne pas me faire réponse dans les occasions les plus essentielles.

Je vous prie très instamment de faire tout ce que vous pourrez pour me débarrasser de cette petite fille que je garde chez moi par un excès de complaisance pour des gens qui n’en méritent aucune de ma part et avec qui je ne veux avoir aucun commerce. Quand j’aurai le plaisir de vous voir, je vous dirai bien des choses que je ne puis pas confier au papier. Je suis charmé que madame de Montreuil ait confiance en vous. C’est tout ce qu’elle peut faire de mieux……


Le marquis n’a pas de secrets pour l’avocat et n’est occupé que de ses lectures. (Sans date).

En vérité, cher avocat, vous avez bien perdu votre temps d’écrire deux pages pour une lettre ouverte ; s’il y a quelque chose de simple au monde, c’est de décacheter une lettre à son adresse. Mettez-vous bien, une bonne fois pour toutes, dans la tête que, sur quelque chose que ce soit, vous n’aurez jamais besoin de justification avec moi. Ma confiance est trop entière pour cela et je ne ferais pas adresser mes lettres les plus secrètes purement et simplement à votre adresse comme je le fais, si cette confiance n’était bien établie ; ouvrez-les donc tant qu’il vous plaira à l’avenir ou par mégarde ou sans mégarde ; répondez-y de même, si vous voulez ; vous me ferez grand plaisir, car c’est de tous mes supplices le plus grand que celui d’écrire une lettre.

Je vous envoie décachetée celle qu’il m’a pris fantaisie d’écrire à La Combe, libraire du Mercure ; lisez-la, marquez-moi ce que vous en pensez, et faites-la partir cachetée de votre scel, timbrée de votre ville, affranchie de votre argent et adressée de votre main. Sur ce, je prie Dieu, cher avocat, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde ; ce lundi.


Le marquis pense à faire payer ses dettes par la présidente et a obtenu de l’abbé qu’il garde encore la petite fille. (Sans date).

En l’absence de madame qui est allée faire un petit voyage de trois jours je vous prie d’envoyer, monsieur,

Vous voyez qu’il ne sait ce qu’il dit et que je suis de retour
six livres de pain
une pièce de lard
six livres de cassonnade

et surtout la gazette dernière que votre clerc annonça dans le paquet et qui bien certainement n’y a pas été mise. Travaillez, je vous conjure, à l’état des dettes. Perrottet vous remettra demain celui de la Coste.

M. l’abbé à consenti à garder encore la fille chez lui. Je vous embrasse de tout cœur.


Madame de Montreuil travaille activement à étouffer l’affaire de Lyon, malgré sa gravité, et déplore la situation où elle voit sa fille. « Ce 8 avril 1775 ».

J’ai reçu votre lettre, monsieur, et j’en attends la suite. Bien des fois en ma vie [j’ai été] trompée, injustement persécutée, trahie enfin. Le serai-je encore ? Je me fie à vous. Les papiers que vous m’avez fait passer sur les gens de Lyon sont bien faits, en bonne forme et me seront utiles pour servir de rempart aux suites de cette affaire, si l’on voulait, comme on s’est mis en devoir de le faire, revenir contre et porter plainte, ce que Berh a tenté. Je sais qu’on a éludé de la recevoir, et si on s’y obstine en s’adressant à d’autres (car vous savez combien de gens sont, par leurs charges, dans une juridiction, autorisés à recevoir des plaintes) je serai aussitôt avertie. Et ayant consulté ici, pièces en mains, je crois qu’on peut être tranquille sur ce point. Ce n’est pas le tout de dire, il faut prouver. On prétend à la vérité que les preuves existent sur le corps, les bras, et sont analogues aux dires des enfants. C’est sur quoi, de vous à moi, vous devez savoir à quoi vous en tenir car vous avez dû, en homme prudent, vous assurer de la vérité. Elle seule peut déterminer la manière dont on en doit user. Le dire est-il prouvé fondé ? Il faut adoucir au lieu d’aigrir en sévissant. N’est-ce que des fables ourdies d’après les anciennes histoires pour se faire payer le silence ? Il faut alors hautement faire tête à l’orage, et, le mensonge prouvé, demander justice contre la calomnie. On était prêt à me la faire lorsque Berh a parlé et montré et fait entendre ses enfants à la personne à qui je m’étais adressée. Voilà pourquoi l’on ne m’a point fait de réponse. Si la femme Abbadie eût été alors en prison (vous savez qu’il faut dire les raisons dans les vingt-quatre heures), qu’aurait-on dit ? Furieuse de cet esclandre elle aurait tout fait pour se justifier et nous eût bien embarrassés peut-être.

J’ai fait envoi à M. le procureur du roi des pièces justificatives qui regardent La Grange, comme j’avais fait celles de Berh, et prends le parti de voir venir en attendant les éclaircissements, car faire parler, offrir des accommodements est peut-être les enhardir, faisant voir qu’on les craint. D’ailleurs les reproches, quoique déplacés, que madame de S. me fait sur cela (dans sa lettre du vingt-quatre timbrée d’Orange et sous cachet étranger) sur les affaires antécédentes m’arrêteraient absolument, quand même j’y croirais de l’utilité. Il semblerait que je suis cause des affaires qu’on leur suscite. Eh ! mais « je ne l’empêche pas de demander et d’obtenir justice de ses calomniateurs, si calomnie il y a !… »

Les enfants ne se plaignent nullement d’elle, au contraire. Ils en parlent comme étant compromise elle-même et la première victime d’une fureur qu’on ne peut regarder que comme folie. Mais ils chargent furieusement l’autre. Une mère peut-elle être tranquille de savoir sa fille enfermée sous le même toit, et dans l’incertitude au moins si ce qu’on lui dit du sort de cette fille est vrai ou altéré ? Si au moins ils n’étaient pas ensemble, je prendrais plus de calme. Chaque lettre que j’ouvre me fait frissonner et depuis longtemps je dévore mes inquiétudes. Lui en parler serait inutile. Je sais trop bien que tout ce qui lui arrive, ou en part, passe par les mains de monsieur, ou, peut-être, lui est remis par son fidèle Carteron, dit la Jeunesse, avant de l’être à elle.

Il serait très dangereux de laisser aller celle qui est chez monsieur l’abbé. Il faut qu’il la fasse garder à vue, la traite bien et la contienne jusqu’à ce que l’on soit arrangé, et qu’il ne la laisse pas voir à des allants et venants ; dites-le lui bien de ma part, je vous prie, jusqu’à ce que toutes les affaires soient arrangées.

