Correspondance inédite du marquis de Sade/1778

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 94-130).
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1778


L’abbé d’Ebreuil est mort et madame de Sade n’a pas attendu qu’il le fût pour demander à Gaufridy de faire mettre les scellés à Saumane ou de les croiser s’ils y ont déjà été mis par d’autres.

La succession de l’abbé est fort embrouillée. Il laisse de nombreuses dettes et il y a chez lui une dame espagnole, accompagnée de sa fille, avec qui il faudra compter parce qu’il lui a vendu la terre de la Vignherme pour dix mille livres, peut-être sous le couvert d’un mari complaisant.

En bref, et pour n’y plus revenir, l’abbé était locataire à vie du feu comte son frère du château de Saumane et d’une partie de la Vignherme (l’autre était tenue par des moines), et la diplomatie de madame de Montreuil va tendre à faire accepter sa succession sous bénéfice d’inventaire par le commandeur, tout en faisant revendiquer les fonds et les meubles par M. de Sade, notamment la bibliothèque, le médaillier et le cabinet d’histoire naturelle auxquels le marquis tient beaucoup. Cette affaire n’a point de fin. Après la mort du commandeur, la liquidation des deux dépouilles confondues se poursuit jusqu’en 1793, contradictoirement avec l’ordre de Malte. En l’an VI, le marquis négocie encore avec les créanciers.

Madame l’abbesse de Saint-Benoît fait un bel éloge de l’abbé son frère et, nonobstant l’histoire de l’espagnole, trouve un pieux apaisement à son affliction dans les circonstances de la mort qui ont été très consolantes.

Une autre sœur de l’abbé défunt, madame de Villeneuve, s’y prend de meilleure façon pour conserver sa mémoire : elle s’empare de sa vaisselle qui, elle aussi, va rester en conteste pendant plus de vingt ans. Cette dame, trop pénétrée de ce que les trépassés doivent à leurs proches, opère corps présent ou dépêche en mains. À la mort du comte son frère (Gaufridy, qui venait alors jouer avec le marquis, s’en souvient bien) elle a déjà fait enlever plusieurs charretées de meubles au château de la Coste et plus tard, quand le commandeur, devenu grand prieur de Toulouse, mourra à son tour, elle montrera le même sang-froid en déménageant celui de Saint-Cloud.

Gaufridy met la mort de l’abbé à profit pour obtenir de madame de Sade l’autorisation d’ouvrir le cabinet du marquis, au prétexte d’y chercher ses titres de propriété sur les biens de Saumane. Il fait connaître à madame de Montreuil (qui brûle ce billet) le résultat de ses fouilles ; mais il ne rassure pas entièrement la présidente.

Le château de la Coste est un perpétuel foyer de cabales quand les maîtres n’y sont pas et de scandales quand ils y sont. La marquise s’émeut en apprenant que Gothon y reçoit chaque soir des étrangers qui exercent le principal talent de sa concierge en la faisant parler. Mais tout s’embrouille autour de cette histoire. Les lettres de madame de Sade sont un répertoire complet des préoccupations qui se pressent dans son esprit : on y voit côte à côte des instructions pour faire évader le marquis, s’il est conduit à Aix, et pour faire pendre un morceau de bois au col du chien Dragon qui a tué « plus de huit moutons ».

Nanon est mise en liberté dans la première décade de février par ordre de M. Laville. Mais, comme toute grâce faite aux petits est prétexte pour eux à en abuser, on la nantit d’un fort sermon en lui ouvrant la porte, et défense lui est faite de s’approcher de moins de trois lieues de Lyon et de Vienne. Nanon signe d’une croix devant témoins une quittance de trois cent vingt livres pour solde de ses gages et promet de ne plus parler du passé. Madame de Sade paie vingt-quatre livres pour son linge, bien qu’on ait pourvu le couvent du nécessaire, y compris deux paires de draps et des serviettes, à la vérité non des meilleurs. Ce serait vilenie de les retirer, mais la marquise se félicite de ne pas les avoir donnés bons. Nanon se loue pour trente deux écus à M. Catelan, négociant de Marseille, et madame de Montreuil, recevant peu après le ministre à sa table, le prie de continuer à faire surveiller cette fille.

Une consulte d’avocats aixois approuve fort l’idée de la présidente d’invoquer la démence du marquis pour obtenir une dispense de représentation, mais les praticiens n’osent s’y rallier ouvertement avant d’avoir sondé le procureur général. Madame de Montreuil ne peut de son côté passer outre sans en aviser son gendre, qui jette les hauts cris à cette proposition.

Madame de Sade recueille, d’après l’abbé, divers bénéfices dont elle voudrait pourvoir son fils puîné. Le jeune homme a son bref de minorité, mais ses preuves n’ont pas encore été faites et la marquise veut savoir s’il peut posséder ces bénéfices avant d’être définitivement admis dans l’ordre de Malte, s’il les conservera étant reçu chevalier, si l’on doit au contraire les faire desservir et combien il en coûterait, quels seraient les frais de réception et ceux de la permission qu’il faudrait obtenir de Rome « encore que l’on en accordât ». Sur la réponse, sans doute peu encourageante, qui lui est faite, elle remet les bénéfices au prévôt de Saint-Victor.

La marquise tombe malade ; elle ne se rétablira pas si son chagrin dure. Elle maigrit et devient d’une faiblesse extrême au régime des bains froids et de la double saignée. Par compensation le marquis se porte à merveille et Gaufridy réconforte madame en lui écrivant seulement deux mots touchant son projet d’évasion : impossibilité ou réussite. À Saumane, l’Espagnole se radoucit. Elle a appris que son acte de vente est nul faute de témoins et se contenterait du remboursement du prix. Rien n’indique qu’elle l’ait jamais reçu.

Madame de Montreuil engage Gaufridy à se mettre en quête des filles de Marseille qui ont témoigné au premier procès et à faire avec prudence toutes les démarches utiles. L’une d’elles, la fille Coste, qui est souffrante, sera soignée aux frais de la famille, toutes hébergées et nourries pendant leur séjour à Aix. La marquise est d’ailleurs laissée dans l’ignorance de ce qui se prépare. Le ministre est très décidé à l’empêcher de se rendre à Aix et se déclare prêt à la faire enfermer dans un couvent si elle passe outre. La présidente l’amuse de diverses façons. Une des plus efficaces est de lui faire espérer qu’elle va payer les dettes. Beaucoup de celles-ci sont criardes et le juif Isaac fait protester son papier. Madame de Montreuil promet le paiement à tous, mais se refuse à recevoir les intérêts en compte et menace les créanciers d’obtenir des lettres de rescision contre les tard-venus parce que madame de Sade n’a point reçu le pouvoir d’emprunter. Gaufridy devra se tenir à l’affût des poursuites sans paraître les craindre et en aviser la dame de Montreuil « pour qu’on fasse usage des précautions qui mettent à l’abri des sentences ».

Tandis que la marquise est toute à ses soucis d’argent ou aux insolences de ses vassaux, « car c’est rendre service à ces gens-là que de les empêcher de manquer à leur seigneur », madame de Montreuil obtient des lettres d’ester à droit avec attribution à la grand-chambre du parlement de Provence.

Le marquis veut comparaître en personne devant ses juges, malgré sa répugnance à y être conduit. La présidente se résout à ne point invoquer la folie, mais ne lui laisse pas ignorer qu’après tout ce que le ministre sait de lui sa justification ne saurait être suivie de la liberté.

Le marquis est transféré à Aix par ordre du roi signé à Versailles et remis aux geôliers des prisons royaux le dix-huit juin. Le commandeur écrit à tous les juges pour les prier de laver l’honneur de la famille, qui a puni elle-même le libertin. Au même instant, Chauvin, un fermier du marquis qui a voulu danser aux mêmes violons que son maître, est décrété d’ajournement pour avoir séduit la fille de Sambuc l’aîné, encore qu’elle fût d’âge à jouer le jeu en toute connaissance et à tous risques. La marquise se montre très irritée que ce Chauvin ait fait « de pareilles choses » dans sa ferme et le marquis lui-même, donnant peu après son avis sur la même affaire, la trouve « bien sale ! »

Le procès est ouvert. M. le procureur général juge à propos de s’absenter pendant les débats, mais Gaufridy dépense sans compter de l’argent que madame de Montreuil lui fait rembourser par les Sade d’Aiguières. Il paie à boire et à manger aux filles, et correspond, sans doute à leur propos, avec plusieurs chirurgiens et apothicaires de Marseille qui se déclarent enchantés des façons que l’on a eues avec eux. On ne trouve d’ailleurs pas trace, dans les comptes de l’avocat, qu’il ait usé de cet argent pour préparer la future évasion de M. de Sade. Le marquis fait une ardoise de soixante-douze livres chez le traiteur de la prison et ébauche une aventure, dans la geôle même, avec une détenue qu’il appelle sa « dulcinée au miroir ». L’avocat Rainaud, ayant fait passer à la dulcinée une lettre qui a été saisie, reçoit, à la grande joie du marquis, le sobriquet de « messager des dieux ». Les lettres de M. de Sade parlent sur un tout autre ton d’une pauvre prisonnière, à qui il fait parvenir de la Coste une aumône de six livres, mais c’est peut-être la même.

L’arrêt, dont on lira plus loin le dispositif, est rendu sans que madame de Sade en ait été avisée. Elle croit, à la date du vingt juillet, « que l’affaire est cassée, mais que l’on informe sur le deuzième chef » et pense que le plus sûr serait de revenir à son projet d’évasion. Le vingt-sept juillet, elle croit encore que le marquis est sur la route du Bourbonnais entre ses gardiens, et veut voler à sa rencontre. Elle a eu avec sa mère une scène terrible lorsque celle-ci lui a dit que l’arrêt d’Aix ne mettrait pas fin à la détention. La présidente lui a marqué ses intentions « avec une hauteur et un despotisme révoltants ».

Mais M. de Sade n’a pas attendu si longtemps d’enfiler la guérite. Pendant que le lieutenant de police Marais le reconduit au donjon de Vincennes, il fausse compagnie à son escorte aux environs de Valence et arrive à la Coste où il fait de son évasion un récit qui dément du tout au tout celui que Marais en a laissé dans son rapport. De retour à la Coste, le marquis montre une activité inaccoutumée qui va de pair avec sa joie. Il entreprend de gérer ses affaires et s’enfonce comme un enfant dans la conviction que tout ce qui est arrivé répond aux desseins de madame de Montreuil et qu’on ne veut point l’empêcher de jouir de sa liberté. Mais tout est concerté chez lui, même cet optimisme ; s’il proteste publiquement de sa confiance et de sa gratitude, c’est pour désarmer la présidente, le parlement et le ministre et forcer leur générosité.

Madame de Sade travaille de son côté à obtenir la levée de la lettre de cachet et espère y parvenir avant six mois. Mais la présidente jette feu et flamme lorsqu’elle parle d’aller rejoindre son mari, et menace aussitôt de le faire arrêter. La dame de Montreuil paraît du reste se résoudre à laisser le marquis en liberté, pourvu qu’il en use à l’écart et sans nouveaux dommages. Elle demande à Gaufridy de l’informer tous les huit jours de la conduite qu’on tient et « si l’on a rien dit de n’avoir plus trouvé les petites feuilles à leur place ». Elle fait savoir à son gendre que sa charge de lieutenant général pour les provinces de Bresse et Bugey, convoitée par des gens puissants et des protégés des Condé, n’a pu lui être conservée, et que tout ce qu’il a été possible d’obtenir est qu’elle fût attribuée au comte de Sade d’Aiguières qui maintiendra le nom en la place. Il paraît d’autre part certain que la présidente a pris ses mesures pour empêcher un échange trop fréquent de correspondance entre le marquis et sa femme, qui écrit à tous les courriers, mais dont les lettres ne parviennent plus à la Coste. Madame de Sade se sert d’une voie détournée pour avertir son mari de prendre garde à lui.

Le marquis a près de lui une nouvelle compagne, mais ce n’est qu’une amie. Mademoiselle de Rousset s’est installée au château de la Coste. Son amitié est ardente, sinon très éclairée, et son zèle excessif. Sous son influence ou celle des événements le marquis conçoit des soupçons sur Gaufridy dont il a appris ou deviné les relations cachées avec madame de Montreuil. Il ne les laisse percer que pour protester qu’il n’a nul besoin de s’en défendre, et affirme magnanimement sa confiance en soulignant les faits qui auraient pu la lui faire perdre. Un grand complot, où prennent part divers habitants de la Coste et notamment un certain chanoine Vidal désireux de supplanter Gaufridy, est ourdi contre l’avocat ; il en instruit la présidente.

