Correspondance inédite du marquis de Sade/1776

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 48-69).
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1776


M. le curé de la Coste, qui ne prend pas ses mots d’ordre au château, interdit à la maîtresse d’école d’enseigner sans la permission de l’évêque et requiert les autorités du village de faire exécuter son décret. Madame de Sade pense qu’il méconnaît les droits du seigneur, mais elle n’en est pas sûre et sa bile rentrée l’étouffe. Nul ne sait plus au juste où commence et finit son pouvoir et les plus subtils exploitent à leur guise la règle foisonnant sur la coutume.

M. de Sade vient d’avoir à Naples une fâcheuse aventure. On l’a pris pour un sieur Teissier, caissier du grenier à sel de Lyon, qui a passé les monts avec l’argent de la gabelle. Le marquis ne peut donner à la police du roi de Naples un nom dont la réputation est venue jusqu’à elle. Il est mis en surveillance et on le suspecte d’autant plus qu’il ne s’est pas fait présenter à la cour, bien que se disant homme de qualité : M. Béranger, chargé d’affaires à Naples, ne met aucun empressement à le tirer de ce mauvais pas.

La marquise réunit avec peine douze cents francs qu’elle lui fait passer. Elle lui écrit, sous double enveloppe, à l’adresse de M. Tierce, « peintre célèbre, rue de Tolède, derrière le palais Cavalcanti, près le palais du nonce » et s’enquiert du temps et de l’argent qu’il faut pour se rendre à Naples par mer et si l’on peut embarquer des chevaux. L’affaire s’arrange enfin, grâce à de bons offices, mais non sans de grandes difficultés. Après beaucoup d’hésitations et avec beaucoup de craintes, le marquis se fait présenter à la cour. Il a vu là-bas les plus belles choses du monde et l’écrit à sa femme, qui les voit plus belles que lui-même à travers le récit qu’il en fait. Mais il faut payer cher le plaisir de recevoir ces belles épîtres : madame de Sade est à l’emprunt. Un sieur Aubert a promis de lui ouvrir sa bourse, mais il demande, pour quelques jours, la place de greffier, afin d’en imposer à des témoins qu’il veut faire entendre dans un procès. Ce serait vilenie ! La vertu féminine a de ces traits-là, mais elle est rarement constante : la dame de la Coste intente, au même instant et par pure vengeance, un procès en retrait féodal au tenancier d’un sien jardin, parce qu’il a pris fait et cause contre elle dans le conseil qui a décidé du départ de la maîtresse d’école.

Autre complication ou autre menace : la petite qui était au couvent de Caderousse est partie pour Lyon avec deux jeunes gens dont l’un se dit son parrain.

L’affaire d’Aix se résout en parlottes. L’avocat Siméon trouve que les moyens de cassation sont bien faibles et la présidente convient « qu’on ne peut y trouver que ce qui y est », mais il suffit d’obtenir la faveur de le faire valoir. Gaufridy se rend à Aix pour prendre langue avec l’avocat et un magistrat, qui ne vient pas au rendez-vous. Il expose à la présidente, en termes de pratique et comme on le ferait à un confrère, les diverses procédures qui ont été successivement envisagées : opposition, révision ou cassation. La première serait faite au nom de la famille, mais le ministère public refuse de la suivre dans cette voie ; les deux autres supposent la représentation du contumace, et, par ailleurs, les nullités que madame de Montreuil a relevées dans un mémoire, ne fournissent que de faibles moyens. La présidente est fort indécise.

Cependant le marquis s’ennuie en Italie. Il n’a pu toucher une rescription qui lui est envoyée par sa femme, parce qu’il s’était fait passer pour célibataire. Il veut revenir par Marseille et on lui renvoie la Jeunesse pour l’en détourner. Il fait, semble-t-il, le va-et-vient entre Naples et Rome et expédie une grande caisse pleine de curiosités et d’antiquailles. Selon Rainaud, qui la reçoit, c’est la plus grande folie qu’on puisse commettre : l’avocat aixois ne donnerait pas douze sols du contenu, si l’on en excepte un cahier de dessins qui l’amusent. Il y avait dans cette caisse une écritoire pour Gaufridy, dont la soucoupe est arrivée cassée. Le digne homme est aussi béotien que son confrère. « On voit bien à votre phrase, lui écrit la marquise, que vous n’êtes point antiquaire. Demandez à M. l’abbé de Sade : il vous dira ce que vaut une caisse d’antiquités venant de Rome. »

M. de Sade quitte définitivement Naples le quatre mai après avoir annoncé l’envoi d’une autre caisse, dont il ne donne pas le contenu, mais qui, selon Rainaud, contiendra les trésors de l’empire romain et donnera maille à partir avec le bureau des fermes de Septèmes « qui est une chambre ardente pour les saisies ». Elle voyage sur la tartane « L’aimable Marie » et pèse plus de six quintaux. C’est une arche véritable. On en tire, entre autres choses, des marbres, des pétrifications, « un vase ou amphore à conserver les vins grecs imprégné de racines de corail », des lampes antiques, des urnes lacrymatoires, « le tout à la manière des Grecs et des Romains », des médailles, des idoles, des pierres brutes et des pierres travaillées du Vésuve, une belle urne sépulcrale bien entière, des vases étrusques, des médailles, un morceau sculpté de serpentine, un morceau de nitre de la solfatare, sept éponges, une collection de coquilles, un petit hermaphrodite et un vase de fleurs, « le tout d’albâtre de Volterre en Toscane », une assiette de marbre, garnie de toutes sortes de fruits « singulièrement bien imités », deux chiffonniers de marbre du Vésuve, un bouquerini ou tasse des Sarrazins, un couteau à la napolitaine, des hardes, des estampes et des livres parmi lesquels : les « Preuves de la Religion » en quatre volumes, un traité de l’existence de Dieu, « la Révolution opérée sous Maupeou », « la Dîme réfutée », un almanach des spectacles, « la Saxe galante », l’almanach militaire, des lettres imprimées et manuscrites de Pompadour, l’« Histoire de Naples », des ouvrages italiens, un dictionnaire de rimes.

Les affaires d’Aix marquent toujours le pas. Siméon n’a pu obtenir une audience du procureur général et Reinaud est d’avis qu’on la fasse solliciter par un tiers « car les personnes du palais sont les moins en crédit pour ces sortes de recommandations. » Madame de Sade a fait de son côté un voyage dans le Comtat : elle s’est arrangée avec le juif et a tiré quelques sols de Ripert, mais n’a trouvé auprès du commandeur que « grand chaire et propos vagues ». « Il pense, dit-elle, comme l’abbé, mais y met plus de politique ». Au vrai, il ne pense qu’à lui et cette unique préoccupation ne va point jusqu’à la fatigue.

M. de Sade est sur le chemin du retour. Reinaud lui envoie des lettres de recommandation pour Grenoble : « J’ai peur, écrit-il, que notre homme papillonne trop. » Le marquis est à Rome le premier juin, à Bologne le treize, à Turin le dix-huit, quelques jours après à Grenoble, d’où il envoie un exprès et prie Gaufridy de lui trouver un Martial. M. Tierce a appris, après son départ, à qui il avait eu affaire ; il écrit, en fort mauvais termes, à l’honnête Reinaud qui se montre tout éberlué de la rigidité de ce peintre.

Des lettres et des paquets continuent cependant à arriver de Rome et de Toscane. Le marquis entretient pendant longtemps une correspondance avec Florence, où il a noué des relations et peut-être laissé des collaborateurs, tels que le docteur Mesny, médecin du grand-duc. Même après son internement à Vincennes les lettres d’Italie sont les seules que le prisonnier soit autorisé à recevoir directement. M. de Sade travaille à quelque ouvrage ou nourrit le projet de le faire et la marquise, parlant de lui, écrit à Gaufridy : « Recevez en attendant mille amitiés de l’auteur ». Il prend pour secrétaire un certain Raillanne, à qui l’on donne du monsieur, ce qui suppose de l’âge et de l’orthographe. « Il faut, écrit Rainaud à cette nouvelle, que ce soit un littérateur terrible ». Hélas, oui !