P. S. Vous avez interrogé celle [?] M. l’abbé ; au moins dites-moi de grâce ce qu’elle vous a dit. Vous me devez cette confiance. Vous le devez à la sûreté d’une femme aussi malheureuse que celle que vous plaignez. Si tout ce qu’on dit est vrai, que ne peut-il arriver d’un moment à l’autre ! Ah ! je n’ai que trop de raisons d’y croire ! Ne pensez pas que, quoi qu’on fasse, il lui échappe jamais une plainte. Elle se ferait hacher plutôt que de convenir de rien qu’elle crût pouvoir lui nuire. Serait-ce lui nuire, hélas ! que de se mettre en sûreté elle-même. Ce serait au contraire parer à des malheurs pour elle qui tourneraient contre lui et qui n’arriveront pas quand il n’y aura pas matière.

Dans son ch… avec elle, il se croit trop fort, trop en sûreté, et se permet tout. Ailleurs il se contient davantage. Et même là, si elle n’y était pas, il manquerait de moyens pour satisfaire à ses égarements et, par conséquent, n’en aurait pas d’espèce dangereuse. Qu’il s’amusât avec des crimes au dedans ou au dehors, ce serait une occupation qui n’aurait d’autre inconvénient qu’un peu plus de dépense en apparence, mais qui, au fait, ne coûterait pas plus que ce qu’on a fait d’autre part jusqu’ici. Ne pourriez-vous pas conférer avec Saumane sur les moyens de pouvoir procurer quelque sûreté, quelque adoucissement enfin à cette pauvre prisonnière, car on dit que tout est bien fermé et qu’il ne lui est pas permis de sortir. On le craint trop et cette opinion qu’il a semée fait sa force et son malheur. J’attends votre réponse sur tout avec impatience. Vous n’avez rien à craindre. Envoyez par telle poste ce que vous voudrez, si vous craignez la vôtre. Vous n’avez besoin de rien signer et soyez sûr que dès que j’aurai lu votre réponse elle sera anéantie. Faites-en autant de celle-ci, crainte d’aucune surprise.


Le marquis pense au solide et met dans la bouche d’autrui les paroles qu’il n’ose pas dire lui-même. (Sans date).

M. Perrottet, monsieur, m’annonce que vous avez eu une foire brillante. Je vous en félicite. Pour nous, pauvres malheureux, loin des grandeurs des villes, nous n’en avons pas seulement eu un misérable chou, et la pauvre Gothon, qui dit qu’Apt regorge d’excellentes choses dont vous ne voulez nous faire participer en rien, s’apprête à vous aller livrer un assaut en règle si vous n’avez un peu pitié d’elle demain en lui envoyant cardes, choux-fleurs, asperges, fèves, petits pois, carottes, panais, artichauds, truffes, pommes de terre, épinards, raves, radis, de la chicorée, de la laitue, du céleris, du cerfeuil, du cresson, des betteraves et autres légumes……

On dit qu’on vend chez Sablières. S’il s’y trouvait un clavecin, grand ou petit, vous m’obligeriez infiniment de me le retenir ; je le prendrai sur le champ. S’il s’y trouvait aussi quelques livres, mandez-moi, je vous prie, à peu près ce qu’on peut se procurer là……

Je ne sais si je vous ai dit que nous avions reçu une lettre du prévôt de Marseille qui presse pour envoyer l’état des dettes et qui fait entendre qu’on n’attend plus que cela pour faire passer des fonds, et que ce sera lui qui acquittera. C’est de là où j’ai pris mon texte pour ma dernière lettre à Fage. Je cite la lettre ; c’est l’abbé de Sade que je fais parler, et il parle ferme, vous pouvez vous en fier à moi. « Cet homme (lui fais-je dire) est donc dans un labyrinthe affreux puisqu’il ne peut finir ses comptes ; cet embarras semble ne faire honneur ni à sa capacité ni à son honnêteté, etc… » Songez que c’est l’abbé de Marseille qui parle ; ce n’est pas moi !


Madame de Montreuil pense que l’affaire de Lyon est arrêtée, mais entretient l’avocat des difficultés que présente la cassation de l’arrêt d’Aix. (À Paris, le 29 avril).

……À mon retour ici je n’ai trouvé aucune nouvelle de Lyon. À moins que vous n’en ayez de contraire, j’ai lieu d’espérer que rien ne s’y suit. Si vous aviez quelque raison d’en penser autrement, avertissez m’en sans délai. Je n’ai personne du tout à présent dans cette ville à qui je puisse m’adresser avec confiance. Je ne connais pas de gens en sous-ordre ; d’ailleurs c’est à ceux-là précisément qu’il ne faut point écrire. Ce serait marquer de la peur et cela enhardirait ceux qui ne demanderaient pas mieux que d’en inspirer pour tirer de l’argent. Il est des occasions pourtant où il vaudrait mieux se sacrifier que de laisser aller une procédure. Si M. de Sade eût usé de cette manière, lorsqu’il était à Marseille avec ses poches pleines, au lieu de s’en revenir tranquillement et garder huit jours de silence, il aurait évité le malheur qui s’en est ensuivi. Cela est fait, il s’agit de réparer si l’on peut. Dites encore à madame de S. qu’il ne faut pas qu’ils s’imaginent la chose si facile et qu’en me persécutant d’une manière insultante comme ils le font jusqu’ici, ce soit un moyen de hâter…… Ils doivent sentir que mon mémoire est bien fait, mais qu’il est faible sur des articles parce qu’il ne peut pas être plus fort, notamment sur celui des moyens de cassation ou révision sans se constituer, que c’est pourtant à ces moyens qu’il faut s’en tenir. Je cherche à découvrir des exemples convaincants, en même nature que notre affaire. Je crois être bien assurée de la bonne volonté des chefs d’Aix ; mais on voudrait des ordres de la Cour pour être autorisé d’agir. Encore cette tournure n’est-elle pas sans inconvénients, mais c’est pourtant la meilleure. Ici je trouve autant de bonne volonté dans M. le garde des sceaux, mais un chef de la justice encore à peine établi craint de se compromettre toutes les fois qu’il ne trouve pas la marche qu’on lui propose autorisée par les lois. Les ministres et lui-même ne jugent pas à propos de recourir à la voie de la pleine autorité du roi au conseil des dépêches, parce qu’on ne juge pas devoir salir l’imagination d’un jeune prince du récit des détails de cette procédure, qui d’ailleurs l’indisposerait trop contre celui qu’elle regarde. Il vaut mieux éviter de lui en parler si l’on peut……

Je ne trouve pas clair dans votre lettre que la dame ne soit pas enceinte. C’est un article dont je vous prie de vous éclaircir avec sûreté et sans délai pour me le dire. Soyez sûr que je ne vous compromettrai jamais. Ce qui me fait craindre est qu’elle me manda l’être à son arrivée, en novembre ou décembre. Je ne lui ai jamais rien répondu à cet article. Si elle l’est, il doit y paraître. Ce serait un grand malheur pour elle et un objet de plus d’inquiétude pour moi.


