Correspondance inédite du marquis de Sade/1785

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 207-214).
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1785


Les souhaits de nouvel an de madame de Sade sont toujours les mêmes et sont toujours déçus. Elle ne s’aperçoit même pas que ce n’est nullement pour celui à qui elle écrit qu’elle les forme.

Elle se préoccupe fort des nouvelles de la Coste où le viguier prétend que les protestants se sont emparés de la plupart des places et vexent les catholiques au point de les réduire à l’aumône. N’y a-t-il point de lois pour empêcher de pareils abus ?

Il faudra six mille livres pour l’équipement du comte et du chevalier si, comme on le murmure, il y a guerre. Hormis ce cas, ils ne coûteront plus rien : ils vont à petit équipage, n’ont pas de domestique et voyagent par les voitures publiques. Le chevalier est à Lorient. Le commandeur a daigné répondre aux vœux que ses petits-neveux lui ont fait parvenir. Il se déclare prêt à reconnaître que l’argenterie qu’on lui a remise n’est pas sa propriété. Pour celle de feu l’abbé, madame de Villeneuve la tient sous clef, mais jure qu’à sa mort elle sera rendue à son neveu en y ajoutant toute la vaisselle qui se trouvera dans la maison. Il faudrait un billet qui le reconnût car la tante a des filles qui n’entendront point cela.

L’affaire du greffe et du notariat de Saumane traîne en longueur. Le vice-légat a pourvu aux deux emplois, mais son choix est détestable et l’on espère faire rapporter le décret. Ripert les demande pour son fils qui les partagerait avec un praticien plus expérimenté. Madame de Villeneuve a pris sa cause en mains et appuie furieusement son candidat qui ne plaît guère à la marquise. Elle doute de son savoir : « S’il ressemble à son père, c’est un bon enfant, et voilà tout. » Mais les objections qu’on fait à la tante n’ont pas prise sur elle et le ton qu’elle prend pour répondre : « Faites ce que vous voudrez », équivaut à dire, selon la marquise : « Faites ce que je veux. » Ripert n’écrit plus guère à Gaufridy sans lui envoyer, par exprès, quelques fruits, un peu d’herbage de son jardin, un paquet de safran. Ce sont de simples attentions, mais je le soupçonne d’avoir été plus généreux avec la tante. Les échanges de vues se prolongent sans aboutir. Les solliciteurs eux-mêmes avaient alors l’honnêteté d’attendre !

Le marquis ne fait rien pour tirer sa femme d’embarras. On dit à madame de Sade qu’il se conduit bien et elle espère bientôt le voir, car les violences du captif (dont elle ne parle pas) lui en ont fait, à diverses reprises, retirer la permission.

Le commandeur ne fait que toucher barre à Saint-Cloud d’où il doit repartir pour sa commanderie et, de là, aller voyager dans la région de Toulouse. Inutile de chercher à le joindre : il s’évade ou ne répond pas. Mais la tante de Villeneuve a pris goût aux affaires de famille et prétend mener à bien un arrangement, dont elle a eu l’idée, avec les créanciers de l’abbé. On sacrifierait, au besoin, mille écus, et, peut-être, quatre mille livres, pour avoir leurs quittances. De fait, ils se déclarent prêts à les donner, mais c’est le paiement des mille écus qui ne vient pas. Le règlement n’avance pas plus que celui du compte de Fage, qui a été enfin arrêté par les arbitres.

La marquise estime qu’on ne la laisse en face de tant de difficultés que pour lasser sa patience et obtenir d’elle qu’elle demande la séparation d’avec son mari. Elle aimerait mieux être réduite à rien ! Ses proches, qui ont tout envisagé, même la banqueroute, et pris leurs précautions en conséquence, n’ont qu’à faire sortir le marquis pour la tirer de souci. Mais ce n’est point le sentiment de la présidente qui cuit sa viande à petit feu et attend son heure. Elle a autrefois travaillé à la liberté de son gendre ; elle n’en a retiré que des déboires et sa fille a été la première à en pâtir. Tout est bien comme il est. Gaufridy, quoique dépourvu de pouvoirs réguliers, ne doit songer qu’à tenir ses comptes en règle et à faire pour le mieux : son zèle et son intégrité ne sauraient être blâmés.