Il est malaisé de savoir ce qu’a fait le marquis pendant les semaines qui ont suivi son arrivée à Grenoble. Il n’a guère marqué son passage dans cette ville qu’en y faisant des dettes, mais, dès le huit juillet, il dépêche la Jeunesse à la Coste, porteur d’un ordre de le faire prendre, le quatorze à soir, vis-à-vis le bac de Roquemaure sur le Rhône. Mais s’est-il rendu à ce rendez-vous et par quelle voie ? Les lettres, dont la plupart ne portent point de date, fournissent des raisons de douter que M. de Sade soit venu à la Coste vers le milieu de juillet et de plus fortes raisons de le croire. L’hypothèse la plus vraisemblable est que M. de Sade a passé quelques jours ou quelques semaines à la Coste, où le bruit se répand qu’il a vu le pape et qu’il est tombé dans la dévotion, qu’il est ensuite reparti pour Grenoble, s’y est séparé de Raillanne et y a retenu pour secrétaire, par l’intermédiaire d’une dame Giroud, libraire, le petit Malatié ou Lamalatié, que nous retrouverons bientôt. Madame de Sade écrit enfin le quatre novembre : « Le nouvel arrivé vous fait mille compliments ».

À ce temps Gothon est malade. Madame de Sade est toujours en démêlés avec le curé et l’évêque ; Marie, une de ses filles de service, est mourante d’une queue de rougeole et on la transporte, malgré ses pleurs, hors du château ; l’homme à qui la marquise a intenté un procès en retrait féodal se venge en lui tuant six dindes qui sont allées dans son pré.

Mais le retour du marquis a fait surgir de nouvelles menaces. L’affaire de Lyon n’est qu’assoupie et madame de Montreuil s’en inquiète encore. On apprend à la Coste que la petite fille placée chez l’abbé de Saumane, et dont il s’était débarrassé en la faisant conduire à Mazan, s’est enfuie à son tour et qu’elle a fait une déposition en règle chez le juge d’Orange avant de regagner son pays, « ce qui est encore plus dangereux ».

Il n’y a point d’argent dans la maison et une meute de créanciers aboie aux chausses du seigneur. Quarante mille livres représentant les revenus de sa charge sont sous séquestre. Madame de Montreuil n’a pas reçu le nouvel état des dettes qu’elle demande et le marquis se dévore. Toutefois cette dame, émue par la nouvelle qu’il ne reste au château ni pain, ni viande, ni épices, envoie douze cents livres à Gaufridy avec ordre de les passer en compensation des sommes dont il doit compte. Cette aumône aux petits paquets irrite madame de Sade qui demande si l’avocat sera chargé de payer lui-même les fournisseurs. Mais le marquis s’y prend d’autre sorte pour attirer à lui un peu de ce bel argent. Il affecte une grande peine, pleure sur son amitié abusée, se résout à ne croire à rien, se réfugie dans l’ironie qui cache la plaie du cœur et y gagne du coup cinq cents livres.

L’année touche à son terme lorsque le sieur Treillet tire sur le marquis un coup de pistolet qui lui brûle le poil sans l’atteindre. M. de Sade raconte lui-même son démêlé avec le père de Justine, sa cuisinière. Malgré l’avis de Gaufridy, il veut engager contre lui une procédure criminelle et Treillet y répond par de graves accusations qu’il va porter devant le procureur général. De leur nombre est l’étrange histoire de quelques compagnons errants que le marquis a fait venir à la Coste ou qu’il y a hébergés au passage, et qui, après avoir dormi une nuit sous son toit, sont repartis au petit jour, pèlerins effrayés du mauvais gîte.

La marquise part pour Aix à ce nouveau malencombre, dans le dessein de voir M. de la Tour. Mais elle y éprouve une grande mortification. À peine descendue de sa chaise, elle reçoit du jardinier de l’intendant l’ordre de repartir. Une lettre anonyme avertit par ailleurs le seigneur de la Coste qu’un exempt et dix cavaliers doivent venir de Marseille pour s’emparer de lui à la foire de Saint-Clair, qui se tient à Apt le deux janvier. Le marquis se cache et l’on couvre sa courte absence d’un prétexte.





Un praticien aixois entretient Gaufridy de l’enquête provoquée par les parents de la fille « qui a accouché des œuvres du seigneur ». « À Aix, ce 11 janvier 1776[1] ».

Je suis véritablement honteux, monsieur, du retardement de ma réponse à la respectable dame qui m’a fait l’honneur de m’écrire. J’ai celui de lui en présenter les motifs et mes excuses pour l’incluse que je vous prie de lui faire passer. Je ne lui dis rien de l’affaire d’Arles et j’ose me flatter qu’elle ne désapprouvera pas ma réticence. Les parents de la fille la réclament et, d’après les renseignements demandés, on a dit qu’elle avait accouché des œuvres du seigneur, qu’ensuite elle avait été renfermée au couvent par ordre du roi et que les fermiers de ce seigneur payaient sa pension. S’il y a quelque différence dans la réalité des faits, je vous serai obligé de m’en faire part et de tous les éclaircissements que vous pourrez avoir sur ce fait, sur lequel il n’a encore été pris aucune détermination……


Madame de Sade avise l’avocat que le curé de la Coste s’est enquis du sort « de la petite Nanon », mise en nourrice chez une femme qui n’avait point de lait. (Sans date).

……Je rouvre mon paquet parce que le froid empêche la Soton d’aller à Apt. Voici le fait. Le curé a envoyé chercher la nourrice de la petite Nanon et, après mille questions de lui et de sa sœur, on voulait lui faire avouer qu’elle savait, de même que ceux qui lui ont donné l’enfant, qu’elle était grosse quand elle le prit. C’est elle qui vient d’accoucher et dont la petite Soton devait être marraine. La femme a répondu qu’elle ne le savait pas et qu’elle avait cru que le défaut de lait venait de la fatigue des vers à soie……


La marquise raconte comment M. de Sade a été pris, à Naples, pour un caissier infidèle. (9 février 1776).

……Il s’est répandu dans la ville de N…[2], et principalement chez le consul chargé des affaires, que M. de M…[3] était M. Teissier, caissier du grenier à sel de Lyon, qui faisait banqueroute avec quatre-vingt mille livres qu’il emportait de la caisse et que le nom de comte de M… était un nom emprunté, qu’il fallait avoir les yeux sur lui et on a prévenu l’homme chez qui il loge. On a demandé à un M. de la Bourdonnaye, colonel français, s’il connaissait ce nom ; il a répondu qu’il connaissait tous ses confrères, mais qu’il n’en connaissait pas de ce nom-là. Grande explication à ce sujet ; on l’a forcé de dire qui il était, il a montré les lettres du Donis et autres. L’on a dit que cela ne suffisait pas et que, s’il n’en avait pas d’autre ou n’en faisait pas venir bien vite, il serait arrêté et, en attendant, bien veillé pour qu’il n’échappe pas, et il y a apparence que l’on aura fait partir des lettres pour s’en informer ; ce qui augmente les soupçons, c’est qu’il a refusé de se faire présenter à la cour.