M. de Sade souffle à l’avocat ce qu’il voudrait lui faire dire à la Présidente. (Sans date).

Je voudrais que vous écriviez à madame de Montreuil la phrase suivante :

« Il me semble pourtant, madame, qu’en approfondissant les raisons qui engagent M. et madame de Sade à vous presser, vous y trouveriez plutôt des motifs de joie et consolation que des raisons d’humeur et d’ennui. Leur honneur, celui de leurs enfants, me paraît être le seul véhicule ; il est même impossible qu’il y en ait d’autre. N’est-ce donc pas une véritable satisfaction pour vous, madame, que de voir vos enfants concourir, désirer [?] avec chaleur tout ce qu’inspire un sentiment si noble ; et ce qu’il peut y avoir d’un peu trop pressant dans leurs démarches, vu de ce côté, me paraît mériter plus d’indulgence que de courroux, à d’autant plus juste titre, ce me semble, que, quand ils ne vous auront plus que des obligations, leur cœur, que je sais vous être tout dévoué, désavouera bientôt les mouvements déplacés de leur légitime vivacité.


Madame de Montreuil fait remettre secrètement à sa fille un billet relatif à Nanon.

Je vous prie, monsieur, de vouloir bien, peu après le reçu de la présente, vous rendre au château sous quelque prétexte, si vous en avez besoin, et remettre à la dame ce billet en particulier. Ne le confiez à personne qu’à vous-même. Faites en sorte de lui remettre tête à tête, afin qu’elle l’ouvre devant vous pour pouvoir vous en faire la réponse. Il est de la plus grande conséquence, pour elle surtout, que personne, ni M. de Sade, n’en ait connaissance, quand même elle serait d’accord avec lui sur l’objet qu’il contient. Que sait-on ? Un moment de faiblesse et de changement dans les idées pourrait le porter au repentir ou à l’indiscrétion. Elle en serait la victime. Une créature capable de tout cela est méchante et qui sait à quel degré ! Et on ne doit pas compter sur la tête du maître. Pour sa sûreté même faites-lui brûler le billet devant vous pour qu’on ne puisse le lui surprendre tôt ou tard. Il s’agit de N.n… Je me fie à vous. Sentez bien l’importance de la commission et du fait. Ce 14 juin.

Tâchez que ce soit à la promenade hors du château parce que vous pourriez croire être tête à tête qu’il soit caché derrière quelque coin, rideau ou cache, et voir et entendre. Je l’ai vu jadis coutumier du fait. Plus encore à présent qu’il se méfie de tout. Dites-moi au vrai comment est sa santé à elle à présent.


Le marquis pense que les difficultés qu’on lui suscite de toute part sont l’ouvrage de ses proches et ne peut encore quitter la Coste. (Sans date).

……Madame de S. arriva d’Aix hier bien mouillée. Il faudrait six pages pour vous tout dire et je remets cela à notre première conversation. En deux mots : bien des services de la part du prévôt de Marseille, beaucoup de bonne volonté de la part des juges d’Aix (sous le secret au moins), beaucoup de lenteur et d’entortillage de la part de la présidente, et des excès de méchancetés et d’horreurs de la part de tous les autres Sade d’Avignon, refus de passeport pour voyager de la part du vice-légat qui prétend au contraire avoir des ordres pour m’arrêter. D’où cela peut-il partir si ce n’est de mes chers et affectionnés parents ? Mais ces coups-là ne sont pas à craindre ; ils m’effraient peu. L’abbé de Saumane n’a pourtant pas paru à Aix ; c’est à Aiguières qu’ils ont été voir les Sade d’Aiguières. Qu’ont-ils été faire là ? Cela n’aurait-il pas l’air d’une conspiration générale de tout ce qui porte le nom. Au reste, c’est au diable à découvrir tout cela, car cela a bien l’air d’être son ouvrage.

Le procureur du roi de Lyon servit à merveille. C’est de lui que sont les mémoires envoyés à Aix contre moi, qui pourtant n’ont rien produit. Le prévôt a tout calmé et la bonne volonté est la même.

Vos dames d’Apt sont charmantes (j’ai toujours eu lieu de me louer de leur politesse et de leurs bons propos) ; elles ont publié à Avignon que j’étais depuis le matin jusqu’au soir a courir toutes les villes des environs et que j’effrayais tout le monde. Je passe pour le loup-garou ici. Les pauvres petites poulettes avec leurs mots d’effroi ! Mais pourquoi s’en plaindre ? C’est l’usage, on aime à prononcer le sentiment qu’on inspire. Adieu mon cher avocat, je vous quitte car j’ai de l’humeur…… Voilà mon voyage reculé. Je vous embrasse.


Madame de Sade accuse Nanon de lui avoir dérobé des couverts d’argent et veut qu’on s’assure d’elle sous ce prétexte.

Nanon vous en a imposé, monsieur, dans tout ce qu’elle vous a dit. Premièrement, il s’en faut qu’il lui soit dû la somme qu’elle répète. Secondement, elle n’a point du tout demandé son congé et, troisièmement, elle n’a point été battue. La vérité du fait est que cette fille vint me dire hier un million d’impertinences, que je l’envoyai promener et que, sur cela, elle décampa comme une folle en continuant de dire mille mauvaises raisons. Il est certain qu’à l’instant de son départ, sur les vérifications promptes, et devant témoins, qui ont été faites de l’argenterie, il s’est trouvé trois couverts d’argent de moins. N’est-il pas vraisemblable qu’elle est coupable et ne s’est-elle pas mise dans le cas d’être soupçonnée ? Maintenant je vais vous expliquer ce qui m’a fait rendre ma plainte si vite et profiter de cette occasion pour la faire arrêter. Vous sentirez dans ce que je vais vous dire la nécessité de le faire et de le faire fort vite.

Cette fille est cause de tout le train de cet hiver ; c’est elle qui a mis dans l’embarras de toutes les petites filles. En un mot c’est une créature fort dangereuse tant par ses manœuvres que par ses propos. Ma mère instruite de tout travaille maintenant à la faire enfermer (c’était le sujet de cette lettre mystérieuse que vous fûtes prié de me remettre cet hiver). Dans celle que j’ai reçue hier d’elle elle me mandait que c’était tout au plus l’affaire de quinze jours, m’enjoignant très expressément de la garder à vue et surtout de ne la pas laisser évader. Vous sentez donc d’après cela, monsieur, l’extrême nécessité qu’il y a de profiter de la circonstance. Je vais vous suggérer trois moyens pour la fixer. Je laisse à votre prudence le choix du meilleur. Le premier serait de profiter de la procédure que j’ai commencée et de la tenir en prison sous ce prétexte, jusqu’à l’arrivée de la lettre de cachet ; le deuxième de faire l’impossible à la renvoyer par douceur lui disant qu’il est de son honneur, pour se justifier de ce dont on la soupçonne, de rester encore quinze jours ou trois semaines dans la maison et que vous lui répondez qu’au bout de ce temps on ne lui fera aucune difficulté de lui donner son congé. Le troisième serait de lui faire effectivement son compte et de tâcher de la faire placer à Apt chez quelque ami sûr où l’on puisse l’avoir au besoin et où elle ne parlât pas.