Des avis alarmants parviennent de tous côtés au marquis qui pâtit de l’absence de sa femme, en même temps qu’il la soupçonne d’intelligence avec madame de Montreuil parce qu’il n’en reçoit point de nouvelles. Elles veulent, dit-il, l’effrayer pour qu’il se tienne sage. Gaufridy reconnaît, en protestant de son dévouement, qu’il y a de l’énigmatique dans tout ce qui se passe. M. de Sade essaie en vain de donner le change à ses propres craintes : avisé par son régisseur que les policiers cherchent à venger leur affront, il se moque des larmes que Gaufridy prétend qu’ils ont versées. Entre temps, l’avocat est appelé à Aix et justifie ce déplacement assez inopportun par ses affaires. Peut-être a-t-il voulu se soustraire à une situation pleine de malaise, sinon de danger, mais rien ne permet de penser qu’il ait desservi le marquis. Il y reste jusqu’au vingt-quatre août ; M. de Sade est arrêté le surlendemain à la Coste et reprend sous escorte la route de Paris.

Le premier septembre, il écrit de Lyon à l’avocat une lettre qui ne laisse plus rien percer de sa méfiance. Il y donne, avec un sens et un soin inaccoutumés, toutes les instructions qui seront nécessaires à son régisseur pour la faisance valoir de ses biens. Cette lettre reste pendant dix ans la charte de la famille et Gaufridy s’en autorise comme d’une procuration régulière car, d’une part, la cassation de l’arrêt a mis fin aux pouvoirs d’administration de la marquise, et, de l’autre, M. de Sade refuse tout ensemble de s’occuper de la gestion de ses affaires et de la déléguer, au prétexte de mieux faire apparaître par leur désordre la nécessité de lui rendre sa liberté. Mais cette politique du pire, dans laquelle il s’obstine pendant deux lustres, n’est au fond qu’une défaite. L’homme, repris par la prison, est revenu à son penchant qui est de ne prendre intérêt qu’aux objets d’échéance prochaine ou immédiate.

Au moment même où le marquis chemine vers Paris, madame de Sade fait le projet de partir pour la Provence quoi que puisse en dire sa mère. Elle affirme d’ailleurs qu’on ne songe plus à tracasser son mari et qu’on est content des bons témoignages que l’on rend de lui ; mais, dès le sept septembre, elle est au fait de l’arrestation et des plaintes que le marquis a faites de Gaufridy. Elle invite mademoiselle de Rousset à venir à Paris pour y travailler avec elle à la délivrance. Elle jure par écrit à sa mère une haine éternelle et l’accuse de l’avoir bernée en lui laissant entrevoir qu’elle pourrait bientôt rejoindre M. de Sade. « Je me mine si bien que j’ai le sang tourné, écrit-elle, et que, quand j’aurai de la satisfaction, il ne sera plus temps de remédier à ma santé ». Elle conçoit des doutes sur celle du marquis, parce qu’il n’était pas trop portant au moment de son arrestation. Madame de Montreuil se déclare presque fâchée, devant l’hostilité de sa fille, que Gaufridy ait anéanti les débris des petites feuilles et les deux volumes relégués au grenier qui eussent convaincu la marquise des dangers dont on l’a préservée.

La présidente trouve bientôt un excellent moyen de l’amadouer. Elle a appris que le lieutenant de police Marais avait fait, en arrêtant le marquis, une allusion au mystère sanglant de son cabinet et tenu des propos que l’on ne saurait tolérer d’un policier parlant à un homme de qualité. Elle demande la punition de cet agent trop zélé au ministre dont il a outrepassé les ordres. Marais est cassé aux gages et les frais de son voyage en Provence lui sont laissés pour compte.

La marquise n’a plus de pouvoirs, mais elle continue, en fait, à gérer avec Gaufridy, à qui elle a rendu toute sa confiance. L’avocat n’est pas insensible à sa peine et madame de Montreuil s’étonne du zèle qu’il montre pour ses projets, mais la présidente n’a garde de détourner sa fille des affaires. Elle sait qu’il y a chez madame de Sade un goût de l’ordre et de l’activité refoulé par la passion, et pense que c’est par là qu’elle remettra la main sur elle. Mais l’arrivée de mademoiselle de Rousset va brouiller le jeu. Elle est suspecte à Gaufridy, qui ne se laisse pas prendre à l’amitié trop expressive que lui témoigne cette fille, et non moins à la présidente. Les deux correspondants se mettent mutuellement en garde. Enfin la demoiselle est à Paris. Elle s’installe dans l’intrigue, prétend hâter les événements, interroge, s’enquiert, propose, fait sienne la peine du marquis et, par surcroît, celle de la marquise qui l’héberge. Elle écrit sur son papier et termine ses lettres. Madame de Sade est conquise et entraînée. Elle passe de la société des domestiques à celle d’une fille de son rang qui la rend aux préoccupations ordinaires de leur sexe en partageant sa passion. Les deux femmes peuvent parler, combiner, médire. L’une trotte, l’autre fait feu de la plume et merveille du plat de la langue. Avec plus d’esprit naturel que mademoiselle de Rousset, la marquise a bien moins d’assurance et toutes deux ont leur grain de folie.

La demoiselle s’attaque sans plus tarder à madame de Montreuil, mais elle n’est point de force. La présidente est toute concentrée et sur ses gardes. Elle a un autre acquit que cette provinciale lettrée, enchantée au fond de retrouver « son » Paris, d’en constater les changements, d’y avoir un bon gîte et une pâture pour son imagination.

Les dettes augmentent ; les fermiers sont à découvert. La cabale de l’abbé Vidal est déconfite. Gaufridy est plus solide que jamais à son poste.




Le commandeur annonce à l’avocat la mort de l’abbé, son frère. (Saumane, le 3 janvier 1778).

J’arrive, monsieur, à Saumane et j’ai le malheur de trouver M. l’abbé expiré. J’avais précédemment instruit madame de Sade et monsieur le baron de Montreuil de la situation de monsieur mon frère. J’ai trouvé les choses ici en très bonnes mains, des amis qui ont eu soin de lui et de ses effets, et des domestiques qui l’ont servi fidèlement. Nous songeons à le faire ensevelir et je n’irai pas plus avant que vous ne soyez arrivé. Je n’ai plus qu’à vous assurer de mon amitié que vous connaissez depuis longtemps.


La marquise envoie le plan qu’elle a conçu four faire évader M. de Sade et en confie l’exécution à Gaufridy et à Reinaud. (16 février 1778).

……Aussitôt que l’affaire sera finie au parlement, au moment ou avant que l’exempt s’en empare pour le ramener à Vincennes, Reinaud, conjointement avec vous, ou gens de votre part si vous croyez que de paraître l’un et l’autre fît soupçonner et éventer le projet, vous pourriez le faire sauver par quelque porte du palais et empêcher qu’il ne soit à portée de l’exempt qui s’en emparerait ; ou bien gagner les cavaliers d’Aix, pour qu’ils mouillent les fusils et pistolets de leurs confrères qui le garderaient et qu’ils ne puissent tirer ni sur M. de Sade ni sur ceux qui le feront sauver, qui l’iront attendre sur la route. Bien entendu que, quelque parti que l’on prenne, M. de Sade ne risque rien ! Que ceux du complot, sans affectation, paraissent contre lui pour que l’on ne les soupçonne pas.

Avoir un passeport à l’avance et des lettres de recommandation pour le faire mettre sous la protection de la République de Venise ou autre part.

Qu’il ne m’écrive point de sa main, et que les lettres passent par M. Reinaud et alors j’indiquerai à M. l’avocat Reinaud la façon de me les faire parvenir.

Avancez à M. de Sade l’argent nécessaire, que je rendrai, si je puis, sur le champ, ou au moins par délégation. Lui dire qu’il ne s’inquiète de rien, jusqu’à ce qu’il ait explication par moi de tout. Mais qu’il se tienne bien caché toujours. Si vous pouviez le cacher dans le pays avec autant de sûreté, vous verrez pour le mieux et le plus sûr.

Il ne faut pas qu’il ait vent que l’on le veut délivrer, à moins qu’il n’en fasse la proposition en patois, langue que sûrement n’entendra pas son conducteur, parce que, si cela venait à manquer, il croirait qu’il l’est pour le reste de ses jours et se tuerait. Je rembourserai tous les frais avec grand cœur si cela réussit.

Voilà une lettre pour lui que vous lui donnerez ou ferez donner quand il sera sauvé……

Je vous envoie cela à l’avance pour pouvoir, premièrement, dresser vos batteries et puis, en second lieu, je crains que l’on ne le fasse partir à mon insu, de crainte que je ne fasse quelque démarche pour le voir. D’autant plus qu’en me faisant entendre qu’on le mènera se représenter à Aix avec toutes les sûretés possibles, l’on me dit que cela ne sera pas tout de suite, parce que l’on veut que des membres du parlement qui sont ici soient de retour.

Accoutumée à être trompée, je me méfie de tout……


Madame de Montreuil a pris ses dispositions pour la « grande affaire » d’accord avec les deux chefs du parlement d’Aix. (28 février 1778).

……Vous ferez bien de retourner à Aix dès que M. de Castillon y sera de retour, ou avant, si on vous mande. Vous ferez bien de voir et suivre ce qui vous sera dicté par les deux chefs, M. de la T. et M. de C.[1] ou aux avis qu’ils vous feront donner par leurs affidés. Ce sont les deux avocats que vous avez pris pour conseils. Nous agissons tous de concert pour le bien.

On m’a communiqué votre lettre où vous parliez d’entrer dans le cabinet, suivant les indications qui vont ont été données, pour y chercher les papiers concernant les arrangements pris entre les deux frères[2] pour Saumane ; je n’ai fait nul commentaire sur cet article……

J’ai fait attention à la note volante et elle est dans ma cheminée. D’après cette recherche, êtes-vous de plus ou moins convaincu et confirmé dans l’opinion que tout est bien comme il est ? Oui ou non seulement pour toute réponse.


La marquise, tenue dans l’ignorance de ce qui se passe, exprime son découragement et déplore son impuissance. (28 mars 1778).

……Je vous avoue que je suis si peinée, si fatiguée d’être trompée, que je ne crois plus rien et suis même presque convaincue que ma mère a quelque intérêt particulier pour traîner le plus qu’elle pourra. Je suis, je vous l’avoue, d’un découragement et d’un désespoir inexprimables de me voir jouée sur tous les points et d’être forcée de mettre ici mes intérêts en des proches qui me trompent aussi cruellement. Mais ils se sont emparés de toutes les portes et il ne faut pas se flatter d’en sortir sans eux……


Madame de Montreuil a mis la police dans son jeu pour joindre les filles de Marseille. Elle plaint madame de Sade en la trompant et ne fait rien que dans son intérêt et celui de ses enfants. (14 avril 1778).

……Les démarches à faire, relatives aux filles de la scène, sont délicates et doivent ne se faire que concertées avec les chefs de la négociation, ou par l’avis secret qui vous serait soufflé par les conseils qui vous ont été donnés pour conduire la barque au port. Il en est un des deux qui à la tête de la police d’Aix peut rendre de grands services suivant le besoin qu’on en aura et, comme vous sentez l’extrême délicatesse de la démarche de promettre ou donner, si besoin y a, je ne crains pas que vous fassiez de fausses démarches qui exposent d’aucune manière. Ceci dit, je vous laisse faire avec confiance.

J’ai avis que ces deux conseils doivent se rendre, pendant la vacance de Pâques, à Marseille, y conférer avec le chef qui y est encore, que le chef supérieur doit tâcher de s’y rendre au même temps pour concourir à une route fixe et sûre ; et nous suivrons d’après cela à la lettre celle qui nous sera indiquée. Le secret en toute affaire est un des moyens les plus intéressants au succès. La dame est amusée ici par la tournure que je vous ai mandée, qui rend la consultation équivoque entre deux moyens, dont l’un semble dispenser de la représentation réelle et elle doit croire que ce sera celui[3] préféré. S’il en était autrement, il serait absolument essentiel de le lui faire ignorer. On ferait quelque équipée inconsidérée qui gâterait tout. L’affaire est d’une trop grande conséquence pour rien risquer.

Si vous croyez que je m’abuse sur quelque point, mandez-le moi avec franchise. De même, si vous m’approuvez. Cette dame est raisonnable sur tout, hors sur le point sensible à son cœur. On la plaint sans la blâmer, mais est-il possible, si elle sait tout, qu’elle s’abuse à ce point et ne sente pas, ou l’inutilité de ses désirs et de ses demandes, ou le danger où elle et lui-même retomberaient si on y acquiesçait. C’est pourtant ce que je lui répète sans cesse, et tout l’univers avec moi……

Je vous recommande les intérêts en tous points de madame de S. et de ses enfants……


Madame de Montreuil a fait informer le marquis de son prochain transfert à Aix. Sa vie et son honneur ne courent aucun risque, mais le ministre en sait trop long sur son compte pour qu’il puisse espérer qu’on lui rende la liberté. (8 juin, du château de la Verrière).