Madame de Montreuil se refuse du reste à suivre l’avocat dans ses plaintes rétrospectives sur mademoiselle de Rousset. Elle ne connaissait pas assez le caractère et les pensées de celle-ci pour se prononcer sur son compte, mais il est très certain que madame de Sade n’a jamais ôté sa confiance au régisseur. Si Rousset en a bénéficié avec lui, c’est que les circonstances l’avaient voulu ; c’est elle qui, après l’arrestation, était venue à Paris portant toutes les clefs ; il n’était donc que juste qu’on les lui rendît, mais ses pouvoirs n’ont jamais porté que sur le château d’où elle a pu être chargée de faire disparaître ce qui était de nature à compromettre. D’ailleurs, pourquoi prêter tant d’attention à des choses qui ne sont plus ? La présidente serait curieuse toutefois de savoir ce que M. de Sade a dit, lorsqu’il se trouvait à la Coste, du désordre qu’il a dû constater dans son cabinet et quelle explication Gaufridy lui en a donné. Le départ de Reinaud, qui est venu à Paris pour une sollicitation d’ailleurs si juste que l’intervention de madame de Montreuil n’a fait que hâter son succès, lui permet de poser par écrit cette question qu’elle n’osait confier à la poste aux lettres. Par la même occasion, elle fait demander au juge de la sénéchaussée de Forcalquier un certificat constatant l’absence du marquis pendant les mois qui ont précédé l’arrestation, car cette pièce lui est nécessaire pour toucher du syndic du Bugey les arrérages de l’ancienne charge de son gendre que la chambre des comptes a laissés en souffrance. La dame n’écrit jamais pour rien et ne dit que ce qui peut être de conséquence.

Le jeune comte et son frère le chevalier donnent bien de la satisfaction à leur mère et à leur grand-mère, mais ils ont un peu trop de penchant à la dépense. Madame de Sade a bien fait de se réduire au couvent car ils ont fait des dettes qu’il faut payer, et, comme ce n’est point madame de Montreuil qui s’en acquittera, la marquise se voit contrainte à tirer sur Gaufridy une lettre de change non annoncée. Les deux garçons ont promis de ne pas recommencer. Quant à sa fille Laure, c’est une grande paresseuse qui ne sait point écrire et qui n’a pas de dispositions naturelles.

La Jeunesse fait une maladie cruelle, suivie d’une rechute qui l’emporte. On avait dû lui couper le palais. Il est mort avec des sentiments chrétiens qu’il avait jusque-là tenus en réserve. Madame fera vendre ses hardes pour en envoyer le prix à sa femme et à ses enfants qui meurent de faim. La vente produit trente-six livres.

Le marquis se porte bien et ne se conduit point mal. Mais il ne change pas ses raisons. Le personnel qui le garde est en partie remplacé et la marquise espère qu’il se montrera plus traitable. Ce souhait n’est point exaucé. Le captif ne peut tenir sa plume de courir. Cela lui fait un tort incroyable. On empêche sa femme de le voir et d’avoir de ses nouvelles.

Les lettres de la marquise sont désormais pleines de détails sur les enfants. L’aîné est à Lorient : il est bon sujet et son colonel n’a qu’à se louer de lui. Il veut venir passer son semestre à Paris, mais elle s’y refuse, crainte qu’il ne se gâte. Le cadet fait plusieurs garnisons : il va de Joigny à Carcassonne, où il reçoit une sous-lieutenance, et de là en Alsace. Il passe, chemin faisant, par Avignon, mais ne songe pas à s’y arrêter pour aller visiter son oncle et ses deux tantes. La mère se donne beaucoup de mal pour l’en excuser.

L’année est mauvaise : les revenus des terres sont en partie absorbés par les réparations, les récoltes se vendent mal, le blé est envahi par les charançons. Dans le Comtat et à la Coste, il y a au moins trois procès à engager ou à soutenir : celui de la montagne de Saumane, avec la communauté, mais le procureur a égaré le sac qui contenait l’arrêt rendu par le parlement d’Aix pendant le rattachement à la France ; un procès des coseigneurs de Mazan contre les officiers du domaine et la chambre de Carpentras pour un droit de régale mineure, et, parallèlement, une instance en cour de Rome pour faire réintégrer les mêmes seigneurs dans les droits régaliens que le comte de Toulouse leur a concédés en 1248 ; un autre, enfin, contre le sieur Payan, de la Coste, coupable d’avoir tracassé les fermiers du marquis. C’est un exemple à faire, bien qu’il soit malséant pour le seigneur de plaider contre son vassal.

Les créanciers, juifs ou chrétiens, les cautions du marquis, contre lesquelles ils se retournent ou menacent de le faire, les bénéficiaires de fondations ou de rentes tournantes réclament leur argent ou des garanties : on leur conte des lanternes.




Madame de Montreuil n’a pas changé de sentiment sur la détention du marquis ; elle assure l’avocat qu’elle n’a jamais bien pénétré le caractère et les pensées de mademoiselle de Rousset. (17 mars 1785).