De ces trois moyens, le premier me paraît le plus sûr, mais, quel que soit celui que vous choisissiez, je vous demande instamment d’en trouver un qui la retienne encore quelque temps, parce que cette fille irait se joindre à la cabale de Lyon et deviendrait fort dangereuse, que ma mère d’ailleurs me recommande avec les plus vives instances de la garder et que, si nous ne réussissons pas à cela, elle accusera encore M. de Sade d’être cause de ce que l’on n’a pas fait enlever cette fille tel qu’elle le désire et qu’elle l’a fort à cœur. Je vais tâcher, puisqu’elle est à la Maison-Basse, de la faire décider à vous aller trouver et dans le courant de la journée de vous faire passer son compte exact. Je vous conjure de faire réussir cette affaire, étant plus d’importance que vous ne pouvez penser. Je suis fâchée qu’elle arrive dans une circonstance où vous ayez déjà tant d’embarras. Tâchez qu’elle n’aille pas à Lyon. Songez que c’est très important. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

M. de Sade, ce 21 juin 1775.

S’il était possible que Blancard pût nous donner un homme pour la conduire en sûreté à Paris entre les mains de ma mère j’en paierais bien volontiers le voyage. Ce vol, la procédure commencée, l’envie de sauver cette fille et de la remettre entre les mains de ses parents (elle en a à Paris) tout cela ne pourrait-il pas faciliter cette voie ?……

Elle est à la Maison-Basse d’où elle vient d’écrire mille impertinences et horreurs, disant qu’elle va à Aix.


M. de Sade redoute les suite de l’affaire de Nanon si la présidente ne la prend en mains. (Sans date).

De tous les partis proposés hier, le meilleur a été d’amadouer jusqu’à ce que vous savez (que je n’explique pas et que vous entendez). On a fait une trêve jusqu’au trente de ce mois, au-delà duquel terme on ne veut pas rester une minute. C’est déjà beaucoup que d’avoir gagné cela. Nous capitulerons après pour le reste. Il est difficile qu’après ce que madame a écrit hier (par un exprès à Orange) cela tarde plus que le quinze de juillet. Nous vous demandons instamment d’écrire samedi pour presser et, pour ne pas nous contrarier, vu que nous avons forcé le tableau pour qu’on se pressât davantage, mettre mot à mot la phrase suivante : « Rien ne presse davantage, madame. J’ai entendu moi-même les horreurs et les impostures que profère cette créature, et, en un mot, la circonstance est telle, par tout ce que madame de Sade vous a mandé dernièrement, qu’il arriverait les plus fâcheux inconvénients si l’ordre n’est pas à Aix ou à Apt du douze au quinze juillet. Peut-être a-t-on été trop vite en besogne, mais le cas l’exigeait et votre envoi nous tire d’affaire. Pressez-le, je vous en conjure ». De grâce mettez cette phrase mot à mot ou, sans cela, nous mettant en contradiction, vous retarderiez l’effet et nous mettriez dans le plus grand embarras. Nous avons écrit que de notre plein droit et autorité, sur un simple simulacre de procédure, nous avions fait mettre le sujet en prison au château ; que nous trouvant dans l’embarras, faute de preuve, il était difficile de faire son procès et qu’il faudrait conséquemment l’élargir dans peu, et qu’alors, si la chose n’était pas arrivée, cela nous mettrait dans un double embarras. La présidente aura le feu sous le ventre en entendant cela et, comme elle le désire vivement et qu’elle y a déjà travaillé, soyez sûr qu’elle ira un train du diable. Il faut donc que vous preniez l’esprit de cette histoire et que vous la souteniez dans votre lettre, d’autant plus que j’ai dit que l’expédient était venu de vous. C’est vous mettre à merveille dans son esprit et elle vous en remerciera car tout ce qu’elle voulait était qu’on pût trouver un moyen de s’assurer de cette créature en attendant qu’elle obtint…… Mais l’objet principal de cette lettre-ci, mon cher avocat, est pour vous prier de me débarrasser décidément de Saint-Louis, et cela sans plus, je vous en conjure, me demander de grâce ni de pardon pour lui. Il a eu une conduite affreuse dans toute cette affaire, n’a cessé d’épauler et de soutenir cette fille, et cela jusqu’à l’impertinence et les mauvais propos, a passé par dessus les murs, s’est soûlé, a juré, pesté, envoyé au diable maître et valets. Il n’est en un mot plus possible d’y tenir……

Je vous prie de lui bien spécifier que je lui défends de rester dans la Coste parce que je ne l’y souffrirai sûrement pas. Je suis en droit d’expulser de ma terre tous gens indomiciliés et sans aveu. Hors de chez moi il tombe dans cette classe et je l’en ferai sûrement déguerpir ; par exemple, sans se compromettre, Blancard peut lui dire qu’il est chargé, de la part de madame, de ne pas l’y souffrir. Ce mot fera le plus grand effet et je supplie instamment Blancard de le lui dire……


M. de Sade entretient l’avocat de la plainte que la mère de son jeune secrétaire vient, à son tour, de former. (Sans date).

……Que dites-vous de tout ce nouveau train ? Cette mère du jeune secrétaire qui ne demandait nullement son enfant, qui, par toutes ses lettres même, lui recommandait de s’attacher à moi et de me bien servir, arrive maintenant sans prévenir faire un carillon du diable à Aix. Il est clair qu’on y travaille sourdement contre moi et qu’on ne veut éclater que lorsque tout sera bien en règle. On veut cet enfant de plus pour lui faire déclarer sans doute de nouvelles impostures. Cette conduite du procureur du roi de Lyon est bien extraordinaire. Ils ont endormi, aveuglé ma belle-mère et ils la trompent. Nous l’avertissons par celle-ci et lui donnons décidément l’alarme sur ces nouvelles manœuvres qui réellement paraissent inquiétantes. Mandez-moi, je vous en conjure, ce que vous en pensez.