……Vous pensez qu’on a pris le seul parti qu’il y eût à prendre pour tirer M. de S. et les siens de ce fatal jugement. On a cru, et c’est moi qui l’ai exigé, qu’avant d’agir il fallait l’instruire et le rassurer par les précautions qu’on avait prises et qu’il y aurait de la dureté, trop de barbarie même, à le transférer sans l’instruire que sa famille n’exposait ni sa tête ni son honneur. On lui a donc adressé un homme instruit à titre de conseil. Il lui a porté un billet de mon écriture qui lui marquait qu’il pouvait y mettre sa confiance et la consultation de MM. Simeon et Pazery. Le moyen de la démence a paru le révolter ; on lui a dit, comme de fait, que c’était le seul qui pouvait le dispenser de la représentation, au cas qu’il y eût de la répugnance. Il n’en a que parce que le ministre ne veut le laisser aller qu’accompagné et avec sûreté, et on a peine à le persuader que c’est une sûreté pour lui-même, à tout événement. Il a trop d’esprit pour ne pas prévoir qu’après tout ce qui s’est passé depuis l’affaire, et dont le ministre n’est que trop instruit par toutes les plaintes qui ont été portées, il ne doit pas compter que sa justification soit suivie de sa liberté……


Extrait des registres de la geôle des prisons royaux de cette ville d’Aix*.

L’an mil sept sent soixante dix huit et le vingt unième jour du mois de juin le sieur Louis, marquis de Sade, a déclaré venir se remettre aux prisons royaux de cette ville d’Aix pour obéir à justice et purger sa contumace et le sieur Marais, inspecteur de police, a remis au nommé Louis Chaix, concierge d’icelles, l’ordre du roy donné à Versailles le 11 de ce mois en vertu duquel le dit sieur Marais a transféré dans les dits prisons, le dit sieur marquis de Sade et ont signé. Signé : de Sade, et Marais, à l’original.

L’an mil sept cent soixante dix hui et le vingt un jour du mois de juin a la requette de Mr le procureur général du roy, nous, huissier en la cour de parlement de ce pays de Provence soussigné avons écroué sur le livre de la geolle le sieur marquis de Sade, et l’avons donné en garde au concierge d’icelles et fait à icelui inibitions et déffances requises et me suis soussigné ; signé Raynier à l’original.

Collationné par nous dit concierge
à Aix dans la conciergerie le 22 juin 1778
Chaix fils.

Requête de M. de Sade à messieurs du parlement de Provence*.

A Nosseigneurs du Parlement.

Supplie humblement Louis Aldonce Donatien, marquis de Sade

Remontre qu’il a eu le malheur d’être poursuivi et jugé par le lieutenant de Marseille et ensuite par la commission pour crimes prétendus de poison et de pédérastie. Non seulement il n’y a point de preuves de ces crimes inexistants, mais le bruit public est que la procédure a été infectée de nullités radicales qui, si elles sont mises sous les yeux de la justice, la feront anéantir.

Le suppliant, que l’atrocité de l’accusation avait porté à se tenir éloigné, a laissé passer ensuite les cinq années que l’ordonnance accorde pour purger la contumace ; il a obtenu de la bonté et de la justice du Roy des lettres d’ester à droit qui, le restituant envers tout laps de tems, l’autorisent à proposer tous ses moyens de deffense devant la grand-chambre de la Cour, à qui Sa Majesté a attribué toute jurisdiction et connoissance en premier et dernier ressort de cette affaire et, pour jouir de l’effet de cette grâce, le supliant s’est remis dans les prisons de la Cour. Il ne lui reste qu’à obtenir l’entherinement des lettres pour lequel il vient implorer la justice de la Cour.

Aux fins qu’il vous plaise, Nosseigneurs, enteriner les lettres pour ester à droit obtenues par le supliant le vingt sept may dernier, lesquelles seront enregistrées es regitres de la Cour aux formes ordinaires, et ordonner qu’il sera oui et interrogé sur les faits résultants des informations contre lui faites à la requette du procureur du Roy au siège de Marseille pour être ensuite procédé ainsy qu’il appartiendra et sera justice.

Gabriel[4],

Le commandeur écrit à M. de la Tour pour le remercier de la justice qu’il va rendre et s’excuse de ne pas aller lui rendre personnellement ses devoirs (25 juin 1778).

Monsieur,

Il vous était réservé de rendre à une famille que vous aimez parce qu’elle vous aime, l’honneur qu’injustement on avait voulu lui ôter, et je sens une double joie en apprenant que le libertin, dont nous avons tant de sujets de nous plaindre, ne sera plus, par votre équité, regardé comme le plus criminel de tous les hommes. Madame de Montreuil m’insinue d’aller vous importuner à Aix ; je me souviens d’avoir fait ce voyage avec M. le président de Montreuil, et je vous avoue que, quoique les temps soient tout à fait changés et que je dusse m’attendre à autant d’agrément que j’y essuyai de dégoût, je sens que je ne pourrais y aller avec plaisir que pour vous remercier de vos bienfaits.

Si cependant, monsieur, vous jugez que ma présence soit nécessaire, ou de devoir, je suis prêt à me vaincre et à aller réclamer en personne la justice que je dois attendre de vos lumières et de la bonté de votre cœur. Le mien dans ce moment ne s’occupe que de ce que je vous dois et ne sait vous exprimer que le respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Le commandeur de Sade.

À Saint-Cloud, 25 juin 1778.

Le commandeur de Sade demande à un magistrat de ne pas punir le libertinage de la peine qui s’attache au crime, comme l’ont fait les juges de Maupeou.

Monsieur,

Agréez que je vous félicite de la justice que vous allez rendre à une famille qui a l’honneur d’appartenir à toute la Provence et qui n’aurait sûrement pas essuyé l’affront qu’on lui a fait, si, par un bouleversement auquel on n’aurait jamais dû s’attendre, on n’avait pas vu les juges qui ont la confiance de tous les états suspendus des fonctions dont ils s’acquittaient avec un applaudissement si général. Le libertinage mérite punition, mais ce n’est pas celle du crime ; et les fautes étant personnelles, c’était le libertin seul que vous auriez puni.

Si je connaissais moins vos bontés pour la famille, ou si je doutais de votre équité, j’aurais volé à Aix pour avoir l’honneur de vous faire mes représentations ; mais vous êtes trop éclairé pour que je craigne un instant sur le jugement que vous allez rendre. Je m’y soumets avec le respect que je vous dois et ne cesserai à tous les moments de ma vie de faire des vœux pour la conservation de vos jours.

Je n’entreprends pas de vous exprimer les sentiments de reconnaissance et de respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Le commandeur de Sade.

À Saint-Cloud, 25 juin 1778.

Gothon envoie à son maître des fleurs, des fruits et des confitures, avec la plus belle lettre du monde. (27 juin 1778).

Monsieur,

Dès le moment que j’ai appris votre proximité par M. l’avocat, j’en ai ressenti une joie inexprimable. Elle me fait espérer que j’aurai l’avantage et le plaisir de vous revoir bientôt. Je vous prie de croire, monsieur, que je suis attachée à vos intérêts autant qu’on peut l’être. Fasse le ciel que [vous soyez] débarrassé des soucis qui vous occupent sans doute et que vous viviez tranquille tous les jours de votre vie. Personne, je m’en flatte, ne le désire plus que moi car il me semble qu’il s’est déjà écoulé un siècle depuis votre départ. Votre absence, votre éloignement et l’incertitude où me laissent vos affaires me jettent dans le plus grand abattement. Je vous assure, monsieur, que je suis bien triste et que je pleure très souvent en pensant à votre situation. Daignez donc, monsieur, m’honorer de vos nouvelles. Si je suivais mon inclination, j’abandonnerais à ce moment votre maison pour voler où vous êtes afin d’avoir le plaisir de vous voir. Je n’attends sur cela que votre permission pour m’exécuter. Si il y a quelque chose, monsieur, dans le pays qui puisse vous faire plaisir, vous n’avez qu’à ordonner. De jour et de nuit vous pouvez disposer de moi à tout ce dont je puis être capable.

M. l’avocat s’est chargé avec plaisir de vous remettre quelques fleurs du cru de votre terrasse, quelques abricots et deux pots de confiture de votre cru. Quoique vous soyez dans un pays où il y en a de plus beaux et de meilleurs peut-être, j’ai cru que vous trouveriez les vôtres et plus beaux et plus exquis quoique ils ne soient pas encore parvenus à leur maturité parfaite. J’en fis passer la semaine dernière à madame par Charvin quatre douzaines. Vous en auriez bien eu sans doute la moitié si j’avais pu prévoir d’avoir le plaisir de vous savoir si près d’ici. Veuillez bien, monsieur, m’honorer toujours de votre protection et de votre bienveillance et être convaincue que je serai toujours avec le plus respectueux attachement.

Monsieur,
Votre très humble et très obéissante servante
Gothon.

Lettre du commandeur de Sade aux magistrats. (28 juin 1778)[5].

Monsieur,

La famille a puni le libertin aussitôt qu’elle l’a pu. Il ne troublera plus la société. Le roi et le gouvernement se sont prêtés aux arrangements qu’il convenait de prendre pour conserver l’honneur d’une famille qui n’a jamais rien eu à se reprocher. J’espère que vous voudrez bien y contribuer. J’aurais été vous en prier si je n’étais incommodé, d’ailleurs que pourrais-je dire à des juges qui savent si bien allier ce qu’ils doivent à la justice et à l’honneur des familles.

Vous rendrez également service à ceux qui ont donné cet arrêt diffamant, en le cassant : nous ne l’aurions sûrement pas essuyé si vous aviez été juge de cette affaire. Je me ferai un plaisir d’aller vous remercier de vos bontés le plus tôt que je pourrai. Ma confiance, ma gratitude et mon respect sont des hommages que je vous dois, et qu’il m’est délicieux de vous rendre.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,
Le commandeur de Sade.

Dispositif de l’arrêt :

Sera admonesté derrière le bureau de mettre à l’avenir plus de décence dans sa conduite et fait défense au dit de Sade de hanter et fréquenter la ville de Marseille pendant le temps et terme de trois années sous plus grande peine ; le condamne à une aumône de cinquante livres applicable à l’œuvre des prisons et aux frais de justice, pour laquelle aumône il tiendra prison et, icelles payées, les prisons lui seront ouvertes et son écrou barré. Et, le dit de Sade mandé, la dite admonestation lui a été faite.


Madame de Montreuil n’attend pas d’être fixée sur le résultat de l’affaire pour envisager l’avenir. Par ordre du ministre, et pour éviter que madame de Sade soit mise dans un couvent, elle n’a rien dit à sa fille. (14 juillet).

Quand je vous saurai de retour à Apt, positivement et sédentaire, nous reprendrons le cours des affaires. L’administration peut-elle continuer telle qu’elle a été prévue, ou y faut-il une forme nouvelle ? Car le domicile ne change point de droit, quoique de fait il le soit, parce que, lorsqu’il n’y a point de séparation juridique, la femme ne peut en avoir un particulier. Elle était en peine de ne pas recevoir de vos nouvelles depuis du temps. Mais je l’ai rassurée en lui disant que vous étiez en voyage pour des soins nécessaires à se donner pour la grande affaire, que j’avais de vos nouvelles, sans détail, parce que c’étaient des objets sur lesquels on n’écrit pas sans risque, que j’espérais vers la fin de ce mois avoir de bonnes nouvelles à lui apprendre. Je l’espère en effet. Mais on lui aurait fait passer de cruels jours dans l’inquiétude. Je l’éprouve par moi-même. Et que sait-on ce que son inquiétude lui aurait fait entreprendre ? En un mot le ministre même, comme ma raison, m’a prescrit cette conduite ; et sans cela on l’aurait mise par ordre dans l’intérieur d’un couvent pour parer à tout inconvénient. J’ai cru qu’il valait mieux donner ma parole et la tenir que de l’exposer à la secousse qu’elle aurait éprouvée malgré moi……

J’attends avec impatience la fin de tout. Non sans un peu d’inquiétude, non pour la personne car on m’a accordé toute sûreté pour elle au cas d’opinions ou informations dangereuses, mais je voudrais bien qu’il ne restât nulle tache. J’ai écrit il y a six jours à MM. les chefs du parlement avec la plus grande instance sur cela. Ceux qui ont pu m’écrire l’ont fait de la manière la plus honnête et la plus flatteuse……


M. de Sade avise l’avocat de son arrivée à la Coste. (sans date)[6].

J’arrive excédé, mourant de fatigue et de faim ; j’ai fait une peur horrible à Gothon. Je vous conterai tout ; c’est un roman. Venez, je vous prie, me voir le plus tôt possible.