Il faut tâcher de parer à cela le mieux que l’on pourra. Il est certain que celui qui écrira sera ce M. de Saint-Didier, consul de France et officier d’artillerie, dont il vous a parlé dans sa dernière lettre et qui est de Sisteron. Il faudrait tâcher d’être à l’affût de ce qu’il pourra écrire à ce sujet afin de tâcher d’en diriger les réponses autant que l’on le pourra. Relisez la lettre qu’il vous a écrite à ce sujet, la note que vous avez prise de moi quand j’ai été à Apt, avec ce que je vous écris à présent et, d’après cela, vous agirez pour le mieux, car vous voyez combien il est essentiel que M. Béranger et M. de Saint-Didier avec M. Tierce reçoivent des lettres qui leur tiennent quasi lieu de lettres du ministre. Au moment où il m’écrit, ce M. Tierce[4], qui est de ses amis, sortait de sa chambre et lui a dit positivement de faire venir des lettres très promptement, que rien n’était plus essentiel……


M. de Sade narre, avantageusement, à sa femme ses démêlés avec M. Béranger, chargé d’affaires à Naples, mais hésite à se faire présenter à la Cour[5].

Venons au dénouement de mon histoire. Je vous ai laissée à la lettre que le grand-maître me remit pour faire voir à Béranger et le convaincre de mon existence et que je lui étais particulièrement recommandé. Je la portai à Béranger le dimanche matin. Le susdit seigneur me reçut assez mal. Il me dit qu’il ne connaissait pas cette lettre, ni cette personne, ni cette écriture ; il donnait positivement dans le panneau que je lui tendais et il répondait précisément ce que je voulais qu’il réponde. Fort bien, monsieur, lui ai-je dit, je vais rapporter sur le champ à M. le grand-maître que vous recevez ainsi ce qu’il vous envoie et que vous traitez ainsi une lettre qui vient de son propre neveu de Florence……

Tu juges de l’embarras de mon homme ; il n’y était plus, il tapait des pieds, et moi, toujours de sang-froid, je le persiflais, lui disant qu’il remplissait à merveille les devoirs de sa charge et qu’on ne saurait être trop circonspect dans un poste comme le sien, et, pendant ce temps, je gagnais la porte, l’assurant toujours que j’allais rendre à M. le grand-maître, positivement, tout ce qu’il me disait… Tu crois bien que je n’y ai pas manqué !

« Qu’est-ce que c’est que ce polisson-là, m’a dit le grand-maître, quand je lui [eus] remis la lettre et rendu le détail du cas qu’en avait fait M. Béranger ? Je m’en vais lui parler ce matin à la cour et lui apprendre à vivre ! Il lui a si bien parlé que le résultat a été une visite à moi du Béranger pour me dire qu’il était à mes ordres et qu’il prendrait le jour que je voudrais, mais je n’ai pas voulu recevoir sa visite et j’ai dit à son laquais, qui était monté dans mon appartement pour savoir si j’y étais : « Dites à votre maître, monsieur, que je n’y suis pas et que j’irai le chercher pour me conduire à la cour le premier jour que le roi ne chassera pas. » Je serai présenté en uniforme.

Que d’inconvénient à ne se pas laisser présenter (après tous les propos) : un refus formel aurait éclairé ! J’ai toujours à dire, quel[que] malheur qu’il arrive, que je ne le voulais pas et qu’on m’y a forcé. Je te prie de reprendre tout l’article de ma dernière lettre où il est question de cela, de le joindre avec l’article où il en est question dans celle-ci, de tout lire à l’avocat et de le prier de me mander ce qu’il aurait fait à ma place et quel conseil pour les suites en cas d’accident. Car je suis ici abandonné à moi-même sans personne avec qui je puisse raisonner de mes affaires, livré à une bête brute. (C’est André). Cette position est affreuse et je donne bien ma parole d’honneur de ne plus m’embarquer ainsi. Je me meurs de peur de faire une sottise dans cette présentation ; je me suis laissé entraîner et forcer par des gens qui ne savent pas le fond des choses et je n’aurais pas dû être si faible. Mandez-moi au moins, avec l’avocat, ce que vous pensez de cette démarche et quelle conduite il faut que je tienne si l’on vient à me reconnaître et à me tancer. Combinez tous deux et conseillez-moi, je vous conjure. Qu’il est cruel d’être dans la position où je suis et d’être abandonné !


Lions a vu Nanon qui demande des nouvelles de sa fille et se flatte d’intéresser l’évêque à sa cause. (Le 25 février 1776).

……Je vis, le vingt-trois, Nanon. Elle paraît être assez tranquille. Elle m’a chargé de vous prier de lui donner des nouvelles de sa fille et ce qu’elle est devenue. Elle se flatte que monseigneur Dulaud, notre prélat, allant faire sa visite à la communauté religieuse, s’informera des personnes détenues dans le refuge, qu’il sera question d’elle et que ce seigneur pourrait s’intéresser pour la faire sortir. Je le crois trop prudent pour vouloir s’en mêler……


La marquise apprend que la petite de Caderousse s’est enfuie du couvent. « Ce 15 mars 1776 ».

……J’apprends que la petite de Caderousse est partie pour Lyon il y a huit jours. Ne pourriez-vous pas écrire à l’abbesse, comme chargé par ma mère de vous informer pourquoi cette petite est partie, les raisons et les circonstances de son départ ? Alors je ferai porter la lettre par un exprès sûr, qui rapporterait la réponse dont vous feriez part à ma mère. Elle est partie avec deux jeunes gens dont l’un se dit son parrain…… Mademoiselle Gothon va encore vous voir demain. Je ne sais en vérité comment madame Gaufridy prendra cela.


Lions n’ose pas encore apprendre à Nanon la mort de sa fille. « Ce 20 mars 1776 ».

……Nanon est tranquille. Ces dames religieuses ne s’en plaignent pas. Je vais attendre la quinzaine de Pâques pour lui annoncer la mort de sa fille où elle entendra mieux raison……


La marquise résout des énigmes. « Ce 22 mars 1776 ».

……La Jeunesse est parti vendredi… Je vous envoie par Perrottet le huitième volume. À propos, monsieur, je suis bien aise de vous dire que j’ai deviné l’énigme. C’est le fil, pris en général :

le fil de l’eau
le fil des Parques
le fil du discours
le fil d’un couteau[6].

Voilà, monsieur l’avocat, ce qui s’appelle résoudre une énigme et sur ce je vous souhaite le bonsoir, à madame Gaufridy et à Blancard.


M. de Sade dépêche la Jeunesse à la Coste avec des instructions pour préparer son retour. (Écrite à Grenoble, sans date).

Instruction de la Jeunesse.

La Jeunesse part de Grenoble le lundi huit juillet ;

il ira coucher à… ;
le mardi il va coucher à Gap
le mercredi à Sisteron
le jeudi à Seireste[7]
le vendredi à la Coste.

En arrivant il exprime vivement à Madame mes plaintes et mes inquiétudes et remet ma lettre.

Il commandera que l’équipage de la voiture attelée de deux bêtes et trois autres bêtes de selle soient à jour nommé et à point nommé, le dimanche quatorze au soir, à l’auberge de l’Aire, vis-à-vis le bac de Roquemaure, le tout sous la conduite de Chauvin père et fils. La Jeunesse préviendra toutes les objections qui pourront être faites par les dits sieurs Chauvin, attendu que, sans autre explication quelconque, il le faut.

Le Jeunesse évitera de me venir chercher à l’auberge de l’Aire ; c’est très essentiel pour l’incognito.

Voilà à présent le cas où la Jeunesse ne trouverait personne au château.

Dans ce cas, il s’occuperait de composer son relai comme il pourrait et viendrait me chercher lui-même à l’auberge de l’Aire. Qu’il se souvienne bien que ce n’est que dans ce seul cas qu’il doit venir au-devant de moi, attendu qu’alors il n’y aurait plus d’inconvénient puisque je ne resterais pas au château, mais irais tout de suite chercher madame en tel endroit qu’elle puisse être. Alors il me remettrait en arrivant la lettre dont il est chargé pour madame.