M. de Castillon s’est conduit dans ceci avec une prudence et une envie de servir qui mérite à jamais notre reconnaissance. Ah ! grands dieux ! si nous eussions encore eu les imbéciles du temps passé c’était une affaire à faire tirer à quatre chevaux… au moins ! Ce magistrat me paraît bien sage, bien honnête et bien raisonnable. Enfin madame est partie pour aller elle-même remettre l’enfant entre ses mains et le ramener si elle veut, attendu que nous avons calculé qu’il fallait ôter les armes à ces gens-là le plus possible……


Madame de Montreuil communique à Gaufridy la lettre où le ministre lui annonce l’envoi d’une lettre de cachet pour Nanon. (À Paris, le 6 juillet).

Voici une lettre, monsieur, qui, à la suite de ma dernière, vous instruira suffisamment. Je vous la fais passer afin que, si on ne juge pas la maison d’Arles assez sûre et convenable pour parer aux inconvénients, voyant par cette lettre qu’on ne la choisit que comme ayant été indiquée, on pourra prendre sur soi ce qui sera à propos et sûr par là de n’être pas désapprouvé du ministre dont, au surplus, je pense que les ordres portent tout ce qui convient : humanité, mais secret et sûreté……

Dieu veuille sur le tout conduire la barque à bon port car l’affaire d’Aix va se mettre en train !……


Lettre du ministre à madame de Montreuil à Versailles, le 5 juillet 1775.

Je viens, madame, d’expédier les ordres du roi nécessaires pour faire enfermer la nommée Nanon Sablonnière à la maison de force d’Arles, que vous-même indiquez. Je les adresse à l’exempt de la maréchaussée d’Apt pour qu’il les mette à exécution.

J’ai l’honneur d’être avec respect, madame, votre, etc…


Madame de Montreuil affirme qu’elle n’est pour rien dans les ordres qui ont été donnés contre M. de Sade ; « les récidives perpétuelles des mêmes faits » en sont la seule cause. (Au château de la Verrière, le 26 juillet 1775).

……J’attends avec impatience ce que vous devez me mander sur N.on et si elle n’aura pas profité de l’occasion pour s’esquiver. Comme vous me paraissez n’avoir nulle inquiétude sur ce point cela me rassure.

Vous avez bien raison de dire qu’il n’y a pas apparence que ceci se soit passé à mon instigation. Il faudrait que je fusse bien bête pour imaginer de faire surprendre un homme dans le moment où il est informé qu’on doit venir chez lui précisément pour y arrêter quelqu’un et où, par conséquent, il est à croire qu’il aura soin de s’absenter ou de se cacher puisqu’il est toujours sensé n’y être pas. Ce n’est pas ceci, monsieur, qui nuirait à Aix et qui retardera l’effet des soins que je m’étais donnés et les mesures prises pour déterminer messieurs d’Aix. Ce sera la conviction dont ils sont que la personne qu’on veut blanchir tient toujours la même conduite, et la dépravation qui l’a noircie et qui excite le cri public qu’ils ne veulent pas faire retomber sur eux……

Pour le moment je ne pense pas que cette histoire ait d’autre suite. Il se sera évadé ou caché, comme il l’a déjà fait, et, s’il se tient tranquille, et que sa femme ne continue pas à se compromettre et à lui donner des facilités indignes d’elle et de lui, dans quelque temps on n’y pensera plus. Mais sont-ils assez sensés l’un et l’autre pour tenir cette conduite ? J’en doute. Et, s’ils sont ensemble, on sera toujours autorisé à croire les mêmes choses et à les craindre pour elle-même qu’il entraînera dans l’abîme avec lui. Vous sentez qu’il faudra cependant mettre tout en usage pour la garantir de sa propre faiblesse, et je vous le recommande en tout ce qui vous sera possible. Soyez sûr d’être avoué de moi dans tout ce que vous ferez pour le bien.

Ses malheureux fils qui sont ici sous mes yeux me percent l’âme, mais je ne puis faire l’impossible quand le père et la mère par leur conduite détruisent toujours mon ouvrage quand il est prêt à finir……


Le marquis a passé en Italie et donne les premiers détails sur son voyage. (10 août 1775).

……Le diable ici est de s’entendre ; pas une âme ne parle français et je suis fort éloigné de parler encore italien. J’y travaille cependant comme un diable ; le chevalier de Donis prétend que je n’en viendrai pas à bout sans une maîtresse italienne et je l’assure (et vous aussi) que c’est un moyen dont je ne me servirai sûrement pas. Mandez-moi bien des nouvelles, bien des détails, écrivez toujours bien gros et aimez-moi toujours un peu car je vous suis et vous serai toute ma vie bien sincèrement attaché……

Recommandez toujours exactement à votre ami d’Aix d’affranchir les lettres qu’il me fait passer. Envoyez-moi je vous prie au plus vite le nom de la fille de M. de Donis mariée à Mazan. Croiriez-vous que j’ai fait la bêtise de l’oublier, ce qui a paru assez singulier ici. Mais telle est ma pauvre tête ; j’oublierai bientôt mon propre nom je crois… Madame de Valette, le voilà qui me revient en cachetant ma lettre !


Le marquis est fatigué de la route qu’il a faite et attend un envoi de mille écus. (Sans date).

Madame de Sade a dû sûrement vous dire, mon cher avocat, combien je la presse de m’envoyer mille écus. Je vous demande instamment de tout tenter pour me les faire passer au plus tôt. Par cet arrangement je laisse tout le monde tranquille jusqu’à Pâques et ne reparais plus qu’à cette époque. Mais vous sentez combien il est nécessaire d’avoir mon argent d’avance pour savoir (d’avance aussi) si je peux continuer ma route. Au nom de Dieu, mettez tout en usage pour me faire cette somme et me l’envoyez au plus tôt ! Ne parlez à personne de mon retour ; laissez croire que je ne reparaîtrai pas de fort longtemps et que vous savez positivement que, même mon affaire finie, je ne veux revenir de deux ou trois ans. Cette idée est extrêmement essentielle à répandre…… Nous sommes arrivés aux deux tiers de notre route (dont je vous écris) en assez bonne santé, mais bien fatigués, les chevaux et les hommes rendus et abîmés des montagnes terribles et des excessives chaleurs ; je n’en ai de ma vie ressenti d’aussi fortes. De grâce, démêlez la fusée et tâchez de savoir de qui est l’esclandre dernière ; j’en suis bien inquiet.

Quelques détails aussi sur la route et l’arrivée de Nanon à Arles. Je vous embrasse de tout mon cœur.