Envoyez, je vous prie, par le retour de l’exprès, des citrons et toutes les clefs. Vous m’apporterez, je vous prie, les deux paquets de papier que je vous avais remis en dépôt, principalement le gros. Je vais manger et me coucher, et vous embrasse de tout mon cœur.

Je crois que vous aviez raison quand vous disiez on ne vous poursuivra pas. Je n’en sais rien, mais je ne crois pas qu’on l’ait fait.

J’espère très fort dîner avec vous demain. Des citrons et toutes les clefs, je vous prie.


M. de Sade raconte comment il a pris la fuite et expose les raisons qui ont, à son avis, poussé madame de Montreuil, d’accord avec les magistrats et le ministre, à lui laisser reprendre sa liberté. « À la Coste, le 18 juillet à huit heures du matin[7] ».

Je ne doute pas, mon cher avocat, de toute la surprise que va vous donner cette lettre après vous avoir dit adieu, avant-hier, jusqu’à je ne sais quand. Lisez-la cependant avec attention et j’espère qu’après vous serez un peu moins étonné.

En vous quittant, nous fûmes coucher au Pont-Saint-Esprit, ce premier jour mes guides m’observèrent avec la plus scrupuleuse attention ; le lendemain nous soupâmes à Valence et je remarquai que les soins diminuaient en raison de ce que nous nous éloignions davantage ; à peine fûmes-nous arrivés le second jour, que l’inspecteur chargé de ma conduite me fit entendre en termes assez énergiques que mon retour à Vincennes n’était qu’une affaire de pure formalité et que, si je voulais m’y soustraire en donnant à ma fuite tout l’air d’une évasion non concertée, j’étais le maître ; qu’eux de leur côté donneraient aux démarches qui suivraient cette évasion tout celui d’une poursuite rigoureuse, et que, ces deux objets remplis, en observant chez moi une conduite telle que devaient naturellement me la prescrire les malheurs que j’avais éprouvés, je n’y aurais plus rien à redouter.

Je n’ai pas besoin de vous peindre l’impression que fit sur moi ce discours. On ouvre enfin les yeux, me dis-je, enfin l’on sent de quelle gaucherie serait ce retour en prison ; pour une formalité, soit ; mais pour une réalité, quel être assez mon ennemi, assez celui de tout ce qui m’entoure aurait pu la comprendre ; l’exécution d’un projet aussi imbécile pouvait-il tomber sous le sens ? Quoi ! des juges éclairés, ennemis de la fourberie et du mensonge vengent l’honneur d’une famille outragée par les satellites à gages du tyran qui désolait la France sous la fin du dernier règne[8] ; ils cassent cette procédure inique, fruit odieux d’une aveugle subordination et d’une absurdité criante ; on réinforme sur les atrocités qu’il a plu à cette séquelle d’intenter contre un homme d’honneur que mille raisons semblaient mettre à l’abri de cette vexation réprimandable ; les faits contenus dans la procédure reprise n’offrent plus, au lieu de cette suite de calomnies digne de conduire leurs auteurs à l’échafaud, qu’un simple dérangement de jeunesse sur lequel un corps respectable de magistrats, auquel il semble que l’autorité souveraine se plaise à marquer sa confiance par les affaires épineuses dont elle le charge ; sur lequel, dis-je, les magistrats intègres ne prononcent que la plus légère des peines ; et lorsqu’il semble que je doive jouir de cette espèce de considération que donne ordinairement le retour de l’honneur à ceux qui ont eu la disgrâce de se le voir injustement enlevé, lorsqu’il paraît essentiel de faire dire à toute la province que mes prétendus crimes s’évanouissent avec l’arrêt qui en fait éclater le néant, on me restreint, on me punit, comme si j’étais encore coupable et comme si ce jugement, qui n’est le fruit que de mon innocence et de l’intégrité de mes juges, devenait l’ouvrage de la faveur ! Quoi ! lorsqu’il semble que le plus parfait accord devrait sur mon sujet régner entre la cour et le parlement et que de cet accord seul doit résulter le retour de cette considération si importante pour ma famille et pour moi, il semble que l’on ne s’occupe au contraire et que l’on ne prenne à tâche que de mettre en contradiction les deux autorités, en établissant par cette suite de punition que l’une (celle du roi) doit nécessairement avoir contraint l’autre à lever sa férule qui deshonore, sûre qu’elle punirait par la sienne qui ne flétrit pas ! Mais ne voilà-t-il pas alors le soupçon du crime bien constaté et la faveur ne vient-elle pas ici clairement remplacer l’équité ! Quelle opinion ! et quelle tache dans cette malheureuse supposition ne retomberait-il pas et sur mon honneur et sur celui des magistrats qui, par une connivence du même genre que celle que nous venons de blâmer tout à l’heure, auraient pu se rendre à des ordres qui ne sont sacrés pour eux que quand l’équité ne réclame pas, au fond de leurs cœurs, les lois de l’équilibre que leur confie l’état !

Ces combinaisons étaient affreuses et leur poids m’accablait jusqu’à m’anéantir, lorsqu’enfin le discours de l’inspecteur ramena le calme dans mon âme et me fit voir que ceux que je croyais mes ennemis ne l’étaient pourtant pas autant que je l’appréhendais ; qu’ils n’osaient, j’en conviens, me soustraire à des formes satisfactoires, sans doute, mais que, pénétrés comme moi de la nécessité de me laisser jouir de la nouvelle vie à laquelle me rendait mon innocence reconnue, ils me facilitaient les moyens de paraître et d’en convaincre le public dont il était si essentiel de ramener l’opinion ; trop enchanté de les voir rendus à une manière d’envisager les choses si essentielle à mon honneur, je ne marchandai pas sur le costume exigé de cette scène et promis à mes conducteurs de mettre, pour remplir leurs vues, tant de ruses à mon évasion qu’ils pourraient redoubler, sans craindre de me rencontrer, toutes les manœuvres de poursuites que leur suggèrerait leur art. Je partis donc la même nuit et sortis clandestinement de l’auberge ; je cotoyai les bords du Rhône à pied, sans guide et sans armes environ six lieues de chemin. Au point du jour, je trouvai plusieurs petits bateaux de pêcheurs dont aucun ne voulut se hasarder à me descendre jusqu’à Avignon. Enfin, à force de prières et d’espoir de récompense, un plus chétif encore que tous ceux que j’avais rencontrés jusqu’alors, troué, percé, faisant eau de partout et conduit par un seul homme, consentit d’essayer, au hasard, disait-il, de nous noyer tous deux. Je voulais tenir ma parole ; je l’avais donnée de rendre mon évasion assez mystérieuse pour que les recherches, mêmes les plus exactes, ne pussent la surprendre. Je risquai tout et, par la seule raison, mon cher avocat, que ce que Dieu garde est bien gardé, j’arrivai hier sur les six heures du soir à Avignon. Je descendis chez un ami où je soupai pendant qu’on me préparait une voiture qui m’arriva chez moi la seconde nuit. Mon premier soin est de vous en instruire. J’ai reçu de vous trop de marques d’attachement à Aix pour que ce premier devoir ne soit pas une véritable satisfaction pour moi. Vous reconnaîtrez facilement à tout ceci, comme moi, l’intrigue d’une femme aussi adroite qu’intelligente et sage, et aussi spirituelle que sensible et bonne mère. Elle veut tenir le bout de la corde, mais elle veut que [je] jouisse du retour de mon honneur, que ma réhabilitation éclate et que ma famille recueille ainsi que moi, par cette intéressante démarche, tout le fruit de ce qui vient d’être fait à Aix. Mais sa politique, tout essentielle qu’elle puisse la supposer, se détruit et devient inutile par des sentiments gravés dans le fond de mon âme et auxquels elle n’a pas rendu justice. Après ce que je lui dois, après ce que je dois à des parents que mes malheurs accablaient de chagrin, après, j’ose le dire, ce que je dois (non aux bontés de mes juges, ils n’ont eu pour moi que de la rigueur, et j’en voulais), mais aux égards, aux soins, aux honnêtetés dont ils m’ont comblé, parce que dans des âmes aussi bien nées l’aménité des mœurs s’allie toujours avec la sévérité des devoirs ; après tout cela, dis-je, je n’avais besoin de chaîne que mon cœur. J’y trouve tout ce qui peut faire évanouir les craintes de cette mère respectable, tout ce qui peut ramener le calme au sein de mes parents, tout ce qui doit prouver à mes juges que j’ai toujours été plus malheureux que coupable et tout ce qui peut enfin m’annoncer à moi-même cette aurore naissante d’un beau jour si désirable après autant d’orages.

Adieu, mon cher avocat, je vous embrasse en vous priant de me venir voir le plus tôt possible. Fatigué, excédé comme je le suis, je ne sais comment j’ai pu faire pour vous écrire une si longue lettre. Vous en pardonnerez le désordre en faveur du sentiment qui la dictait et avec lequel je suis votre très humble et très obéissant serviteur.

De Sade.

Madame de Sade au marquis. « Cette lettre est pour remettre à M. le marquis de Sade, après qu’il sera en sûreté et hors des mains de l’exempt de Paris ».

Crois-tu à présent que je t’aime, mon bon petit ami que j’adore mille fois ? Aie bien soin de ta santé, ne te laisse manquer de rien ; fais-moi écrire des lettres qui ne soient pas de ton écriture et dans les entre-lignes et la feuille blanche tu m’écriras avec le secret.

Je ferai de même. Je t’irai rejoindre quand je pourrai et t’expliquer beaucoup de choses. En attendant, ne t’inquiète point. Je finis et suis sur le gril jusqu’à ce que j’aie des nouvelles. J’aimerais mieux cependant n’en point recevoir que tu risquasses. Gaufridy te donnera de l’argent ; ce que tu voudras. Conserve-toi, je t’en conjure ; aie bien soin de toi et ne te laisse manquer de rien.


Le commandeur de Sade trouve l’arrêt assez honnête. « À Saint-Cloud, ce vendredi ».

J’étais surpris, mon cher Gaufridy, de ne pas recevoir de vos nouvelles. Je vois avec plaisir, par la lettre que vous venez de m’écrire, qu’enfin tout est fini. L’arrêt me paraît assez honnête ; il n’y a que l’amende de cinquante livres qui me paraît mal sonner.

Il est juste que vous vous reposiez, car vous devez être bien fatigué……


Reinaud écrit à M. de Sade après sa rentrée à la Coste et fait part à Gaufridy de l’arrêt rendu par le parlement d’Aix en faveur de Beaumarchais. (Aix, 23 juillet 1778).

Je t’écris, mon cher, pour t’apprendre que le marquis m’a fait part de son aventure. Beaumarchais vient de gagner son procès[9]. L’arrêté de compte a été confirmé, avec dépens et douze mille livres de dommages et intérêts en sa faveur. Il en aurait trente, sans son Tartare[10]. Ses mémoires ont été condamnés à être lacérés par un huissier, Beaumarchais condamné à trois mille livres d’aumône envers les pauvres, à vingt livres envers le roi et aux dépens de cette qualité, avec permission à M. de la Blache de faire imprimer l’arrêt jusques à deux mille exemplaires, en la partie concernant la lacération, et les affiches partout où il voudra. Je me réfère à mes dernières. Fais passer l’incluse au marquis……


M. de Sade, dans sa joie d’être libre, ne tient pas en place. (Sans date).

Je ne vous dis rien pour avoir trop à dire. Il nous faut absolument passer quelques jours ensemble. Quand je veux chercher un article, il m’en vient cinquante à l’idée et je ne sais plus par où commencer. Marquez-moi ce qu’on dit ; jamais, je crois, mon arrivée n’a fait autant jaser. Quand viendrez-vous ? J’ai vu tout le monde. Nous sommes aux petits soins avec le curé ; je crois qu’il est amoureux de moi.

L’affaire de Chauvin me paraît bien sale ; il y a un furieux déchaînement contre lui ; j’ai beaucoup à vous parler à ce sujet……

Je brûle d’aller à Saumane. Vous aurez bien de la peine de m’empêcher d’aller bientôt y faire acte de maître, les pieds m’en démangent et pour cause ; je crains que votre rhétorique ne se brise à me convaincre d’attendre. Tâchez d’être bientôt libre pour y aller ensemble. Gothon enverra toujours la liste de ce qu’il faut ; mais je la signerai et vous voudrez bien ne faire aucun compte de toute liste qui vous parviendrait sans ma signature. Je vous embrasse, toujours plus rempli d’amitié et de reconnaissance pour vous. J’ai écrit des extravagances à Reinaud……


Le marquis reçoit de Valence des nouvelles qui l’inquiètent. (Sans date).