Dans tous les cas, madame, ou la Jeunesse, pourront comprendre le cheval que j’envoie dans l’état de ceux qui doivent composer le relai que je demande, mais que l’argent surtout et la lettre de madame ne manquent pas d’y être apportés par Chauvin.

Madame remettra six francs à la Jeunesse, au moyen de laquelle somme il sera payé de toutes ses nourritures, tant ordinaires qu’extraordinaires, et même de la dernière course qu’il vient de faire de Grenoble au château avec la charrette et le cheval.

Mazan.

Modèle d’une lettre de voiture, au temps où les charretiers eux-mêmes étaient polis.*

MESSAGERIE ROYALE
Régie de   Remboursement 4 l. 6 s.
Denis Bergaut   À Lyon ce 16 juillet 1776.
Messieurs, vous ferez s’il vous plaît, mettre au bas de vos balles de hardes et marchandises, outre les marques et numéro, le nom du lieu de leurs destinations : sans quoi elles ne partiront pas et resteront au bureau, quand même l’on aurait fourni lettres de voiture, pour éviter les équivoques.   Monsieur,
 À la garde de Dieu, et par les carrosses, fourgons, charrettes et guimbardes de la Régie royale je vous envoy une boette venant de Paris d’envoy de Mr Carlier marqué comme ci-contre ; contenant hardes vieilles
pesant brut 13 l. qu’ayant reçu bien conditionné en paierez la voiture comptant, à raison de
du cent pesant, et rembourserez la sortie de ville et les droits légitimes,
en outre quatre livres six sols pour mes déboursés, sans que ladite Régie soit responsable de la rupture des choses fragiles, coulage des liquides, ni des mouillures : et
À Monsieur
Monsieur Gaufridy à Apt.
     Vo très-humble serviteur

La marquise laisse accréditer le bruit que M. de Sade est tombé dans la dévotion et qu’il a vu le pape. « Ce 26 juillet 1776. »

……Voilà le temps des perdrix et je n’ai point de garde. J’entends tirer de tous les côtés ; parlez-en à Blancard pour qu’il m’en procure un le plus tôt possible.

Votre exprès de Mazan est-il de retour ? Je ne puis croire à la vérité de cette nouvelle[8], mais elle mérite la plus grande attention……

Il a pris dans le pays une nouvelle que nous laissons s’accréditer sur la dévotion de M. de S… Nous vous en dirons les raisons, mais je vous préviens, afin que vous ne soyez pas étonné, que je dis qu’il a vu le pape. Nous vous conterons cela.

Quelques livres de chocolat.


La marquise a appris, non sans crainte, que la petite de Mazan avait fait une déposition chez le juge d’Orange. (3 août 1776).

……Il est certain que la fille a fait une déposition en règle chez le juge d’Orange, bien certain qu’elle y a demeuré huit jours à jaser et qu’elle est actuellement dans son pays, ce qui est encore plus dangereux ; et ce qui est plus certain encore, et que j’ai découvert, avec tout ce qui précède, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, c’est que tout est conduit, mené par Ripert et Jean son ayant cause. Sur tout cela il serait, ce me semble, essentiel de raisonner, parce que je ne doute pas qu’il n’y ait à cela quelque suite. Au reste, ce sera quand vous voudrez et surtout sans vous déranger parce que, effectivement, la chaleur est bien grande pour se trop tracasser et l’esprit et le corps……


M. de Sade s’émeut que la marquise, qui est malade, n’ait pas de quoi se vêtir. (Sans date).

Mon cher avocat, madame est malade et ne l’est que pour avoir gagné un grand froid, l’autre jour à la promenade, en raison de ce qu’elle n’est pas vêtue. Elle me dit qu’elle vous avait prié, il y a bien longtemps, de lui envoyer un échantillon de molleton et le prix du dit molleton, ainsi qu’un échantillon de toile d’Orange également avec son prix ; cependant vous n’en avez rien fait. Je vous prie donc de faire passer ces objets mardi sans faute pour qu’elle puisse s’habiller sur le champ et ne pas s’exposer comme elle vient de faire, car elle souffre beaucoup et est au lit. Rien de Paris ce courrier-ci. Je vous embrasse.

Je vous prie de recommander à Marcois les deux estampes que je lui ai données à encadrer, et surtout qu’il ne les perde pas.


Le marquis a repris ses lectures. (Sans date).

Vous voudrez bien, monsieur, retenir un louis pour les livres que vous avez bien voulu m’envoyer de votre catalogue et porter le reste sur le compte qui, je crois, n’excèdera guère que de quarante sols, estimant l’histoire de l’Église, que je garde, dix livres……

Je renvoie le joli Virgile. Vous en serez étonné, mais, comme mon libraire de Grenoble m’en a fait passer un latin-français pour six livres et qui remplit également (et même mieux) mon objet, j’ai jugé à propos (quoique à regret car cette édition est délicieuse) de ne pas faire cette double dépense. Il est vraisemblable que vous le garderez. M. Reinaud nous oublie ; mandez-moi quand vous l’attendez à peu près.

La lettre pour la présidente était (il me semble) d’un ton fort honnête et nullement tranchant ; vous ne pouvez l’avoir adouci qu’en diminuant la force de pensée et conséquemment la vérité et la violence de nos maux……

Voilà un livre que je vous prie d’envoyer chez votre relieur, soit pour le redresser s’il est possible, soit pour le relier à neuf si sa restauration est impossible ; mais alors, comme ce livre a une suite, il faut qu’il se conforme parfaitement à la couverture et fasse absolument semblable.


Madame de Montreuil envoie douze cents livres à l’avocat pour les besoins de sa fille qui manque de subsistance. (Paris, le 19 novembre 1776).

Le danger où madame de Sade me paraît être, monsieur, suivant ce qu’elle me dit, de manquer de subsistance pour elle et pour les personnes qui suivent le même sort, m’engage à vous adresser une rescription de douze cents livres, laquelle sera uniquement employée, je vous prie, à cet objet, ou pour celles que vous lui envoyez d’Apt ou à acquitter celles qu’elle peut prendre plus à portée d’elle. Vous m’en accuserez la réception et la porterez en compensation des comptes de cette même subsistance que vous lui rendrez. Elle prétend manquer de bois, de vitres à sa chambre. Je vous prie de pourvoir à cela…… Je lui marque seulement que je m’entendrai avec vous pour pourvoir à ses besoins et subsistance……


La marquise est mécontente du détour que sa mère a pris pour lui venir en aide. Elle s’inquiète encore de ce qu’a pu faire la petite qui s’est enfuie de Mazan. (27 novembre 1776).

Le texte de ma mère me paraît embarrassant, monsieur ; car, selon quelques phrases, cet argent est tout entier pour ma subsistance, selon d’autres, c’est à vous à y pourvoir et à me faire passer la somme en subsistance. Ce sont de ces arrangements biscornus d’elle qui n’ont pas le sens commun et auxquels il serait fort embrouillant pour vous d’acquiescer, car alors il faudrait que je vous envoie boucher, boulanger, domestique, etc…… Je n’ai pas le sol et il s’en faut de mille écus que je n’aie, avec tout ce que je peux attendre, de quoi passer mon hiver ; vous ferez donc, monsieur, ce qu’il vous plaira ; vous garderez ce qu’il vous semblera bon ; le plus possible si vous consultez le désir que j’ai de reconnaître vos avances et vos honnêtetés ; le moins possible si vous consultez ma bourse et mes besoins…… Cette petite fille de Vienne m’inquiète encore. Il est bien singulier qu’elle soit partie de Saumane et de Mazan avec pareils sentiments ; cela suffit à me faire connaître ceux des personnes entre les mains desquelles elle était. Il faut en écrire sur le champ à ma mère. Vous m’obligerez de votre côté de prendre à Vienne les informations que vous m’aviez dit pouvoir prendre de vos connaissances en ce pays pour éclaircir l’état de cette déposition.