……La position est toujours la même. Je ne puis prévoir quand elle changera. J’ai ouï dire que l’effervescence du caractère ne change point, et qu’on craindrait que les mêmes effets qu’elle a produits jusqu’ici ne suivissent la liberté. C’est un point dont je ne crois pas devoir me mêler désormais, après m’en être mêlée tant de fois, et l’avoir procurée, cette liberté, par condescendance pour sa femme, qui n’a eu que trop à s’en repentir[1]. Vous savez ce que vous savez, monsieur, et d’après cela il n’y a rien à dire, qu’à faire pour le mieux.

Je n’ai jamais bien discerné dans le vrai ni le caractère ni la façon de penser de mademoiselle de Rousset. Je crois qu’elle était réellement attachée à ma fille, du moins celle-ci m’en paraissait persuadée. Une grande sensibilité, un grand zèle en faveur de M. de S… m’avaient d’abord surprise. Mieux informée sans doute, ou scandalisée du style dur dont il usait envers sa femme, elle lui avait dit des vérités qui avaient déplu. Une conversation avant mon départ me la fit voir entièrement changée ; et son séjour dans un lieu où, sans doute, elle avait pris des connaissances et des preuves peut-être plus particulières, l’avaient encore aigrie et confirmée dans ses opinions. J’en ai les preuves par écrit ; mais je n’ai point cherché, en suivant cette correspondance, à pénétrer jusqu’à quel point elle s’était éclairée, et j’ai mieux aimé ignorer que commettre une imprudence grave……

Il ne me paraît pas, monsieur, que la confiance en vous soit diminuée. Je n’ai donc pas jugé devoir parler de rien de ce que vous me marquez à cet égard. N’existant plus, elle ne peut vous nuire et je deviendrais suspecte en entrant par vous dans ce détail, qui supposerait confiance habituelle de vous à moi.

Je crois aisément qu’elle et les siens mésusaient. C’est la suite ordinaire de ces sortes de confiances……


La marquise ne veut pas favoriser le penchant de ses fils à la dépense. La Jeunesse a fait une cruelle maladie. (2 mai 1785).

……Mon fils aîné a eu la rougeole ; il est bien rétabli et je lui ai signifié qu’il n’aurait pas plus que sa pension ni son frère non plus. Ils sont bons sujets, mais, s’ils croyaient qu’on leur envoyât facilement, ils aimeraient la dépense, surtout l’aîné.

La Jeunesse vient de faire une maladie bien longue et bien cruelle. On a été obligé de lui couper le palais. Il y a plus d’un mois qu’il est malade ; enfin, il est hors d’affaire ; il n’y a plus que la patience parce que la convalescence sera longue……


La marquise ne sait où prendre l’argent pour fournir aux besoins de ses fils et payer leurs dettes. La Jeunesse est mort.

……J’ai vu le porteur de ma lettre avec grand plaisir…… Quand je causais avec lui, je me faisais illusion et croyais être en Provence et que M. de Sade y était (car je l’ai fort assuré que je n’irai pas sans lui). M. de Sade se porte bien, mais les choses toujours au même état et l’on donne toujours les mêmes raisons.

Mes enfants se conduisent bien, mais ils font de petites dettes. L’aîné à peu près quatre cents livres, le cadet autant, disant qu’il ne devait que trois louis. Si cela continuait, il faudrait bien y mettre ordre, mais il faut payer. Le pauvre la Jeunesse est mort après une maladie de six semaines. L’on a projet de se ranger, et toujours des surcroîts de dépenses qui gênent. Ma mère me demande toujours cet argent pour lequel je vous ai écrit. Je lui ai répondu qu’elle recevra bientôt parce que, vous ayant écrit positivement, vous ne deviez pas tarder à lui envoyer au moins tout de suite douze cents livres. Je ne sais où je prendrai les quatre cents livres du chevalier ; enfin, nous verrons si je peux les prendre sur moi.

Mais j’ai bien besoin d’argent. La maladie de la Jeunesse m’a beaucoup coûté et j’en dois encore beaucoup, sans avoir pu le sauver. Malgré ses défauts, je l’ai bien regretté car il était attaché. Je n’ai pu encore me déterminer à le remplacer, et ce ne me sera pas une chose facile. Il a fini avec toute sa connaissance et dans de bons sentiments de religion……

Par ici, c’est énorme ce qu’il meurt de monde ; plus de seize mille âmes depuis le premier janvier et il n’y paraît pas. Ce 24 mai 1785.


La marquise a dû faire payer les dettes du chevalier à l’occasion de son changement de corps. (29 mai 1785).