Je vous envoie à la hâte la copie de la lettre que nous venons de recevoir de Valence. C’est le frère de Vidal qui répond au chanoine sur les éclaircissements qu’il lui demandait à ce sujet. Lisez, je vous prie, cela avec attention, mon cher avocat, et répondez-moi encore ce soir votre opinion car ça me tracasse un peu ; il me semble que voilà bien des démarches, et cependant toutes dans le Dauphiné et pas une en Provence……


La marquise encore ignorante de l’évasion de son mari veut voler à sa rencontre sur la route du Bourbonnais. (À l’avocat Reinaud, « ce 27 juillet 1778 »).

……Je crains qu’il ne soit trop tard pour le joindre sur la route du Bourbonnais. J’envoie quelqu’un d’inconnu pour savoir si Marais est de retour. S’il ne l’est pas, je vole sur la route, mais je crains bien qu’il ne soit plus temps. Je n’ai reçu de M. de S. que la feuille incluse dans votre lettre. Il y a apparence que tous les autres paquets sont pris.

Je connais le cœur et le zèle de Gaufridy et je ne doute pas de tout ce qu’il a pu faire et j’en conserve la plus vive reconnaissance, de même, monsieur, que de tout ce que vous avez bien voulu faire et des marques d’amitié et d’attachement que vous avez données à mon mari dans cette occasion-ci, dont je conserverai éternellement le souvenir……


La marquise a pris connaissance de l’arrêt et a eu une scène terrible avec sa mère. (27 juillet).

……J’ai eu une scène terrible avec ma mère le jour qu’elle m’a appris la fin de l’affaire. Au sujet de la détention, elle m’a signifié ses intentions avec une hauteur et un despotisme révoltants et qui m’a mise hors des gonds. De sorte que je suis aussi peu contente que s’il ne m’était rien arrivé d’heureux. Elle m’a fait entendre cependant que M. de S. sortirait, mais pas tout de suite. Et, auparavant la fin de l’affaire, elle me disait que jamais les familles (elle est bien forte avec ce mot-là) ne souffriraient qu’il sorte. Ce qui la pique le plus c’est de voir que mes idées et propos viennent de moi, et non de M. de S.., qu’elle pensait qui me soufflait comme un perroquet.


Le marquis demande à Gaufridy de répondre aux questions qu’on lui pose par la lettre qu’il est censé lui avoir écrite deux heures après son arrivée à la Coste. (Sans date).

Vous me demandez ce qu’il faut répondre à M. de Galissane ; le voilà, mon cher avocat, ce qu’il faut répondre ; je vous prie instamment de lui dire que, pour l’éclaircir, vous lui faites parvenir la lettre que je vous écrivis deux heures après mon arrivée au château ; il faut donc supposer que cette lettre vous est parvenue à cette époque et lui donner d’après cela toute l’authenticité possible ; je l’ai construite exprès pour qu’elle en ait, et plus vous lui en donnerez, plus vous me ferez plaisir. Il est d’ailleurs essentiel de lui en donner, afin d’être d’accord et que nos propos et nos démarches à tous les deux soient les mêmes ; je lui en ai donné du côté de Paris ; je lui en donne à Avignon en l’envoyant à mes tantes qui, excepté celle de Saint-Laurent, m’ont déjà toutes répondu (la lettre d’hier était de madame de Villeneuve) ; il est donc essentiel que vous lui en donniez aussi de votre côté. Je désirerais que vous l’envoyassiez à madame de Montreuil et je ne saurais vous dire le plaisir que vous me feriez de ne me faire aucune objection à ce sujet et de la lui envoyer ; cependant si vous aviez quelque raison triomphante qui s’y opposât, marquez-le moi encore aujourd’hui, parce que moi je la lui ferai décidément passer mardi et prétexterai quelque raison de votre part pour lui en avoir fait mystère. Cependant il vaudrait infiniment mieux que cet envoi vînt de vous et vous m’obligerez infiniment de le faire. À l’égard de M. de Galissane l’envoi de cette lettre vous dispense d’un grand détail et je n’entrevois aucune raison qui puisse s’opposer à ce que vous la lui fassiez passer. Vous m’obligerez donc infiniment de le faire, de le prier de vous la renvoyer après en avoir fait l’usage qu’il voudra, et, à son retour, vous en ferez à Apt le même usage, c’est-à-dire que vous la montrerez à tous ceux qui vous demanderont des détails……

Il y a une aventure unique entre Reinaud et moi : une lettre de moi, envoyée par lui à ma dulcinée au miroir, la lettre interceptée dans la prison et Reinaud publiquement nommé le messager des dieux. C’est à faire mourir de rire. Venez donc vite que je vous explique tout cela. Je vous embrasse.

Dimanche matin.

Le marquis persiste à vouloir répandre sa prétendue lettre du 18 juillet à Gaufridy. Il dîne avec mademoiselle de Rousset. (Sans date).

……M. Morenas n’a pas attendu que je lui propose de lui donner copie de votre prétendue lettre : il veut l’avoir absolument pour la porter au commandeur. Je l’inclus dans la réponse que je lui fais ; la voilà donc publique. On m’assure qu’elle est faite pour l’être par ce qu’elle contient. Donnez-lui donc la publicité que je demande du côté d’Aix et de Paris, je vous en conjure, et marquez-moi dans votre réponse si décidément vous me donnerez cette satisfaction. Vous m’obligerez de le faire. Je vous embrasse. Votre avis sur cette lettre. Je l’envoie au commandeur et à toutes mes tantes.

J’ai une belle demoiselle à dîner. Mais, pour n’être pas venu, vous ne méritez pas qu’on vous la nomme.


Madame de Montreuil pense que, si son gendre a pris la clef des champs, il ne doit pas prendre celle du coffre. La famille ne permettra pas à madame de Sade de rejoindre son mari. (1er  août 1778).

……Je souhaite qu’on soutienne les bonnes résolutions qu’on démontre, mais l’expérience seule peut rassurer. On ne peut pas trop blâmer quelqu’un de reprendre, quand il le peut, sa liberté. Tout dépend de la manière d’en user. Sa famille jugera peut-être devoir prendre un parti pour arrêter la continuité de la déprédation et empêcher la ruine totale en conservant les fonds, et assurant le paiement des créanciers qui restent en Provence sur les revenus et une subsistance honnête du surplus au mari et à la femme. On doit arrêter les moyens d’emprunt pour empêcher l’aliénation des fonds et des revenus par avance, comme il l’a toujours fait. Si l’on a véritablement en vue de se bien conduire, on ne doit pas résister à de sages précautions sur une défiance que le passé n’autorise que trop. Il a mangé plus de cent soixante mille livres de fonds depuis son mariage. C’est un fait aisé à prouver……

À l’égard de madame de Sade, je vous dirai franchement que sa famille, à qui son honneur appartient, à commencer par ses père et mère, ne souffrira jamais qu’elle s’expose à être encore avilie et compromise comme elle l’a été, en rejoignant son mari, à moins qu’une longue expérience de bonne conduite ne prouve qu’il y a sûreté. Si sa tendresse ou son aveuglement l’y entraîne, le gouvernement nous prêtera tout secours pour une cause aussi honnête et aussi juste. Qu’elle lui rende service, soit. Mais qu’elle reste à Paris. Sa dépense n’est pas forte et la famille de son mari en l’administration pourra la fixer. J’ignore ce qu’elle sait ou ne sait pas quant à présent, parce que je ne l’ai pas vue depuis le jour où je lui ai annoncé la bonne nouvelle du dernier jugement. Dans son malheur, la pitié, les entrailles de mère m’ont toujours portée vers elle pour adoucir son sort sans m’arrêter à tout ce qui devait m’en écarter. L’honneur rendu, je dois me souvenir de tous les sujets de plainte qu’on n’a réparés ni avant ni depuis les obligations infinies que l’on m’a, et je me borne à n’être que pour la préserver de nouveaux dangers……


Madame de Montreuil fait aviser M. de Sade qu’il a perdu sa charge de gouverneur de Bresse et Bugey. (Sans date).

M. Gaufridy dira à M. de Sade que depuis cinq ans on était à tout instant en danger de voir passer la charge en mains d’étrangers, qu’elle était vivement sollicitée par des gens puissants et par d’autres très protégés par M. le prince de Condé, que les ministres successifs de ce département, à la sollicitation de la famille, l’avaient toujours conservée comme en suspens, que les cinq années révolues on a pressé de nouveau le ministre, et on a annoncé que, si l’on ne voulait pas en finir, on la demanderait directement au roi, et on l’eût obtenue infailliblement en remboursant seulement le brevet de retenue, et sans espoir de la voir jamais rentrer. Madame de Montreuil, avertie, et par voie sûre, au mois d’avril dernier, fit l’impossible pour qu’elle fût conservée encore en suspens, allégant l’espérance fondée où on était de voir M. de Sade anéantir l’arrêt par des formes légales et produire sa justification. Elle s’adressa à M. de Maurepas même et à M. Amelot[11]. Il lui fut répondu que quand même l’affaire prendrait une tournure aussi favorable qu’elle l’espérait et qu’on le désirait, il n’était pas possible qu’elle pût se flatter de conserver cette charge à M. de Sade ni à ses enfants, que tout ce que l’on pouvait obtenir serait de la faire passer à quelqu’un de la famille pour que cela eût l’air d’un arrangement[12]…… dépossession forcée. Comme on était bien informé et qu’il n’y avait pas un moment à perdre, on la demanda pour le comte de Sade d’Aiguières. Étant de même nom et même maison, c’était prouver au public au moins qu’on ne le regardait pas comme taché. Elle lui fut accordée par le roi, le deux mai dernier. Madame de Montreuil a les lettres ministérielles qu’elle garde pour sa satisfaction, au cas que M. de Sade, toujours injuste envers elle, doute qu’elle n’ait fait tout ce qu’il a été possible pour la lui conserver.[13]

Je vous prie, mon cher avocat, de porter vous-même cette lettre à M. de S. J’ai été témoin de tout ce qui s’est passé à ce sujet. Je ne suis point partisane de ma mère, au dépens de M. de S. ; vous connaissez mon cœur pour lui, et, s’il pouvait être derrière moi quand je parle, il verrait que je prends mieux ses intérêts que lui-même……

La boutade d’interdiction a passé, l’on n’en parle plus ; au contraire l’on dit qu’il est tout simple qu’après une aussi longue absence M. de S…… range ses affaires dans ses terres et surtout dans le Comtat où sa présence est le plus nécessaire.

Quand je parle à ma mère de l’aller rejoindre dans ce moment-ci, elle jette feu et flamme et me menace très sérieusement de le faire arrêter si j’allais sans nulle considération pour tout ce que cela pourrait faire dire. Elle est comme une lionne là-dessus, imbue de mauvais propos de L… et de V… Je la vois très décidée à faire l’esclandre si je pars. J’attendrai votre réponse jointe à celle de monsieur pour prendre mon parti……

Pour la charge qu’il prenne garde de faire un esclandre qui apprenne au public ce qu’il ignore……


Reinaud envoie à Gaufridy une lettre non signée de la marquise qui avise son mari de prendre garde à lui. (Aix, 6 août 1778).

Je reçois à l’instant une lettre anonyme, mon cher, après avoir jeté l’autre au courrier. J’en ai reconnu le style, le caractère et l’auteur et j’y répondrai demain. Elle vient de Paris ; c’est te dire le nom de la personne. Je ne sais si c’est le cas de la montrer à son mari pour lui dire cave tibi. Je laisse cela à ta prudence. Tu pourrais la lui faire passer, si tu t’y décides, avec celle que je lui écris dans ton enveloppe. Elle m’est venue par la route la plus détournée. Je vais lui répondre de même. Adieu, bonsoir.


Le marquis se persuade que madame de Montreuil ne le hait pas et qu’elle le tracasse pour mieux lui montrer ensuite son intérêt. (Sans date).