M. de Sade sera obligé de repasser les monts s’il ne reçoit pas ses mille écus. (Sans date : Août 1775).

Mon cher avocat, vous êtes un homme charmant, mais vous vous occupez peu de me trouver les mille écus dont j’ai besoin et cependant vous m’exposez aux désagréments et aux inconvénients les plus grands si vous ne me les faites passer avant la fin d’août ; alors ou il faut que je reste ici, où l’air est mortel aux étrangers, ou il faut que je repasse les monts dans la plus mauvaise saison et que je risque de me tuer. Pardonnez-le moi, je ne suis pas sujet aux reproches, et surtout avec vous que j’aime de tout mon cœur, mais vous avez le défaut de tous les gens qui n’ont pas voyagé. C’est de ne jamais se mettre à la place des autres et d’imaginer qu’on est partout aussi bien que chez soi. Je puis vous certifier cependant que la différence est bien grande et je finis en vous embrassant (et sans rancune) de tout mon cœur, mais en vous suppliant, comme pour Dieu, de m’envoyer, coûte que coûte, au plus tôt, les mille écus dont j’ai besoin sur une lettre de change payable à vue sur Rome. Alors, je vous le répète, vous n’entendrez plus parler de moi jusqu’à Pâques.


Le marquis reproche à l’avocat de compromettre son secret en faisant passer ses lettres par Avignon. « Ce 10 septembre 1775 ».

Ce n’est pas la peine, monsieur, de me tant recommander d’être caché lorsque vous-même, par l’inattention la plus impardonnable, compromettez aussi cruellement mon secret en ne vous servant pas de la voie convenue et faisant tout simplement mettre mes lettres à Avignon. En voilà cinq que je reçois ainsi. Croyez-vous que le nom de Mazan ne soit pas très connu à Avignon et pouvez-vous douter que ma famille ne sache pas promptement le fait ? Vous me permettrez de vous dire, monsieur, qu’il valait infiniment mieux refuser de vous charger de nos lettres que de vous en charger ainsi. Votre ami d’Aix a-t-il peur que l’on lui fasse banqueroute des ports ? Voilà ce que c’est que d’être malheureux, tout le monde se méfie de vous ! Eh bien ! monsieur, j’écrirai à madame de Sade de vous remettre entre les mains un diamant de cinquante louis pour lui répondre du port de nos lettres ! C’est sans doute de là, de cette méfiance outrageuse, qu’est venu le charmant conseil d’écrire moins souvent. Dans les circonstances affreuses où je suis, à la veille de tout perdre et de voir qu’on cherche à m’enlever la seule amie qui me reste, vous me permettrez de vous dire qu’un tel conseil est bien extraordinaire. Je me flattais, monsieur, que vous étiez mon ami ; ma bonne foi, ma confiance, mon attachement, tout devait m’assurer un peu de recours, mais je vois qu’il faut tout perdre avec la fortune et que l’amitié n’est qu’un sentiment idéal dont l’égoïsme est la pierre de touche. Au fait, pourquoi me serais-je flatté de mériter quelque chose de vous ? Les malheureux sont comme les enfants, ils croient intéresser par leur propre situation et qu’on ne peut leur refuser les secours dont ils ont besoin. Mais je me détrompe ; l’erreur était trop douce ; il faut y renoncer… comme à tant d’autres ! La reconnaissance est un fardeau dont votre cœur se plaît à dégager le mien, mais vous m’avez mal jugé et vous m’avez privé du plus doux des plaisirs.

Quoi qu’il en soit, monsieur, si nos lettres vous gênent, faites-les passer par un autre canal. Débarrassez-vous d’un poids qui ne devait avoir que la reconnaissance pour prix, mais au moins ne les interrompez pas. Écrire à ma femme, recevoir de ses nouvelles à chaque courrier est ma seule consolation dans l’état où je suis. En me prouvant que je n’ai point d’amis, ne me mettez pas dans le cas de craindre que je n’aie plus de femme. Il serait aussi par trop malheureux de tout perdre à la fois……

Si vous avez encore de l’amitié pour moi, vous vous justifierez et il vous faudra bien peu pour recouvrer vos droits.


Le marquis écrit à sa femme qu’il se dispose à partir pour Rome et espère y recevoir du linge et de l’argent. « Ce 22 septembre ».

N’oubliez pas je vous prie, ma chère amie, de faire continuer à travailler à mon trousseau tel qu’il a été décidé avant mon départ. Il est physiquement impossible que je puisse finir mon voyage avec ce que j’ai apporté. Tenez-le tout prêt et, dans ma première lettre de Rome, je vous indiquerai l’adresse à laquelle il faudra me le faire passer. De Marseille, rien ne vous sera plus aisé que de trouver des occasions pour Rome. Surtout recommandez bien qu’on prenne garde à la coupe du col de mes chemises car toutes celles que l’on m’a faites dernièrement à la Coste sont abimées. Je vous supplie aussi (également que M. Gaufridy) d’arranger les choses de manière à ce que je trouve la totalité de mes mille écus en arrivant à Rome ou sans cela vous me mettriez dans un grand embarras. Je vous embrasse tous les deux.


Le marquis s’excuse à Gaufridy de sa vivacité, lui demande son argent et l’entretient des gens et des choses de Provence. (Sans date).

Vous êtes peut-être un peu fâché contre moi de ma dernière lettre, mon cher avocat, mais j’étais bien fâché moi-même et vous connaissez mon premier mouvement. J’attends votre réponse à cette lettre, dans laquelle j’espère bien trouver votre justification. Elle vous sera d’autant plus aisée que je me flatte que vous m’êtes attaché et n’avez sûrement jamais voulu me faire de la peine exprès. De grâce, que rien ne retarde vos soins pour me faire en entier ma somme de mille écus. Vous me mettriez, faute de cette somme, dans le cas de revenir au milieu de l’hiver, ce qui serait désagréable et dangereux de toutes façons. Les politesses du chevalier de Donis sont un peu froides et il ne m’a pas encore offert un verre d’eau. On dit que c’est l’usage du pays ; il ne faut donc pas s’en étonner. Je suis désespéré de la gloutonnerie de Charvin qui lui a fait garder la moitié du chocolat que je vous envoyai. Ce procédé est infâme de sa part ; je le réparerai à mon retour. Méfiez-vous des promesses de Nanon et n’ajoutez guère plus de foi à ce que vous disent mes oncles. Ils s’entendent avec la présidente.


M. de Sade n’a point trouvé d’argent à Rome ; il s’irrite des contes que l’on fait à sa femme et des sottises qu’on lui fait faire. « Ce 29 septembre ».