Le marquis est piqué que l’argent de la présidente n’ait pas été pour lui. (Sans date).

Je vous prie, monsieur, d’être très persuadé que, lorsque je vous ai demandé l’argent d’Aix, je n’avais nul soupçon que madame l’apporterait ; elle m’a fort étonné quand elle l’a apporté. En vous demandant le surplus des douze cents livres de Paris, je n’ai pas cru non plus faire quelque chose de déplacé, puisque madame de Montreuil dit positivement dans sa lettre : à charge d’en rendre compte. Lui dire que vous me l’avez fourni est en rendre compte. Il me semble, au reste, que vous avez beaucoup plus d’envie d’être bien avec elle que de m’être utile. C’est tout simple ; c’est le système à la mode ; il faut le suivre, et je m’en plaindrai d’autant moins que je m’y étais attendu.

Il est inutile, monsieur, de légitimer vos refus par le tableau de vos affaires personnelles. Vous n’êtes nullement tenu à m’obliger. Quelque cruelle que soit ma position, qu’importe, pourvu que vos engagements se remplissent ! Le procédé généreux qui portait autrefois à se gêner soi-même pour obliger un ami malheureux est une vieille folie que l’égoïsme a détruit. Je n’exige donc rien, monsieur, que de vous savoir bien portant et d’apprendre quelquefois de vos nouvelles et si les fonds achetés l’été dernier, et payés justement aujourd’hui, auront prospéré entre vos mains. C’est dans ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime possible, votre très obéissant serviteur.

De Sade.

Je ne vous conseille pas de vous déranger de votre foire, je ne serai pas en état de vous dédommager de la perte que cette absence vous occasionnerait, et d’ailleurs, en vérité, l’événement n’en vaut pas la peine.


M. de Sade raconte l’attentat de Treillet. (Sans date).

Il vient d’arriver ici, mon cher avocat, une aventure affreuse, qui a bien pensé occasionner que je ne vous revisse[9] jamais. Je vais vous détailler le fait le plus clairement que je pourrai.

Vendredi matin on sonne à la porte sur les midi ; on nous annonce le père de Justine ma cuisinière. Cet homme s’avance d’un air insolent et dit qu’il vient chercher sa fille ayant appris… de là il défile tous les mauvais propos accoutumés, etc. L’air insolent qu’il avait pris m’avait un peu monté la tête ; après l’avoir cependant écouté avec attention : « Si vous venez pour voir votre fille, monsieur, lui dis-je, la voilà, parlez-lui tant que bon vous semblera, mais point d’invectives. Si vous venez pour la chercher, on ne vous la refuse pas, mais vous aurez la bonté d’attendre que j’aie eu le temps d’en trouver une autre. » Sur cela notre homme a pris sa fille par le bras et l’a traînée de force vers la porte. Alors j’ai pris moi-même l’homme, sans colère, sans violence aucune (car descendant de mon cabinet je n’avais en ce moment ni canne, ni chapeau, ni rien absolument à ma main), je l’ai ramené à la grande porte, en lui disant que ce n’était pas comme cela qu’il fallait s’y prendre, qu’il eût la bonté de descendre au village et qu’on lui ferait dire ce qu’on résoudrait sur sa demande ; je prononçais ces dernières paroles au moment que le scélérat mettait les pieds sur le seuil de la grand-porte. À l’instant, sans répliquer et sans s’agiter, il m’a lâché un coup de pistolet à deux doigts de la poitrine, dont heureusement pour moi l’amorce seule a pris, et s’est évadé aussitôt. Vous jugez de mon effroi et de celui de toute la maison ; cependant peu après nous avons appris que cet homme, que nous croyions sauvé, clabaudait horriblement dans tout le village. J’ai envoyé sur le champ chercher Blancard qui s’est trouvé, comme vous, dehors jusqu’à jeudi. Dans cet intervalle, Justine, sûre, disait-elle, de remettre la tête égarée de son père, a demandé à le voir encore une fois. Après ce qui s’était passé il ne convenait pas, comme vous imaginez bien, que cette visite s’arrangeât dans l’intérieur. Dans la règle j’aurais même dû m’y opposer tout à fait. Cependant, pour ne rien faire qui pût compromettre, j’ai envoyé chercher, par Bontemps le maçon, cet homme chez Béridon, où il était toujours à clabauder. Bontemps s’est adressé à lui de la part de sa fille, lui disant qu’elle voulait lui parler. Il a refusé, disant qu’on ne cherchait à l’attirer au château que pour lui tendre un piège… Alors il a dit qu’il lui avait été dit qu’il pouvait me tuer en toute assurance et qu’il ne lui arriverait rien ; il a montré des balles mordues et des lingots, disant qu’on devait voir par là qu’il n’avait pas envie de me manquer et mille autres horreurs. Bontemps est remonté ; la fille, fâchée de ne pouvoir raisonner un peu son père, a renvoyé une seconde fois Bontemps avec de nouvelles instances et enfin il est monté, se faisant escorter de quatre hommes, qu’imbécilement il prenait pour témoins de sa nouvelle sottise. La guérite, d’un côté, et la lucarne de la grand-porte, de l’autre, étaient les lieux du rendez-vous ; j’observais en dedans, toujours sans armes. Les maçons Perrin et Bontemps qu’il avait amenés étaient en dehors près de lui ; dans l’intérieur, sur un banc près de la grille, étaient le jardinier et le procureur juridictionnel ; il était neuf heures du soir. La conversation que je ne rapporterai pas a été des plus vives, l’homme soutenant toujours ses invectives et la fille faisant toujours tout ce qu’elle pouvait pour apaiser et dissuader son père ; enfin celui-ci furieux a lâché un second coup de pistolet, croyant (disait-il) m’atteindre dans la cour où il prétendait m’entendre. Les gens de dehors, effrayés, au lieu de se saisir de cet homme se sont sauvés, ceux de dedans ont couru ; on l’a atteint chez Béridon, où il s’est presque évanoui d’effroi quand il a vu qu’on venait pour l’arrêter. Jouve, qui arrivait dans le moment, s’est transporté au cabaret, et, au bout d’une heure de propos de part et d’autre, ces messieurs, fort empressés de me secourir et de prendre mon parti, comme vous allez voir, ont exposé ma vie une troisième fois en n’arrêtant point cet homme et le laissant libre, ce que j’ai trouvé infâme, mais passons là-dessus (le temps de la vengeance arrivera peut-être !) Enfin Paulet s’est transporté une seconde fois chez Béridon vers les minuit, et l’a emmené coucher chez lui pour qu’il se contînt, ne clabaudât plus, et prévenir par là, en quelque façon, de nouvelles incartades. On est entré en négociations ; Paulet a servi de médiateur, toujours disant qu’il négociait entre la fille et le père, monsieur et madame ne voulant entrer pour rien là-dedans, et ne le devant point après les infamies qu’il avait faites. Pendant ce temps-là j’opinais pour une procédure prompte, mais le tremblant Jouve ne voulant rien entreprendre par lui-même a décampé le lendemain matin consulter Rayolle[10], et n’est revenu que le samedi très tard, disant que l’avis de Rayolle était que la procédure se prît seulement sur le port d’armes et à la seule requête du procureur juridictionnel, ce qui, par la suite, pourrait amener à tout ce qu’on voudrait, et que, d’ailleurs, la procédure faite, il fallait l’envoyer à qui de droit à Forcalquier[11]. J’ai trouvé tout cela assez mauvais, mais comme il était tard, que le lendemain c’était dimanche, le surlendemain la foire de Goult, Jouve est reparti avec promesse de revenir mardi matin commencer le procès-verbal qu’il antidatera, et de là on entendra les témoins. Vous voyez comme votre présence est nécessaire pour rectifier tout cela, car, quant à la procédure, il faut qu’elle se fasse ; nous l’annonçons à madame de Montreuil, qui sans cela croirait qu’on lui fait des histoires, et d’ailleurs je l’exige absolument. Pendant tout ce temps-là, c’est-à-dire pendant toute la journée de samedi, le pacifique Paulet négociait ; et le fruit de ses négociations a été que le père verrait sa fille encore une fois dans un endroit tierce qui a été la cave de Chauvin, qu’après cette visite (qui a été plus douce que les autres et dans laquelle la fille a fait tout ce qu’elle a pu pour calmer son père) ce susdit père s’en retournerait tranquillement avec un louis qui lui serait donné pour son voyage, toujours de la part de sa fille, ne voulant jamais avoir l’air de plier dans cette affaire, ce qui aurait détruit l’objet de la procédure méditée ; qu’en outre on s’engagerait verbalement, et toujours par la médiation de Paulet qui se rendait responsable, de faire reconduire la fille à Montpellier dans les premiers jours du Carême, délai que je désirais pour avoir la réponse de Paris à la lettre ci-jointe que voici et que je vous prie de faire partir d’Aix avec les incluses. L’homme a consenti à tout, grommelant pourtant entre ses dents qu’il ferait mieux d’aller porter sa plainte à Aix. Le dimanche il est resté dans le village à cause du mauvais temps et le lundi matin il est parti, assurant qu’il allait décidément à Aix, et il en a effectivement pris la route.