Je ne cesserai de voir, mon cher avocat, sous tout cet entortillage, la main de madame de Montreuil qui agit partout ; soyez sûr, je le répète et le dirai toujours, que tout ce qu’écrit ici madame de Sade est encore son ouvrage et que tout ceci est toujours une suite de ce que j’ai toujours dit : que madame de Montreuil ne me haïssait pas, qu’elle voulait me servir, mais qu’elle ne le pouvait évidemment et que, pour y mieux réussir, elle était contrainte de s’envelopper sous des dehors de haine et de vengeance. Soyez sûr que je ne me trompe point, il y a plus longtemps que je la connais que vous ; ne soyez pas sa dupe. Madame de Montreuil, par des raisons personnelles, doit afficher qu’elle se venge et qu’elle me hait, et, sous le voile, elle démêlera mes amis et mes ennemis et m’en avertira un jour comme elle a déjà fait dans la circonstance de ma première affaire, où elle se brouilla avec un de ses proches parents, du parti duquel elle avait paru être pendant l’affaire. Elle l’avait elle-même excité. Ce fourbe reconnu, elle nous montra, à madame de Sade et à moi, toutes ses lettres et la rupture éclata. Encore un coup, c’est une femme bien fine et bien fausse, et je crois que vous ne l’avez pas encore bien démêlée. Madame de Montreuil, pour disposer les esprits du parlement, devait afficher une prison perpétuelle, et se relâcher dès qu’elle a obtenu ce qu’elle veut……


M. de Sade ne veut pas ajouter foi aux avis qu’on lui donne ; il désire le retour de sa femme et envoie de l’argent « à la pauvre prisonnière » qu’il a connue à Aix. (8 août).

Eh bien ! des bêtises, des platitudes, à l’ordinaire ! Je m’en doutais ; tout ce petit mystériot-là est encore une farce sur ma parole, et on n’a pas plus envie de me reprendre, que moi d’aller me noyer……

Je vous prie de faire tenir à M. Reinaud cinquante-sept livres dix-huit sols, en ajoutant aux cinquante livres huit sols que je lui dois les sept livres dix sols dont je gratifie la pauvre prisonnière…… Il ne paraît pas que madame de Sade vienne encore ; puisqu’elle affecte de ne pas recevoir mes lettres, ils voudront soutenir la gageure ; j’écrirai donc par voie détournée, toujours dans le principe de la faire au plus tôt arriver, sa présence étant très essentielle pour mille raisons, et nous verrons. Je vous embrasse.


Le marquis n’assure Gaufridy de sa confiance que pour mieux prolonger l’équivoque. (Sans date).

Je vous assure, mon cher avocat, que vous avez bien mal compris ma phrase, si vous y avez découvert de la méfiance, et je ne sache rien qui en ait moins l’air que de vous dire que j’ai toujours reconnu en vous la plus grande délicatesse à me mettre au fait de votre correspondance avec madame de Montreuil[14].

N’est-ce pas vrai ? Ne l’avez-vous pas fait ? Dernièrement encore ne m’avez-vous pas fait voir une de ses lettres ? Je suis donc fondé à vous louer de cette confiance et je ne puis concevoir en quoi cette expression a pu vous choquer. Je vous assure que vous avez bien tort et que ça n’a jamais été mon intention.

Vous allez à Aix. Si j’avais de la méfiance, croyez-vous qu’il ne me serait pas venu dans la tête que ce voyage n’a rapport qu’à moi et qu’il y a quelque chose en l’air. Je vous proteste, cependant, que cette idée ne m’est pas venue. Je vous prie d’y voir, sans faire semblant de rien, M. de la Tour et de savoir de lui ce qu’il pense de mon évasion et si je puis espérer ici un peu de tranquillité. Je compte sur votre amitié pour me rendre exactement ce qu’il vous aura dit, et j’espère que vous lui ferez sentir quel mauvais effet ferait un esclandre dans ce moment-ci. J’ai assez souffert ; il me semble que six ans, c’est bien assez. La détention d’ailleurs ne m’a jamais rien valu ; elle m’aigrit, elle m’irrite, [vous] le savez, et on s’est toujours bien trompé quand on a cru qu’elle pouvait produire un bien chez moi. D’ailleurs ma présence est indispensable à mes affaires, vous pourez vous-même en rendre compte à ce magistrat et, en lui disant comme je me conduis, lui faire très facilement sentir la nécessité et la justice qu’il y a à me laisser tranquille……

À propos, mon cher avocat, je vous dirai comme vous me dites. « Vous concourrez, dites-vous, toujours à tout ce qui pourra m’être utile et avantageux ». Mais quelle étendue donnez-vous à cette phrase ? Madame de Montreuil regarde comme fort utile et avantageux que j’aille en prison ; moi je regarde le contraire comme fort utile et fort avantageux. Est-ce d’après moi que vous penserez ou d’après elle ?… Vous sentez que ma question n’est qu’une plaisanterie et simplement pour vous faire voir qu’on peut donner à une phrase toutes les interprétations qu’on veut.

Par la lettre de madame de Sade à Reinaud, il paraît que c’est de M. de la Tour que je dois me défier puisqu’elle dit à Reinaud : « Quelqu’un que vous voyez a envie de le faire reprendre ». Ce quelqu’un que Reinaud voit ne peut être que M. de la Tour, et s’il le faisait ne se perdrait-il pas à jamais en faisant voir à toute la province que mon jugement n’a été que de faveur ?

À propos, qu’a répondu M. de Gallisane à l’envoi que vous lui avez fait de ma lettre ? Je compte asseoir une opinion plus probable à votre retour d’Aix et ne doute pas que vous n’apportiez de cette ville tout ce qu’il faudra pour me rassurer et remettre un peu plus de calme dans mon âme……


M. de Sade est avisé qu’on doit venir l’arrêter et persiste à ne pas y croire. (Sans date).

Pressez le plus possible l’ouvrage, je vous en conjure, car de nouveaux avis de la même personne nous assurent qu’il y aura encore une expédition au château ; il est donc essentiel de se mettre à couvert. Engagez Blancard, et vous également de votre côté, dans votre voyage d’Aix, faites l’impossible pour découvrir la vérité du tout. A-t-on envie ou non de faire la capture ? Pour moi, je persiste à croire que non. Je vous embrasse.


Madame de Montreuil renvoie sans l’ouvrir une lettre à sa fille et refuse de lui permettre d’aller rejoindre son mari. (13 août 1778).

Je retrouve sur mon bureau, madame, la lettre que je vous renvoie. Il était inutile de l’y laisser. Vous avez dû penser que si j’avais pu me laisser vaincre pour l’ouvrir, ç’aurait été dans le moment où vous étiez à mes genoux, et non ensuite par un effet de curiosité, mon refus étant très de sang froid et raisonné. M. de S. m’en a adressé une par la poste que j’ai ouverte et lue. Le style ne me fait pas désirer d’en recevoir d’autres et je n’en recevrai certainement pas. S’il en arrive, elles seront gardées ou renvoyées sans être ouvertes. Je vous l’ai dit, j’en ai prévenu M. Gaufridy le dernier courrier : je me dois cette conduite, je la dois au ministre, au public, à M. de Sade même. Me convient-il, lorsque M. de S. se soustrait aux ordres du roi, d’être en correspondance avec lui et soupçonnée de l’avoir favorisé ? Je m’interdirais par là tout moyen de venir encore à son secours et au vôtre s’il en était besoin au cas de malheur. Dieu veuille que le cas n’arrive pas ! Au public ? Ma facile indulgence, dont on a été trop souvent imbu jusqu’ici, par une crédulité favorable aux résolutions apparentes de M. de Sade et à vos prières, m’a rendu responsable, aux yeux de l’univers et de la famille, des malheurs qui s’en sont ensuivis. Je le serais encore plus désormais. Ce ne pouvait donc être que dans une conduite irréprochable et soutenue que je pouvais trouver une excuse pour élever la voix en sa faveur et vous seconder pour solliciter la levée de l’ordre. Mais ce n’est pas au moment où on vient de l’enfreindre, et où rien n’a pu exciter encore à la confiance, après tant de récidives ! À moi-même ? Cela n’a pas besoin d’explication après tous ses procédés, injures, insultes, etc… À lui-même ? Je ne veux être ni sa dupe ni sa confidente. Qu’est-il résulté de m’avoir instruit de son arrivée à Paris, il y a dix-huit mois, vingt-quatre heures avant sa détention[15] ? Qu’il m’a accusée de l’avoir trahi ! Moi trahir ! Moi qui l’ignorais, lorsqu’il y avait six jours que le ministre le savait, et qu’on m’épiait moi-même à son sujet ! Au surplus, qu’en est-il résulté ? Que j’en ai profité pour sauver sa tête et son honneur. Mais que résulterait-il de sa confiance vraie ou simulée, de mes conseils bien ou mal suivis ? Je l’ignore et ne veux pas y exposer lui ni moi.

Pour les affaires, madame, si mes lumières peuvent vous être utiles, quand vous me consulterez je vous dirai mon avis et vous donnerai les éclaircissements dont vous aurez besoin. N’oubliez pas, surtout, ce que je vous ai dit : Votre honneur appartient à votre famille ; comme mère, je dois veiller à vous préserver de retomber dans les dangers qui nous ont été connus. Et si vous voulez que la liberté ne soit point inquiétée de sa part, ne vous exposez pas à la lui faire craindre pour vous-même. Vous devez m’entendre, et les preuves de mon dire sont faciles à produire, autant que dangereuses pour M. de S., si l’on y était forcé.


Le marquis ne croit ni aux larmes de dépit versées par Marais ni aux prétendues diligences qu’il aurait faites pour le reprendre. (Sans date).

Je crois, mon cher avocat, que vous avez mal vu et je persiste plus que jamais à être convaincu que tout ceci n’est qu’une comédie, beaucoup de train et peu de besogne comme à l’ordinaire ; c’est l’esprit de la présidente. Est-il possible que les pleurs vous en aient imposé ? Quant à moi, c’est ce qui, plus que tout, me prouve que c’est une farce. Marais et le major pleurer ! Le pouvez-vous concevoir ? Ah ! croyez-moi, les larmes n’ont jamais été connues de ces âmes-là, et les expressions de leur rage sont des blasphèmes et non des larmes ! N’oser aller à Aix, dites-vous ? et qu’y auraient-ils craint ? Ce n’est pas à Aix où se seraient faits les reproches, c’est à Paris ; c’est de Paris qu’étaient datés et signés leurs ordres et c’est là qu’ils doivent appréhender les reproches, c’est là où ils doivent craindre d’arriver les mains vides, et non à Aix, où l’on n’aurait fait que rire. Et les recherches, vous ne les trouvez pas plaisantes ? Passer la première nuit à chercher dans l’auberge ! Était-il supposable que ce fût là où je me fusse caché ; craindre d’arriver chez moi est-il supposable, et craint-on quelque chose quand on est muni d’un ordre du roi ? En un mot, quelque fortifié que l’on me suppose, Goupille y a abordé, et croyez-vous que Marais, qui regarde Goupille comme un polisson, n’osât faire ce que le polisson entreprend ? Et le cas n’était-il pas de faire diligence et d’arriver à la Coste avant moi, en un mot de faire agir et marcher la maréchaussée et non de lui faire entourer l’auberge comme ils ont fait la seconde nuit ? C’est une farce à mourir de rire ! Mais ce que je ne vous pardonne pas, c’est de vous être laissé imposer par ces larmes ; pour moi, j’avoue que c’est cela seul qui me fait voir que c’est une comédie……


L’abbesse de Saint-Laurent a appris l’arrestation de son neveu. (26 août 1778).

Je viens d’apprendre que mon neveu fut arrêté hier. Ayez la bonté, monsieur, de m’instruire des circonstances de cet événement qui m’affecte naturellement, mais qui ne me surprend pas. Cette évasion n’avait pas le sens commun ; étant sous une lettre de cachet, il fallait en attendre la révocation. J’ai grand peur que ce soit encore quelque nouvelle affaire ; si ce n’est pas par ordre des Montreuil qu’il a été poursuivi, si c’est de la part du roi, j’en crains les suites. On m’a assuré qu’il ne s’était pas mal conduit dans sa solitude de la Coste ; toutes ses lettres nous répondaient d’une meilleure conduite par ses expressions, mais je n’ajoute point de foi, accoutumée à ses belles paroles et toujours trompée par la conduite et par l’effet……


La marquise croit M. de Sade en sécurité et brûle d’aller le rejoindre. (Sans date).

……J’ai reçu plusieurs lettres de M. de Sade. La façon dont je les reçois est inutile puisqu’il ne croit à rien, aussi n’en parlerai-je pas. Je note mes lettres, il doit par là voir ce qui lui manque……

M. de Sade ne me rendrait pas justice s’il doutait de mon empressement à le joindre ; il ne rendrait pas justice à mon cœur. Du reste, qu’il soit parfaitement tranquille. L’on n’a pas envie de le tracasser du tout et l’on est très content des bons témoignages que l’on rend de lui……

Je ne vous parle plus d’affaire. Je suis si enchantée de n’en entendre plus parler et de ce que cela ne me regarde plus que, si l’on veut dorénavant me consulter, pour toute réponse je décampe. Je m’aperçois d’un peu de mieux dans ma santé et je l’attribue à la liberté de M. de Sade……


M. de Sade, en route pour Vincennes, écrit à Gaufridy une lettre pleine de sens et d’amitié pour lui donner ses instructions. (De Lyon, premier septembre).