Au nom de Dieu, monsieur, faites-moi le plaisir de me dire qui est-ce qui entoure madame de S. et lui fait dire toutes les absurdités qu’elle me mande au sujet des mille écus que j’attends depuis si longtemps et avec tant d’impatience ? Qui est-ce qui est assez bouché et ennemi du bon sens pour lui dire d’abord qu’il faut que je reçoive mon argent en argent de Gènes, ce qui d’un coup de filet m’en fait perdre un tiers ; et puis qu’il faut savoir mon adresse à Rome pour me faire passer de l’argent (voilà l’article le plus faux et le plus traître, c’est un piège) et que les lettres de change qu’on fait passer à l’étranger sont toujours à soixante jours de vue ? En vérité, ou l’on me croit aussi imbécile que les gens qui lui disent tout cela, ou l’on doit me rendre la justice d’imaginer que j’en sais assez pour sentir que tout cela sont des détours pour faire travailler mon argent et le garder trois ou quatre mois. J’offre à madame de S. dix certificats des plus fameux banquiers d’Italie qui affirmeront qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. J’ai d’ailleurs vingt exemples du contraire sous mes yeux……

En vérité, je suis bien las d’être pris pour une bête et de voir qu’un tas de gens, que je jouerais sous jambe si je voulais m’en mêler, et qui à peine sont sortis de leur coquille et de leur village, veulent m’en imposer, m’aveugler, me faire croire ce qu’ils veulent, à moi, moi qui dûperais le bon Dieu si je l’entreprenais ! Monsieur, j’attends mes mille écus au plus tard le vingt-cinq octobre à Rome sous une lettre à vue et en argent de France. Madame de S. vous dira ce que je lui mande à ce sujet. Si la lettre retarde de vingt-quatre heures seulement, le lendemain vingt-six je m’embarque à Civitta-Vecchia et suis à la Coste à la Saint-Martin pour avoir le plaisir de manger le dindon avec vous, mon cher avocat, et l’ami loyal et franc Perrottet, gaiement… là… au foyer, et le tout avec d’autant moins d’inquiétude que je mène avec moi six déserteurs bohémiens que j’ai engagés ici et qui sauront me défendre des valeureux et braves cavaliers provençaux. Je vous embrasse.

Faites-moi le plaisir de me dire aussi ce que c’est que cette multiplicité de réparations à la Maison-Basse et à Lavelan où l’on engage madame de S. dès que j’ai le dos tourné ? Est-ce là le moment ? et devriez-vous souffrir cela ? Je ne veux entendre parler d’aucune réparation pendant mon absence ; je les défends et les interdis toutes absolument, excepté celle du château que j’ai prescrite à madame, et, si on en fait quelqu’une malgré mes ordres, je donne ma parole d’honneur de ne les passer dans aucun compte, ni des fermiers ni du maçon. Si ces gens-là et madame de S. ont de l’argent mignon à mettre en réparations qu’ils me l’envoient : je suis dans ce moment-ci la partie la plus souffrante. Est-il donc à jamais décidé que je ne puisse tourner les épaules sans que l’on s’empare de cette pauvre petite femme pour lui faire faire mille bêtises et lui persuader mille impostures. Dieu ! quelle horreur j’ai pour la Provence ; convainquez-vous en bien, mon cher avocat, je ne désire que l’instant où je pourrai l’abandonner, moi et les miens, pour jamais.


Lions raconte la visite qu’il a faite à Nanon à la maison de force d’Arles. « Arles, ce 7 octobre 1775 ».

……Je vois que madame de Sade a écrit à madame de Montreuil au sujet de Nanon Sablonnière. Je la vis hier et lui fis part de votre lettre pour lui faire comprendre que ce n’est pas sans raison qu’elle est détenue dans une maison de force plus honnête qu’elle ne méritait. Elle me dit toutes les horreurs que sa tête lui chanta, ajoutant que vous et moi ne valions pas plus que nos constituants ; ils méritaient eux-mêmes d’être enfermés ; que, si on ne la fait pas sortir, elle se donnerait la mort pour que le public fût instruit de tout et mettre les religieuses en peine qui ne veulent pas permettre qu’elle écrive à ses parents. Que la lettre de cachet n’est pas bonne, n’étant pas faite comme les autres et qu’elle a été surprise par quelque commis. Je restai deux heures avec elle pour lui faire entendre raison ; mais elle n’en a du tout point et je crains, comme les dames religieuses, de quelque événement sinistre……


Le marquis déclare à Gaufridy qu’il a pris la mouche un peu trop vite et s’excuse de sa propre vivacité sur ses malheurs qui sont le fait de la présidente. (Sans date).

Vous vous êtes fâché bien promptement contre moi, mon cher avocat, et vous m’envoyez une grande justification de quatre pages dont vous n’aviez nullement besoin. Ne me connaissez-vous donc pas ? Vous avez, je crois, pris la mouche trop légèrement sur une certaine phrase d’une de ces lettres qui vous a fâché…… Il est bon de vous dire que lorsque je vous ai mandé cela, madame m’écrivait à tout instant qu’elle était entre les mains de celui-ci pour l’argent, qu’un tel exigeait cela, que cet autre voulait ceci et mille difficultés pareilles, ce qui me donna de l’humeur et me fit vous prier de voir un peu par vous-même pourquoi on l’amusait ainsi. J’ai peur que vous n’ayez mal pris cela et cette idée me tourmente ; s’il y a eu quelque autre vivacité dans ces lettres, pardonnez-les à ma situation ; je vous conjure, et n’en soyons pas moins amis……

Mettez-vous à ma place, je vous supplie et sentez toute l’horreur de ma position ; je me ruine ici, il m’en coûte horriblement pour être fort mal. En vérité, madame de Montreuil veut ma ruine et celle de mes enfants et il est bien malheureux pour moi de ne trouver personne d’assez ferme pour le lui faire sentir. J’avais compté sur vous pour cela, mais cette malheureuse créature par un charme (qu’elle tient du diable à qui sans doute elle a légué son âme), charme que je ne conçois ni ne concevrai jamais, entraîne tout ce qu’elle touche et, dès que ses caractères magiques ont frappé les yeux de quelqu’un, on m’abandonne et je ne suis plus bon à donner aux chiens. On voit, on gémit de tout ce qu’elle me fait, cependant on l’approuve et personne n’ose prendre le parti de l’impuissant opprimé. Une ombre de crédit (qui n’existe plus depuis la chute de son La Vrillière)[1], éblouit toute la province et, dieu merci, je ne puis plus trouver un ami. Voilà, mon cher avocat, ce dont je me plains, et me plains avec raison. Si depuis un an vous aviez écrit à cette mégère avec plus de force, je ne serais pas aujourd’hui si vexé ; je vous entends me dire : « Monsieur, de nouveaux torts ont prolongé vos malheurs ». Mais entendez-moi aussi répondre à cela : « Monsieur, ce sont mes malheurs, mon discrédit, ma position qui prolongent mes torts, et tant que je ne serai pas réhabilité, il ne se fouettera pas un chat dans la province sans qu’on dise : C’est le marquis de S. » Vous l’avez vu par toutes les histoires absurdes qui se firent à Apt cet hiver, oui, vous l’avez vu, vous l’avez senti… et vous êtes resté dans l’inaction… comme les autres… Adieu !… Voilà mon cœur qui s’ouvre, je ne puis plus que vous embrasser et me taire.