L’objet de ma lettre est donc, puisque vous êtes à portée, de vous prier de voir Mouret et de savoir si cet homme a paru ; s’il porte plainte, vous êtes en fonds pour répondre. Alors vous direz le fait à M. de Castillon, lui demanderez son conseil, l’assurant que notre parfaite confiance et considération pour lui nous fera faire aveuglément tout ce qu’il conseillera.

Mais vous aurez la bonté d’objecter que, quand on vient demander une chose juste, on ne s’y prend pas avec insolence, qu’un maître de maison, insulté chez lui, est en droit de mettre dehors celui qui l’insulte, et que, quand il le fait aussi doucement que je l’ai fait, cela ne donne pas droit à celui qui a insulté de renouveler l’insulte à coups de pistolet. D’ailleurs n’y a-t-il pas ici eu assassinat prémédité ? De quel droit cet homme arrive-t-il chez moi avec des pistolets (arme très défendue) et plein ses poches de lingots ? Devait-il supposer un refus, et, le supposant, doit-on se faire justice soi-même.

Inutilement objectera-t-il qu’on lui a refusé sa fille, et s’il forme sa plainte sur cela il se conduira comme un sot, puisqu’il est convenu avec M. Paulet, et qu’il a ensuite dit à plus de vingt personnes, qu’il consentait à la laisser jusqu’au carême ; s’il part consentant à cela, il ne peut donc pas former plainte sur notre refus. Cette plainte n’est donc plus qu’une récrimination sur la procédure qu’il se doute bien qu’on va faire contre lui, et l’on devra non seulement prendre notre défense si cet homme agit, mais même encore supplier M. de Castillon de le faire punir, et pour ses insolences, et pour le port d’armes, et pour les coups tirés ; s’il ne le fait pas, la vie de madame, et la mienne, n’est pas en sûreté, etc… Je laisse à votre retour à vous faire voir toute la part que le curé a à cette affaire. Vous imaginez bien que notre lettre à la présidente est des plus fortes pour obtenir vengeance de cet homme et de ceux qui l’ont soufflé. Envoyez-nous, par notre exprès, le plus de nouvelles et de conseils que vous pourrez, et n’oubliez pas d’écrire un mot à la présidente, soit que cet homme ait paru ou qu’il n’ait pas paru. Je lui annonce que vous allez lui écrire d’Aix ; faites-le et n’oubliez pas, je vous prie, de bien appuyer sur ce que c’est l’état où elle me laisse qui produit toutes ces scènes……


Le marquis répond aux accusations que Treillet a faites contre lui dans un mémoire. (Sans date).

Au mémoire faux et rempli de calomnies de cet homme où l’on voit clairement qu’il est soufflé par ces gens qui vinrent ici et que je ne voulus pas, je n’ai à répondre que les notes faites au dit mémoire ; et quant à sa conduite ici, qu’il nie, le verbal de la procédure, qu’il nie et que je vous envoie, fait foi. Cet homme est visiblement un fourbe et un homme de mauvaise foi puisqu’il avait promis à M. Paulet d’être tranquille jusqu’au carême, et que, cependant, le voilà qui a été faire des démarches. Et vous voyez bien, qu’à supposer même qu’on lâche la fille, ce coquin-là, qui est soufflé, se retournerait sur les prétendues insultes faites à ces gens qui sont venus, dont vous voyez bien qu’il est le don Quichotte, car qu’a de commun cette calomnie avec l’affaire de sa fille ?

Tout ce que je puis vous dire, c’est que la fille est toute prête ; elle a déposé qu’elle était contente et n’avait point à se plaindre, c’est tout ce que je voulais ; mais elle ne sera jamais rendue qu’entre les mains de M. de Castillon, vous pouvez le certifier à cet homme-là. D’ailleurs sa procédure s’instruit et se poursuit à la plus grande rigueur et si vous voulez la voir on vous l’enverra. Nous avons déjà de quoi le faire pendre de reste, et dites-lui, je vous prie, que tous les témoins qu’il nomme pour lui ont déposé contre, hier. Que faire à présent ? Je l’ignore… Si c’était moi je sais ce que je ferais ; parce que, comme il est sûr que cet homme a voulu me tuer, je le ferais arrêter sur le champ par Blancard. On lui trouverait certainement encore ses balles et son pistolet ; une fois arrêté, la procédure serait bientôt finie et alors on l’enverrait avec des cavaliers et la procédure à Aix, et, dans le même moment, madame conduirait sa fille à M. de Castillon. Voilà, monsieur, ce qu’il faut faire et ce que sûrement vous ne faites pas, parce que l’usage est d’écraser celui qui est malheureux. Mais si je n’ai pas justice ici, au moins j’en aurai bien sûrement de Paris, et bien sûrement madame de Montreuil fera arrêter cet homme à son retour à Montpellier ; tout ce que je puis ajouter à cela, c’est de vous prier de faire guetter les pas de cet homme si vous ne le faites pas arrêter et de m’envoyer deux cavaliers d’Apt aussitôt que vous aurez perdu sa trace, ou que vous aurez su qu’il a pris de nos côtés.


Réponse, par numéros, au mémoire de cet homme.

No 1. — Voyez si à ce mot de « très jolie », épithète qui ne lui convient nullement, on ne reconnaît pas la méchanceté de cet homme.

No 2. — La Besson vint seule avec la Treillette.

No 3. — Faux. Tout le monde et la fille dira le contraire.

No 4. — Cette lettre est fausse et jamais le père Durand n’a pu la montrer ; d’ailleurs Treillet père n’a pu la voir puisqu’il ne sait pas lire. Il ne tient donc cela que sur ce qu’on lui a dit et on lui a menti ; pour soutenir une chose comme cela il faudrait avoir la preuve en main.

No 5. — Un domestique les mena coucher. M. de S. ne les y accompagna seulement pas. Il resta à causer avec madame et le père Durand, et ils s’enfermèrent eux-mêmes dans leur chambre jusqu’au lendemain quatre heures du matin que le même domestique fut les éveiller pour partir.