……M. Reinaud vous dira les raisons qui sont cause que j’ai été forcée à lever une lettre de change de douze cents livres. Ces douze cents livres, c’est à imputer sur ce que vous devez faire passer à ma mère pour mes enfants. Quand l’on change de corps, il faut payer tout ce que l’on doit et, mon frère étant major, je dois par délicatesse ne le pas laisser dans l’embarras et que l’on puisse croire qu’il paie les dettes de son neveu sur la caisse du régiment. Cela m’a déterminée à prier M. Reinaud de lui remettre en passant ces douze cents livres. Si la Jeunesse avait des affaires à la Coste, il faudra m’en faire l’état, et je verrai comment on pourra les faire passer à ses enfants……


La marquise est malade et sa fille est une grande paresseuse. (16 juin 1785).

……Je suis malade ; je n’ai plus le pauvre la Jeunesse pour écrire ; ma fille est une grande paresseuse qui ne sait pas écrire. Depuis que je l’ai avec moi j’en suis plus contente, mais il faut bien du temps pour la former ; elle n’a pas de dispositions naturelles……

C’est la même maladie qu’il y a trois ans. J’espère que je ne souffrirai pas tant. Je prends les bains d’aujourd’hui. Je termine ici pour ne pas trop me fatiguer……


La marquise est heureuse que la clef du cabinet de M. de Sade, dont elle était fort en peine, ait été retrouvée à la Coste. (22 juillet 1785).

……Ma santé est meilleure à présent ; il me reste une toux sèche qui me fatigue.

M. de Sade, c’est toujours la même chose : il ne peut retenir sa plume et cela lui fait un tort incroyable et, par dessus le marché, cela me prive de le voir et de recevoir de ses nouvelles……

Puisque la clef du cabinet de M. de Sade est dans mon secrétaire, chose que vous ne m’aviez pas dite jusqu’à présent, je ne vois pas d’inconvénient de le faire nettoyer par gens sûrs, vous présent et regardant bien que l’on ne touche à rien ; enfin toutes les précautions que vous jugerez à propos pour que MM. les Costains ne vous accusent, ni vous ni moi, d’avoir fait rien distraire. Je me souviens de ce qu’ils ont dit à M. de Sade pendant qu’il a été en Provence, disant que j’avais promis ma protection à Chauvin contre les intérêts de M. de Sade. C’est une platitude, mais qui prouve qu’il faut se méfier d’eux et que leur intérêt est de brouiller tout pour empêcher que l’on ne voie clair.

Comment ne m’avez-vous pas écrit cela aussitôt la mort de mademoiselle de Rousset ? Je n’aurais pas été en peine de cette clef.

Mes enfants se portent bien ; j’ai bien grondé de ce qu’ils m’ont mangé quatre cents livres chacun de plus qu’il ne fallait. L’on me promet monts et merveilles ; du reste ils se conduisent très bien et on en est très content……


Madame de Montreuil désespère de rien tirer du commandeur en faveur de ses petits-neveux. (À Paris, le 26 novembre 1785).

……Je crois que tout est inutile vis-à-vis de M. le commandeur. Il est par trop singulier et insouciant, et loin d’être utile à ses neveux, il paraît qu’il ne cherche au contraire qu’à les dépouiller de ce qui leur appartient très légitimement, notamment les répétitions à faire sur la succession de M. l’abbé pour Saumane et la vaisselle d’argent de son neveu, qu’il avait en dépôt jusqu’à ce qu’on lui rendît l’argent qu’il avait prêté pour la retirer et qu’il dit aujourd’hui avoir vendue. Si cela est, il faut pourtant qu’il la paie, sauf l’argent prêté, c’est-à-dire cent louis. Ainsi, loin de l’immiscer dans l’administration de l’absent, il faudra au lieu de cela agir peut-être contre lui en créance et restitution. Pour son petit-neveu, il ne m’a seulement pas fait l’honneur de me répondre. D’ailleurs, il a perdu trop d’occasions de lui faire du bien, sans prendre aucunement sur son aisance, pour croire qu’il en ait la volonté. Il est trop vieux pour espérer qu’il change d’avis ou qu’il ait le temps de le faire efficacement……


L’affaire du collier empêche la marquise de voir son mari. (2 décembre 1785).

……L’affaire du cardinal[2] fait que je ne peux plus aller à la Bastille. Cela est bien désagréable de passer sa vie à être le jouet des fantaisies des autres, et cela parce que la famille ne veut pas agir. Il se porte bien, c’est une consolation, car, s’il était malade, ce serait un surcroît de douleur……





  1. Après l’affaire Keller, en 1768.
  2. Le cardinal de Rohan avait été mis à la Bastille le quinze août.