Vous aurez sûrement été bien surpris de l’événement, mon cher avocat. J’imagine que vous en aurez été instruit le même jour et qu’en conséquence vous l’aurez sûrement mandé sur le champ à ma femme. Je vous prie de lui dire de se tranquilliser et qu’on a eu pour moi jusqu’ici toutes les attentions possibles ; on y a également mis toute l’honnêteté qui pouvait être compatible avec ma sûreté. J’écris une grande lettre à Gothon pour toutes les choses que je veux qu’elle observe au château.

Je vous prie de lui donner six livres de plus par mois que les trente francs qu’on a coutume de lui donner, et cela pour l’entretien du parc et des terrasses et pour faire petit à petit enterrer toutes les pierres des allées du parc.

Il faut lui faire faire un état signé que vous m’enverrez, tant du linge qui reste entre ses mains que de l’argenterie ; il serait également propre qu’un jour où vous aurez le temps vous dressiez un inventaire général des meubles de tout le château, que vous feriez également passer à madame ou à moi.

L’affaire importante à présent à la Coste est le bail. J’ai donné ma parole par écrit à Sambuc, le garde, qui le porte à cinq mille six cents livres, offre infiniment plus forte que celle de Chauvin dont je ne veux absolument plus pour mon fermier. Je vous prie de conclure avec le dit Sambuc……

Votre administration renferme tout et principalement le soin des terres. Arles augmentera ; on peut attendre pour le bail le printemps prochain, puis nous verrons…… Ripert offre à Mazan de ne diminuer ni d’augmenter ; n’acceptez cette offre que quand vous aurez employé tous les moyens possibles pour augmenter. Vous savez tout ce que nous avons toujours dit et pensé de Ripert. Recommandez-lui d’avoir bien soin du château……

Je vous laisse l’affaire de Saumane entre les mains ; tirez-en le meilleur parti que vous pourrez, et tâchez de me conserver la Vignherme. Mais surtout ne laissez pas échapper, si vous pouvez, la bibliothèque et le cabinet d’histoire naturelle. Entendez-vous toujours avec M. le commandeur surtout ; vous savez combien je veux le ménager et agir en tout de concert avec lui, en observant toujours mes intérêts que je vous recommande et que je ne suis pas en peine que vous preniez toujours avec toute la chaleur que je vous connais…… Retirez bien exactement quittance de tout, ce n’est que cela qui pourra mettre de la clarté dans les comptes que nous ferons ensuite.

Il n’y a rien de perdu pour ma charge. Elle est vendue son prix. Ce n’est qu’un revirement de partie et toucher mes dix-huit mille livres de rente sur cet objet ou sur une terre qu’on acquerra, cela revient absolument au même. Reste le titre et l’honneur : je les envie peu l’un et l’autre ; ils m’ont fait trop d’ennemis. Quand on a le malheur d’en avoir autant que moi, il faut se faire une petite fortune qui ne fasse point d’envieux et renoncer à toute pompe et à tout éclat. Ne cessez, mon cher avocat, d’écrire à ma belle-mère que ma présence est très nécessaire à mes affaires et engagez-la pour le bien de la chose à faire accélérer ma liberté. Vous savez qu’il y a longtemps que je vous ai dit que c’était une façon de l’engager à terminer. Employez avec toute la chaleur de votre amitié pour moi. Au reste, vous savez que c’est toujours moi qui vais gérer mes affaires et m’entendre avec vous pour les diriger, les pouvoirs de madame étant à bas par mon arrêt, et l’ordre du roi n’empêchant point de gérer son bien. J’espère que vous aurez été passer quelques jours à la Coste pour mettre tout en ordre ; je laissai tout en désordre en partant ; je ne pus parler que très en l’air à mademoiselle Rousset. Vous vous entendrez avec elle pour l’exécution de toutes les choses dont je l’ai chargée. C’est une amie bien chère et bien respectable ; il est impossible de lui avoir plus d’obligations que je lui en ai. Son âme honnête et sensible est bien faite pour faire délicieusement goûter tous les charmes du sentiment d’une pure amitié. Je lui suis et lui serai toute ma vie bien attaché. Elle s’est conduite comme une bonne et franche amie dans tout ceci, et la reconnaissance eut toujours de grands droits sur mon âme……

Ne passez jamais les baux que pour six ans. C’est une grande duperie de les passer pour neuf. Observez bien cela, je vous en prie.

Quand vous aurez pris les différents papiers dont vous aurez besoin dans mon cabinet, au moyen de l’ordre que je donne à mademoiselle Rousset que j’ai laissée dépositaire de la clef, elle refermera le dit cabinet et fera passer la clef à ma femme, ne voulant pas que ce cabinet soit ouvert davantage sur quelque prétexte que ce puisse être……

Adieu, mon cher avocat. Conservez-moi toujours vos soins et votre amitié et écrivez-moi sous l’enveloppe de madame. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Le marquis ajoute une recommandation à sa lettre du premier septembre.

J’ai oublié de mettre dans ma dernière lettre, mon cher avocat, un article auquel je vous prie de faire attention, le voici.

Il doit incessamment (et peut-être cela est-il déjà fait) m’arriver de Paris une lettre tout simplement à mon adresse. Je vous prie instamment, quelques ordres ultérieurs que vous puissiez recevoir à cet égard, de n’envoyer cette lettre nulle part et de me la garder avec le plus grand soin pour ne jamais la remettre qu’à moi.

Lorsqu’à l’avenir je vous parlerai de cet objet je m’exprimerai ainsi : ma commission de Lyon. Je vous dirai : « Je vous recommande ma commission de Lyon », ou : « Ma commission de Lyon est-elle faite ? » Vous m’entendrez et voudrez bien me répondre en conséquence.

Adieu, mon cher avocat. Je ne cesse de vous recommander toutes mes affaires et vous embrasse de tout mon cœur.

Ce 3 septembre, partant pour Paris.

Vous n’aurez pas oublié, j’espère, d’écrire tout à ma femme.


Mademoiselle de Rousset supplie l’avocat de servir le marquis auprès de la présidente. (5 septembre 1778).

……Il vaudra encore mieux faire la guerre avec les insurgents qu’avec moi-même. Mes réflexions me tuent. Je suis réellement malade. Souvenez-vous de l’infortuné qui gémit pour le servir auprès de madame de Montreuil et excusez ses fautes. Il est votre ami, il vous aime sincèrement, vous pouvez lui servir beaucoup pour abréger sa pénitence. Faites-le, je vous en conjure, et n’oubliez pas de m’en donner de nouvelles du moment que vous les aurez……


Madame de Sade, instruite de l’arrestation de son mari, écrit à Reinaud qu’elle est déterminée à tout. (7 septembre 1778).

……Écrivez à notre ami que toutes les lettres que je lui ai adressées pour M. de Sade et qu’il n’a pu lui remettre, il me les renvoie. Vous voyez que je suis bien instruite et que je n’ignore pas la détention de mon mari. Cette iniquité de trahison et de fausseté me détermine à tout et la chose n’en restera certainement point là. Je suis lasse d’être le jouet et la victime de toutes les inconséquences de ma famille. La douleur qui m’accable m’empêche de vous en dire davantage aujourd’hui……


La marquise attend mademoiselle de Rousset. Sa peine est affreuse ; elle n’a que de la haine pour sa mère et ses soupçons n’épargnent personne. (7 septembre 1778).

À tout hasard, mademoiselle, je hasarde celle-ci, car je me flatte que vous êtes en route…… Mon Dieu, quel coup pour moi ! Dans quel abîme de douleur me voici replongée ! Comment en sortir, à qui se fier, quoi croire ? Il m’est[16] absolument impossible sur tout ce que l’on m’a dit et sur tout ce que l’on a fait d’asseoir un jugement et une solution. Les contrariétés, les faussetés, l’air de bonne foi sur de certains chefs qu’il n’est pas dans la nature de jouer, tout cela m’absorbe sans que j’entrevoie les moyens d’en sortir. Si vous avez écrit à ma mère le détail, vous avez très bien fait, mais si vous êtes en route, c’est encore mieux. Depuis cet événement je ne la vois plus et lui ai juré par écrit une haine et vengeance éternelles, si, sous le terme de trois jours, elle ne m’obtenait de rejoindre mon mari quelque part où elle le fait transférer. Elle jure ses grands dieux, par un tiers qui vient me trouver, qu’elle ne sait ce que je veux dire. Mais moi je ne démords pas de ma résolution ; en arrive tout ce qui voudra, il ne peut m’arriver pis. Ne veut-on pas me soutenir que cela n’est pas vrai ! Je les envoie au diable ; vis-à-vis du ministre je mets plus d’honnêteté, mais en même temps je l’ai prié de me rendre de même réponse sous trois jours, attendu qu’il m’était essentiel de savoir à quoi m’en tenir. Je suis fatiguée d’être jouée par tout le monde depuis dix-huit mois. Les ministres sont de vraies murailles. L’on voudrait peut-être que je me contente de lui écrire de misérables billets ouverts par la police. Je ne veux plus retomber dans les mêmes inconvénients que par le passé, j’ai trop souffert……

Ce que je puis faire de mieux vis-à-vis de Gaufridy, c’est de ne lui plus écrire. Je pense qu’il ne me convient nullement d’écrire à un homme dont mon mari se plaint, surtout mon mari étant arrêté. Depuis qu’il m’en a fait des plaintes, je ne lui ai point écrit ; j’ai lieu de ne le pas croire coupable de certain fait……

Il ne serait pas mal que la communauté écrivît ce qui se passe à l’intendant en rendant bon témoignage et redemandant leur seigneur. S’ils ne sont pas écoutés, cela ne peut pas faire de mal…… J’oubliai que j’emploie un ami du ministre dont personne ne se doute pour obtenir la levée de la lettre de cachet. Je suis après à le persuader de ne pas se rebuter de ce que l’on lui dira et de pousser vivement. Nous verrons ce que cela produira quand vous serez ici…… J’ai grand besoin de vos conseils et de vos lumières pour me débrouiller de l’affreux chaos où je suis. S’il m’est permis de lui écrire, je lui ferai entendre votre arrivée ici ; cela le tranquillisera. Adieu, mademoiselle. Ma reconnaissance égale tout ce que vous faites pour nous ; c’est vous en faire assez connaître l’étendue.


Madame de Montreuil, injustement accusée par sa fille, regrette que l’on ait détruit « les lambeaux des petites feuilles » qui l’auraient convaincue des dangers dont l’arrestation de son mari la préserve. Elle s’étonne que Marais ait été instruit des crimes du marquis. (15 septembre 1778).

Ce que vous me marquez, monsieur, du détail de votre petit séjour à la Coste, le cinq août environ, me suffit pour être très éclairée sur ce que je voulais savoir, et dont je me doutais. Il y a eu là une petite cabale pendant le séjour, à ce que j’aperçois, pour plaire en faisant sa cour et pour s’emparer de l’esprit et des affaires à l’exclusion de tous autres ou les rendant suspects. Je n’en suis pas exempte, car on a cherché à persuader à madame de S. que j’étais le mobile de ce dernier événement de concert avec M. le commandeur…… Il faut pourtant parler clair à cette femme et la désabuser par des convictions auxquelles elle n’ait point de réplique et qu’au moins elle se tienne tranquille. Voici la phrase de la dernière lettre qu’elle m’écrivit hier. « À l’égard de la vérification des faits, c’est tout ce que madame de Sade désire : tout ce que l’on dira sera à l’entière justification de sa conduite actuelle. » Je suis presque fâchée des débris que vous avez anéantis des petites feuilles et les deux volumes qui étaient transportés dans le haut. En les voyant, peut-être, elle ne pourrait nier les dangers dont on l’a préservée et la justice et la sagesse des précautions qu’on prend. Si elles ne sont pas anéanties sans retour, il les faut conserver avec précaution et discrétion.