No 6. — Je n’ai qu’un mot à dire ici ; à supposer que j’eusse[12] trouvé ces gens-là (qui étaient l’horreur de la nature pour l’âge et la figure), mais à supposer, dis-je, que je les eusse trouvés dignes de satisfaire des désirs, il est probable que, venant s’offrir chez moi pour y rester, je les eusse gardés ; et, me décidant à les garder, je n’eusse pas été attenter la nuit à leur pudicité. J’aurais eu le temps de reste dans leur séjour ici. Si donc, comme rien n’est plus sûr, je me suis décidé dès le même soir à les renvoyer, vu le peu de besoin que j’en avais, et que je ne les avais jamais demandés, il est plus que probable que je n’aurais pas été m’exposer à faire des insultes à des gens que je savais devoir partir le lendemain matin et que j’eusse mis par là en situation de pouvoir aller se plaindre. Ne prévoyais-je pas que ces gens-là auraient de l’humeur de ce voyage en blanc ? Irais-je aggraver cette humeur par des insultes pendant la nuit ? Il eût fallu que je fusse archifou pour faire une pareille faute, et je ne l’ai certainement pas faite ! Quant à la bourse d’argent, personne [ne] sait mieux que M. Gaufridy que, dans ce temps-là, je n’avais pas le sol. Tout cela sont donc des récriminations et des calomnies inventées à plaisir qui me font revenir plus que jamais à la nécessité de faire arrêter cet homme-là d’une main et reconduire de l’autre sa fille à M. de Castillon.

No 7. — Toutes ces insultes sont fausses et c’est lui qui a débuté par des impertinences qui m’ont forcé de ne plus pouvoir l’écouter ; je vous prie à ce sujet, M. l’avocat, de relire la fin de ma lettre d’Aix depuis la dernière feuille. Vous y verrez tout ce qu’il faut répondre et objecter à cet homme.

No 8. — Toutes faussetés démenties par la procédure et les dépositions de la fille.

No 9. — Faux. À la première réception, il n’y avait aucun témoin, malheureusement ; j’aurais bien voulu qu’il y en ait eu, et tous ceux que cet homme nomme là (dites-lui, je vous prie) ont déposé contre lui.

No 10. — L’enfant de quatorze ans est de la plus grande fausseté. M. Paulet soutiendra et a déjà soutenu le contraire. Garde-terres, lui ! Oui, pour l’apaiser, sa fille et M. Paulet ont pu dans cette vue lui proposer cela, mais le reste est faux.

Je conclus donc, monsieur, à faire arrêter cet homme ou sans cela, vous me prouverez qu’on ne veut ici que ma perte.


Le marquis envisage les suites de l’affaire et n’est pas d’accord avec l’avocat sur la conduite à tenir. Il déplore que Treillet l’ait devancé auprès du procureur général. (Sans date).

Vous me permettrez de vous dire, mon cher avocat, que jamais il ne me sera possible d’en revenir à votre avis. Je ne vois pas que de prévenir un juge du danger où vient de vous mettre un assassin soit redouter les manœuvres de cet assassin ; c’est tout au plus craindre la récidive de son crime, mais voilà tout. Et combien ne craindrais-je pas encore plus cette récidive, lorsque je vois que cet homme est fou et qu’au lieu de fuir, comme vous-même dites qu’il aurait dû faire, il se croit en droit de former une plainte et qu’il y va. C’est donc cette certitude qu’il y va, et qu’il y est, qui me fait vous dire qu’il aurait été extrêmement important, et qu’il l’est encore, de faire prévenir en ma faveur un juge qui, par ma situation, doit être mal disposé et qui naturellement, après tout ce qui s’est passé, doit croire que voilà encore une plainte légitime. Dans tout autre cas, votre façon de penser était excellente, dans celui-ci je ne puis l’approuver ; mais il n’est plus temps à présent ; si cet homme a voulu parler, cela est fait, et cette première impression que je voulais éviter est produite… tout est dit.

Vous dites que M. de Castillon peut penser que ceci est une fille détenue pour tout autre chose que la cuisine. Sans doute il le peut penser, surtout cet homme parlant le premier et tout seul, et c’était précisément pour éviter tout cela que je voulais que vous vissiez au moins Mouret…… Il faut éviter l’éclat, dites-vous ! Sans doute, il faut l’éviter, et c’est précisément parce qu’il faut l’éviter qu’il ne fallait pas le laisser faire à cet homme. Donc il fallait prévenir. Dites tout uniment qu’accoutumé, comme le public, à me trouver du tort parce que je suis malheureux, vous avez cru que je n’étais pas assez innocent ici pour prendre ouvertement mon parti. Voilà le fait, et quand vous ne l’avouerez pas, je n’en suis pas moins convaincu que cela est. Maintenant vous trouvez fort extraordinaire que je dise qu’il était très vraisemblable que cet homme ne venait chercher sa fille que pour avoir un instrument propre à nuire, et cela vous fait, dites-vous, sortir du cours de la règle ordinaire. Je ne vois cependant là rien que de fort simple et de fort probable ; les propos de cet homme n’ont-ils pas prouvé clairement qu’il soupçonnait le mal, qu’il en était même convaincu, avant de se procurer aucun éclaircissement ? N’est-ce pas la première chose qu’il a dite à sa fille, même avant de l’embrasser. Voilà donc un mauvais esprit, un homme qui désespère de s’être trompé et, de voir qu’il n’a plus de dédommagement à exiger sur le mal qu’il croyait qu’on avait fait à sa fille, ne cherche plus qu’à la faire sortir pour prendre avec elle quelque autre moyen qui puisse ramener à ses vues et lui procurer de l’argent ! Et quel danger, d’après cela, n’y avait-il pas de le laisser aller sans être interrogé ! Dans les circonstances de ces petites filles de l’année passée, vous-même conseillâtes, et on nous écrivit de Paris, de ne pas faire autrement. Pourquoi donc changer de conduite lorsque le cas est le même. Et comment douter qu’une fille bête et souple comme celle-ci ne se prête aux vues de son père avec la plus grande facilité, même dans les suppositions les plus certaines (qui, dans ce cas-ci, se changent en réalités) qu’elle n’a rien à déposer. Il faut donc se méfier, ne pas rendre tout de suite surtout, parce qu’il ne me convenait pas de plier devant un homme qui débutait par m’insulter, chose qui par la suite aurait pu devenir du plus mauvais exemple, dans ma terre surtout, et dans une terre comme celle-ci, où il est si essentiel de contenir les vassaux dans le respect qu’ils doivent et duquel ils ne sont que trop portés de se soustraire à tous instants. Tout ce qui s’est passé depuis trois ans le prouve avec assez d’évidence. C’est cette même considération qui m’engagera à poursuivre cette procédure avec le plus grand acharnement sans que rien, soyez-en bien sûr, puisse m’engager à la soustraire ou à la casser. Voilà donc les raisons qui m’ont engagé à ne pas rendre tout de suite, et je suis persuadé que j’ai très bien fait et qu’on m’en louera à Paris, où j’ai encore mieux fait d’écrire, quoi que vous en disiez, parce qu’à avoir une cuisinière il n’y a rien qui trouble l’ordre dont vous parlez et, qu’à la venir chercher à coup de pistolet, il y a des choses qui troublent beaucoup l’ordre, et que j’ai donc très bien fait de me plaindre. Je ne sais sur quel ton vous avez écrit à Paris, mais si vous ne l’avez pas fait sur ce ton-là, et si surtout vous n’avez pas dit que tout le train qu’on me faisait était la cause de toutes les suites fâcheuses… vous avez très mal fait, et agi comme quelqu’un qui n’est point mon ami, et qui ne prend point mes intérêts ; car rien n’était si essentiel que de saisir ces [choses] sous cette face et d’en profiter. Mais il est dit que parce que je suis malheureux tout doit tourner contre moi, et je suis persuadé que si cet homme-là m’avait tué on aurait encore dit que j’avais tort. Assurément j’ai été très mal servi dans cette affaire (non de vous, parce que vos torts sur cela viennent d’une façon de penser que vous croyiez bonne et moi fausse), mais de tous les autres, et très assurément aussi je m’en souviendrai. J’ai reconnu que tous les Costains étaient des gueux à rouer, et certainement je leur prouverai un jour mon mépris pour eux et ma façon de penser. Je vous assure qu’on les rôtirait tous l’un après l’autre que j’en fournirais les fagots sans sourciller. Ils peuvent s’attendre qu’en temps et lieu je ne les ménagerai pas.