La marquise excuse, à son tour, M. de Sade. (Sans date).

……À l’égard des lettres de M. de S. il ne faut faire aucune attention à ce qu’il peut y avoir de désagréable. Les choses injustes ne portent pas coup et tombent d’elles-mêmes. D’ailleurs on doit pardonner quelque chose à la position malheureuse où il se trouve. Vous me répondrez peut-être à cela que cela ne doit point l’engager à être injuste à votre égard, mais vous avez trop d’esprit pour croire que ce que dictent des moments de vivacité parte du fond du cœur et je puis vous certifier, moi, avec connaissance de cause qu’il vous est très attaché……


Lions instruit madame de Sade d’une enquête que l’intendant de Provence a fait faire à la prison d’Arles. « Ce 1er novembre 1775 ».

……La créature qui est sous les ordres du roi nous donne quelquefois des alertes et se met dans un état violent. J’en ai avisé madame votre mère et le sieur Gaufridy qui n’aura pas manqué de vous en informer, et notamment madame votre mère sur la demande que M. Laville, subdélégué de l’intendant, fit, par ordre de M. de la Tour[2], à madame la supérieure du refuge, pour s’informer des personnes qu’elle avait dans sa maison, pour en savoir le nom, surnom de chacune, leur demeure avant leur détention, par quelle raison et par quel ordre elles y étaient. Tout de suite je fus appelé et nous consultâmes avec la supérieure ce qu’il fallait y répondre. J’envoyai copie des lettres et réponses relatives à qui de droit et j’en eus réponse par le courrier d’hier. Madame votre mère m’écrit en date du vingt-trois du courant approuvant notre réponse normande ; elle me dit qu’elle a prévenu le ministre et M. de la Tour et qu’elle a pris ses précautions à ce sujet auprès d’eux et me dit ce que nous devons répondre, si on vient à la charge……


L’abbé de Sade envoie à Ripert, de Mazan, la petite fille qu’on lui avait confiée et qui est parfaitement guérie. Il envisage de grandes difficultés pour la cassation de l’arrêt. « À Saumane, ce 10 novembre » (1775).

Tous les arrangements sont pris, monsieur, à l’égard de la petite fille. Elle est parfaitement guérie. Je vais la tirer de l’hôpital pour la remettre entre les mains de Ripert qui s’en charge avec plaisir et elle sera dans la grange mieux que chez moi et moins exposée à parler aux étrangers. C’est une bonne idée qui vous est venue et dont je vous remercie.

Il me semble qu’il ne conviendrait pas que madame de S. parût à Aix avant que le roi ait renvoyé à ce parlement la révision de l’affaire de son mari ; mais je me soumets aux lumières supérieures qui règlent ses démarches. Cette dame jettera un vilain coton dans une ville où l’on sait qu’elle est complice des dernières débauches de son mari. Je sais de bonne part que cette scène de la Coste a beaucoup refroidi la bonne volonté de la plupart des conseillers et de M. le procureur général. Je crains qu’on ne trouve plus de difficulté à faire casser cet arrêt qu’on ne croyait et qu’on ne devait s’y attendre. Je ne connais personne moins capable que madame de S. de solliciter une affaire de cette nature et, pensant comme elle pense, je doute qu’elle trouve quelqu’un de la famille qui veuille agir de concert avec elle. Je ne puis vous exprimer le plaisir que j’ai d’apprendre que vous avez la bonté de faire le voyage avec elle. Vous êtes très capable de l’empêcher de faire de fausses démarches et tenir de mauvais propos qui gâteraient tout……


Lions rassure la marquise sur le compte de Nanon. « Arles, ce 18 novembre 1775 ».

……Ne craignez rien pour Nanon. Madame la supérieure et moi lui avons parlé fortement. Elle paraît plus tranquille. Pourvu que cela continue ! Elle a une langue bien affilée ; elle n’a pas voulu encore se confesser……


L’abbé de Sade estime que son neveu doit se constituer prisonnier et demander lui-même la cassation de l’arrêt d’Aix. « À Saumane, ce 13 décembre 1775 ».

……J’avoue que j’ai vu avec satisfaction que M. de Castillon et Simeon pensaient comme moi sur cette affaire, et tenaient précisément le même langage ; que la procédure était pleine de nullités, la sentence et l’arrêt injustes ; que l’opposition à l’arrêt était illégale ; que le meilleur parti à prendre était d’aller au conseil en cassation ; mais que, quelque parti qu’on prît, il y avait un préliminaire indispensable : la représentation ou la saisie du condamné pour purger la contumace.

Rendez-moi justice, monsieur, et convenez que j’ai toujours tenu le même langage sur tous les points et voilà ce qui m’a attiré l’indignation de madame de M… qui déclame contre moi parce que j’ai refusé d’aller à Aix faire une proposition ridicule à M. le procureur général. Voyez combien cette bonne dame a perdu de temps pour avoir mal enfourné. Le seul parti à prendre à présent est de faire venir le personnage pour qu’il soit mis sous la main du roi et alors il demandera lui-même la cassation d’un arrêt injuste qui le condamne à une peine infamante et flétrit toute sa famille. Il y a des moyens admirables pour faire casser l’arrêt, sans que l’affaire soit renvoyée à aucun parlement, ce qui nous convient à merveille, parce que, l’arrêt et la procédure cassés, il ne reste plus rien à faire. Je doute que madame de S. pense comme cela et que l’homme veuille se représenter. Leur obstination sur cela est inconcevable……




  1. M. de la Vrillière, secrétaire d’état de la maison du roi, a été renvoyé le 15 juillet 1775, mais le bruit de sa disgrâce avait précédé sa chute ; mademoiselle de Lespinasse en parle comme d’une chose acquise dans une lettre du 6 juillet.
  2. Gallois de la Tour, intendant de Provence et premier président du Parlement d’Aix. Ce cumul, sans être tout à fait exceptionnel, ainsi que le prouvent les exemples de Bertier de Sauvigny, premier président et intendant de la généralité de Paris, de Le Bret à Aix, de Bourgeois de Boynes à Besançon, était cependant contraire à la coutume qui voulait que les intendants ne fissent partie de la judicature parlementaire qu’à titre de maîtres des requêtes, parmi lesquels ils étaient ordinairement choisis.



Notes de wikisource[modifier]