Dites-moi un peu si, pendant que vous avez eu occasion de voir Mar…… à Aix, il vous a parlé de ces choses-là, et par qui il peut les avoir sues. Cela me paraît fort extraordinaire. La demoiselle de Rousset m’a écrit, le vingt-huit août, que le sieur M.r. lui avait dit, à lui, en l’arrêtant : « Parle, parle, petit homme, toi qui vas être renfermé le reste de tes jours pour avoir fait dans une chambre noire qui est ici dessus… telle… et telle… chose, et où il y avait des corps m… ! » S’il l’a dit, ce qui est probable puisqu’on le répète, qu’on me cite pour témoins le chanoine Vidal, le curé, le consul, les brigadiers ; il fallait qu’il fût ivre ; car, sans entrer dans la discussion du faux ou du vrai, on n’est pas excusable de tenir de pareils propos en pareille circonstance. Je m’en suis plainte ; on vérifie la manière dont il s’est conduit et, si elle est telle, il sera certainement puni pour avoir insulté contre son devoir et la modération qui lui avait été prescrite par le ministre qui l’avait chargé d’exécuter les ordres du roi……

La personne m’avait écrit formellement du château contre vous. Il parlait de fourbe, de traître, qu’il en avait les preuves, me priait cependant de n’en rien dire. Je ne sais quels contes ou calomnies on avait pu lui faire ou s’il voulait altérer notre confiance en vous, crainte que vous ne m’instruisiez de tout ce que vous pouviez savoir……


Madame de Montreuil craint que la présence de mademoiselle de Rousset ne vienne tout gâter ; elle met Gaufridy en garde contre ses intrigues et lui fait savoir qu’il a été lui-même accusé d’avoir fait sauver M. de Sade à Valence. (3 novembre 1778).

……Mademoiselle Rousset avec son zèle excessif, et par tout ce qu’elle aura été chargée sans doute de dire à madame de S. par monsieur au moment de la séparation, va achever de lui tourner la tête au lieu de la calmer. Je ne sais si elle vous aura montré ma réponse à une grande lettre qu’elle m’écrivit. Au moment elle a pu et dû la montrer. Elle était telle que je crois qu’elle devait être et lui faisait sentir avec politesse qu’elle se mêlait mal à propos de ce qui ne la regardait pas et me jugeait sans me connaître. Je doute qu’elle vienne à moi. En tous cas, prévenue, je ne crains pas ses tournures et j’aurai une franchise discrète qui ne satisfera guère sa curiosité ni celle de ceux dont elle pourrait être l’émissaire. Il y a longtemps que je voulais vous prévenir de ne pas avoir de confiance, mais vous me paraissiez si peu disposé que je crus l’avis inutile. Mais, puisque vous me le demandez, je vous dis : « Ne vous y fiez pas. » Si elle vous captivait, c’était pour mieux pénétrer, et en instruire. Je ne sais si elle était simple confidente, copiste ou agent, mais, à quel de ces titres qu’elle agisse, elle a donné certainement, avec ou d’après M. de S., dans la cabale ou dans l’opinion personnelle, vraie ou simulée, de M. de S. à votre égard.

Voyez comme on éprouve des calomnies d’espèces opposées. On m’a assuré ici, et cela nullement des agents de madame de S., mais par les connaissances des personnes ayant part à l’administration, que c’était vous qui l’aviez fait sauver à V.l... en lui donnant les facilités. Enfin madame de S., par son mouvement naturel, par les raisons de M. le prévôt de Saint-Victor et même les miennes, quoique produites avec ménagement, a paru écarter toute idée de défiance sur vous, monsieur, et votre administration, et regarder ce qui avait été dit comme l’effet d’une cabale qui avait voulu s’emparer de l’esprit et des affaires de son mari, laquelle n’avait pas le sens commun. Je crains que l’arrivée de mademoiselle Rousset, si elle est méchante et adroite, ne gâte tout. La dernière phrase de votre dernière lettre définit bien juste la personne qu’elle regarde……


Mademoiselle de Rousset livre son premier combat à madame de Montreuil, mais elle est subjuguée par le charme que la présidente « tient du diable », selon le marquis. (27 novembre 1778).

……J’ai vu avec la plus grande satisfaction madame la présidente ; elle me reçut avec tous les égards, l’honnêteté et la confiance possibles. Notre conversation fut longue, toute relative à l’objet de M. de S. Il ne fut point question de vous. Elle débuta par me dire que Marais était puni, les frais de son voyage perdus, « et je crois, me dit-elle, qu’il a perdu sa place parce qu’à la réception de votre lettre je fus porter mes plaintes ; j’y mis assez d’intérêt pour croire qu’il soit cassé ». J’ai répondu qu’il n’y avait rien de trop. Voyez que les femmes sont méchantes ! Représentez-vous, monsieur, deux individus qui ont quelque désir de se connaître ou bien deux chats qui veulent entrer en lice, l’agresseur faisant patte de velours, appuyant de temps en temps les griffes pour animer son adversaire. La bataille une fois livrée, sans avoir l’air d’y toucher, nous nous battîmes jusqu’au moment où je voulais faire monter à l’assaut. Là, dans la confusion des idées et la chaleur du combat, je vis bien positivement que M. de S. était aimé et que le cœur était à la gêne de le sentir où il est. Je lui fis une peinture un peu outrée de tout ce qu’il m’avait raconté dans son séjour de dix-huit mois. « Il est bien mieux, me dit-elle, que la première fois ; il a de la société, la plus grande facilité d’écrire et toutes les douceurs possibles. Mais comment faire ? Cela ne dépend pas de moi. — Ah ! je le sais bien, lui dis-je. Je ne m’adresse à vous que pour vous demander des moyens. J’ai perdu de vue mon Paris, vous le connaissez mieux que moi ; il me faut quelques consolations, où peut-on mieux la trouver que chez une mère tendre ? » Après le récit des obligations que M. de S. lui avait, et en cela elle a raison parce qu’elles sont grandes, vinrent ensuite les torts. « Il en convient, lui dis-je, mais il ne les réparera pas où il est. — Oh ! si vous saviez, mademoiselle, tout ce qu’il m’avait promis autrefois ! Voyez, dans la pièce ici où nous sommes, quels serments n’a-t-il pas faits ! — Je le crois, il était dans l’intention d’effectuer ses promesses. L’homme est faible, madame, vous le savez ; l’âge et ses malheurs ont produit de grands changements. — Je le souhaite ! Mais, dites-moi, mademoiselle, répondriez-vous bien de lui ? » Ah ! monsieur l’avocat, j’avais heureusement prévu à la question. Sans trop de vivacité ni de lenteur je répondis modestement : « Oui madame. — Sa famille est pourtant contre lui, aucun n’a encore fait la plus petite démarche pour demander son rappel. » Entendez-vous cette phrase, monsieur l’avocat ?… Je lui dis que j’avais vu madame de Villeneuve, madame de Saint-Laurent ; que tous le désiraient, que je supposais la même façon de penser chez M. le commandeur et les tantes de Cavaillon. C’est le cas, monsieur, de faire quelques démarches. Si M. le commandeur n’en veut pas faire, chargez vous-en en son nom, ainsi que des tantes. Ces dernières pourraient écrire : « Gaufridy que j’ai vu m’a prouvé la nécessité de demander l’élargissement de mon neveu ; nos cœurs le désirent ; la conduite sage qu’il a observée dans son dernier voyage nous fait espérer des jours heureux et tranquilles, etc., etc. » Vous, monsieur l’avocat, vous écrirez que les affaires ne peuvent se débrouiller sans lui. De mon côté, je ferai agir les tantes et cousines d’Avignon et autres personnes. C’est le cas de mettre les fers au feu. J’enverrai sous peu de jours à madame la présidente une lettre que je reçus hier de M. le marquis ; elle est drôle, touchante et bien faite. Je suis sûre qu’elle ne gâtera pas la besogne ; je joindrai quelques-unes de mes réflexions ; tout cela ne ferait pas mal……

Madame de Montreuil est une femme charmante, narrant joliment, encore très fraîche, plutôt petite que grande, d’une figure agréable, le rire et le coup d’œil séduisants, de l’esprit comme un lutin, la sagesse et la candeur d’un ange, fine cependant comme un renard, mais aimable et séduisante dans son genre. Comme M. le marquis, elle a fait ma conquête. Rafollez à votre tour. Madame de Sade fut voir sa mère quelques jours après moi. Elles parlèrent bien légèrement de tout ; elle lui dit : « J’ai vu cette demoiselle, elle a de l’esprit. »

J’ai trouvé madame de Sade bien maigrie ; je la secoue un peu, il faut que je me venge des soins et des trop grandes attentions qu’elle a de moi. Je suis réellement un enfant gâté qui me laisse faire. Bientôt nous ferons élargir les portes……


Madame de Montreuil raconte, à son tour, sa première entrevue avec mademoiselle de Rousset. (8 décembre)[17].

……Je n’ai vu qu’une fois mademoiselle R… qui, comme vous le pouvez penser, a déployé toute son éloquence. Je n’ai eu qu’une réponse : « Ma fille n’a point de meilleur avocat auprès de moi que mon cœur. Les sujets de plainte particuliers ou personnels que je puis avoir de M. de S. n’entrent pour rien dans sa situation actuelle, dont je suis très fâchée, mais à laquelle je ne puis remédier quant à présent. Je n’empêche les démarches de personne. Je n’en fais pas parce que j’en connais l’inutilité aussi promptement ». Elle dit que les personnes de sa famille à qui elle en a parlé sont très fâchées de la conduite qu’on a tenue. « Moi aussi, mais ce n’est pas ma faute ». Qu’elles désirent sa liberté. « Elles sont bien les maîtresses de la demander ; je ne m’y oppose pas ; mais madame de Sade l’a demandée avec des choses bien moindres encore et qui lui ont été refusées constamment. Sur les raisons que le gouvernement a eu d’en agir ainsi, si j’en suis instruite, soit à titre d’égards ou de confiance, ce n’est point à moi à en rendre compte ; en général je crois que c’est une sage précaution contre les écarts qui l’ont compromis si souvent. » Quoi qu’elle puisse me dire et écrire, je ne sors pas de là et n’entrerai certainement avec elle ni avec personne en aucun détail, excepté avec vous, qui savez tout et ce qu’il ne faut pas dire……

En voilà plus qu’il n’en faut pour achever de perdre la tête à madame de Sade. Convenez-en. On veut donc lui faire croire que c’est une injuste tyrannie exercée, ou par sa famille à elle, ou par le gouvernement. Pour moi je vous dirai franc que, s’il est vrai qu’ils pensent ainsi (et je vous prie de le leur dire), je ne m’oppose en rien à cette liberté désirée ; qu’ils peuvent la demander. La seule chose que je veux éviter, en la demandant moi-même, est que, s’ils s’en trouvent mal, ils ne me feront pas au moins les mêmes reproches qu’ils m’ont fait de la lui avoir déjà procurée deux fois……

Faites ressouvenir un peu M. le commandeur de ses neveux. Surtout du chevalier de Malte.




  1. M. de la Tour et M. de Castillon.
  2. Le comte de Sade, père du marquis, et l’abbé d’Ebreuil, son frère. Gaufridy a pris prétexte de l’ouverture de la succession de celui-ci pour pénétrer dans le cabinet de M. de Sade et y continuer la recherche des papiers compromettants.
  3. « Celle », par inadvertance, dans le texte.
  4. Procureur du marquis.
  5. Il y a quatre exemplaires de cette lettre.
  6. Gaufridy a écrit, au dos de la lettre : « Reçue le 18 juillet ».
  7. Cette lettre a été composée à loisir et antidatée par le marquis. C’est à la fois un plaidoyer, une relation arrangée et un biais pour désarmer ses ennemis par la générosité qu’il leur prête.
  8. Maupeou.
  9. Suite de l’affaire Goëzman-La Blache. Après avoir refusé, une première fois, la lettre d’abolition qui lui était offerte par le roi, Beaumarchais introduisit une requête en cassation contre l’arrêt du parlement toutes chambres réunies, du vingt-six février 1774. La cause fut renvoyée devant le parlement d’Aix. Beaumarchais vint en Provence et y publia de nouveaux mémoires qui eurent un vif succès. Une foule immense lui fit cortège après le prononcé de l’arrêt.
  10. Voir la « Réponse ingénue », in fine, et « Le Tartare à la Légion ». Sur l’arrêt du vingt et un juillet, la « Lettre aux Gazetiers ».
  11. Ministre de la maison du roi, allié à la famille des Montreuil.
  12. Le bas de la lettre est déchiré.
  13. Ce qui suit est de la marquise.
  14. Le marquis ajoutait que madame de Montreuil lui montrerait un jour toutes les lettres de son régisseur et qu’il y reconnaîtrait avec joie « les tendres soins de l’amitié et les preuves constantes de la fidélité sincère ». L’avocat a senti l’intimidation, qui est grossière, et l’ironie, qui est féroce.
  15. Voir la lettre de la marquise du dix février 1777.
  16. « Il ne m’est », dans le texte.
  17. J’ai dû retoucher légèrement le texte de cette lettre, où madame de Montreuil passe, sans à propos, du style direct à la relation.