Vous revenez à madame de Montreuil qui croira, sur cette lettre, que l’ordre etc… Mais oserai-je vous demander si, pour faire régner l’ordre dans ma maison, il faut que je fasse ma soupe moi-même ? Jamais, d’avoir une cuisinière, surtout d’un âge et d’une figure aussi peu suspecte que celle-là, ne troubla l’ordre, et certainement, sur votre lettre, elle ne croira pas l’ordre de la maison troublé. D’ailleurs vous la connaissez fort mal. À supposer même ce que vous voulez faire entendre, n’imaginez pas que madame de M… fût fâchée qu’il y eût chez moi quelqu’un d’honnête qui pût m’être agréable ; je vous assure qu’elle serait la première à l’approuver pourvu que cela ne fût pas sujet à esclandre. Ce qu’elle n’aime pas c’est qu’il y en ait, et ce qu’elle déteste encore plus (ainsi que moi) c’est qu’on ne le prévienne pas[13]. Encore un coup, rendre, et rendre tout de suite, qui paraît être l’idée à laquelle vous tenez le plus, ne convenait nullement aux circonstances. Aujourd’hui un étranger vient demander sa fille à coup de pistolet, après-demain un paysan viendra demander sa journée à coup de fusil. Ne prouvent-ils pas déjà assez leur indépendance, en allant les uns à la chasse, les autres à la montagne, etc… ? Et d’ailleurs, je pars toujours du principe que cette fille entre les mains de cet homme furieux était un instrument très dangereux, et qu’il était extrêmement important qu’elle ne partît pas sans avoir déclaré qu’elle était contente et n’avait à se plaindre de rien.

Au reste, entre nous, rien de plus certain que cette fille n’a à se plaindre de rien, et croyez-vous que je n’aie pas pensé comme vous que son âge me mettait à l’abri ? Mais, avoir couché avec elle ne serait pas là le grief ; certainement je n’ai pas craint celui-là, j’ai craint et j’ai dû craindre bien pis, d’un gueux dont le plus grand étonnement était de voir sa fille vivante, et qui a été une demi-heure à se frotter les yeux ne pouvant le comprendre. Je vous demande un peu qui ne serait pas irrité à ma place, et si j’étais fondé ou non à le mettre à la porte ! Tant que vous voudrez, rien de plus juste que de rendre une fille à son père, mais qu’il vienne la demander honnêtement ou sans cela il ne l’aura pas. Ma conclusion est donc que tout ce que j’ai fait, j’ai cru le devoir faire, et que je le ferais encore, et que la procédure et le décret seront poursuivis jusqu’aux enfers, quand ce bougre-là, par anticipation, devrait y descendre tout en vie.

La fille est inquiète, tremble qu’on entreprenne quelque chose sur son père et s’informe à tout instant. Si elle venait à savoir que l’on entame une procédure, elle ne dirait plus ce que nous voulons qu’elle dise. Ces considérations nous ont engagé à la faire entendre la première. Ne pourra-t-on pas placer ce qu’elle aura dit avant ou après les autres témoins ? Lundi au soir n’a point d’inconvénient, puisque vous êtes affairé le matin. Je vous embrasse.


Un anonyme avise Gaufridy que dix cavaliers et un exempt vont partir pour arrêter M. de Sade. (Sans date).

……La présente reçue, députez un exprès à M. le marquis de Sade à la Coste pour l’avertir de se tirer devant, attendu que dans deux ou trois jours il doit partir dix cavaliers et un exempt pour l’aller arrêter. On compte de le prendre à votre foire de la Saint-Clair, prenez toutes les dimensions pour obvier à cet inconvénient. J’en serais fâché par rapport à vous et je vous en préviens parce que je sais que vous y êtes attaché. Ce sur quoi je vous prie de me tenir secret. En cas que vous douteriez l’auteur de la présente, gardez-vous de le divulguer et brûlez la présente. Je me suis servi d’une main étrangère pour ne pas faire connaître la mienne. Profitez de l’avis……


Le marquis, obligé de prendre le large, a besoin d’argent. (Sans date).

Je me trouve, mon cher avocat, dans une circonstance à avoir bien décidément besoin d’argent ; j’espère que vous voudrez bien vous prêter le mieux possible à ma situation…… Je voudrais que…… vous puissiez arriver à la Coste ce soir au plus tard, pour vingt-quatre heures seulement, avec une somme de cinquante louis. J’espère que vous ne me refuserez pas, les avis n’étant que trop certains et la nécessité de mon départ que trop prouvée. Madame avait été à Aix, mais des raisons nous ont obligé à la faire promptement retourner sur ses pas. Je vous embrasse de tout mon cœur.




  1. Une déchirure du papier a emporté la signature.
  2. Naples.
  3. M. de Mazan.
  4. Tierce, peintre de paysages.
  5. C’est la marquise qui recopie. « Le commencement de l’histoire, écrit-elle à Gaufridy, est dans la lettre perdue. » Cette lettre perdue contenait un portrait de M. de Sade qui soupçonne M. Béranger d’avoir soustrait le pli et d’avoir envoyé le portrait à Lyon « pour savoir si c’était-là Teissier ou non ». « Si le bon Dieu pouvait le faire sortir de Naples et que je le trouve dans un coin, écrit le marquis à Reinaud, il m’en coûterait cinq à six cannes, mais je vous jure qu’il s’en mordrait les pouces. »
  6. Les énigmes étaient très à la mode. On sait que le « Mercure » ayant proposé, un jour, une énigme qui n’avait point de mot, cela fit une petite révolution.
  7. Probablement Céreste.
  8. La fuite de la petite que l’abbé de Sade avait confiée à Ripert, régisseur de Mazan, après sa guérison.
  9. « Revis », dans le texte.
  10. Le juge de La Coste. Ce village, aujourd’hui fort déchu, avait un juge, un lieutenant de juge, viguier du seigneur, un procureur juridictionnel, un greffier, un sergent, un corps municipal : officiers et consuls, un hôpital et un bureau des pauvres avec leurs régents, un maître et une maîtresse d’école, une cure instituée en prieuré, un prêche avec son musicien, etc…
  11. Siège de la sénéchaussée.
  12. « Eus », dans le texte.
  13. M. de Sade écrit dans une autre lettre sur le même objet : « En un mot je regarde comme une très grande faute de ne pas avoir prévenu M. de Castillon. Madame de Montreuil, qui veut être instruite, comme vous savez, des moindres particularités et à qui il faudra mander celle-là, le trouvera sûrement très mauvais. Quand cette affaire que j’eus à Paris, il y a six ans, arriva, je me souviens que sa première démarche fut d’aller prévenir, et c’est à cela que l’on dut l’arrangement prompt qu’il y eut. Cependant, dans ce premier cas, j’avais insulté et ici je le suis. » L’affaire dont parle ici M. de Sade est, vraisemblablement, celle de la Keller bien qu’elle remontât à huit ans et non à six.