Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Août

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 110-132).

AOUT.

Les Amis à l’épreuve, comédie en un acte, en vers, représentée pour la première fois au Théâtre-Français, le jeudi 19, sont de M. Pieyre, l’auteur de l’École des pères.

Le sujet de ce petit drame n’est pas neuf. Les Amis à l’épreuve, cela n’était pas difficile à deviner, sont deux amis amoureux de la même femme ; ce dont on se doute encore sans peine, c’est que l’un des deux est aimé, et que l’autre, qui, grâce à sa fortune, grâce à la protection du père, devait l’emporter sur son rival, ne peut se dispenser de lui céder tous ses droits, si du moins l’on peut appeler de ce nom des titres qui n’en furent jamais aux yeux de l’amour.

Élise est une jeune veuve qui fut très-malheureuse par un époux de son choix ; Florville, son père, se flatte qu’elle en sera plus disposée à ne plus se décider à l’avenir que par ses conseils. Le mari qu’il lui destine est un jeune homme fort honnête, mais fort timide, et qu’il n’a pu engager encore à déclarer sa passion. Après avoir hésité longtemps à s’expliquer de vive voix, il se détermine enfin à écrire, mais il garde la lettre dans sa poche ; cependant il confie le secret de son amour à son ami Floricour, à qui il a sauvé la vie en Amérique. Ce Floricour est précisément le rival qu’Élise lui préfère ; esclave de sa reconnaissance, il a grand soin de cacher à son ami un amour dont il croit lui devoir le sacrifice. Élise a plus de confiance en sa générosité, elle lui avoue qu’elle aime Floricour, et lui montre la lettre que ce dernier vient de lui écrire pour l’engager à le sacrifier à son ami. C’est dans ce moment que paraît le père ; il croit que la lettre que tient Élise est de Dorival, il le félicite d’avoir enfin surmonté sa timidité. Dorival sort assez brusquement pour aller chercher Floricour. L’explication se fait entre le père et la fille. Les deux amis reparaissent, et Dorival obtient l’aveu de Florville en faveur de son rival.

Ce fonds est fort léger, sans doute ; il a de plus été traité si souvent depuis quelques années par nos jeunes poëtes, qu’il est encore fort usé. Les premières scènes ont paru assez languissantes, le dénoûment trop brusque, mais on a trouvé des détails heureux dans la peinture du caractère de l’amant timide, très-bien rendu par le sieur Fleury. Le style, quelquefois faible, est presque toujours pur et facile, le dialogue simple et naturel. En tout la pièce a réussi, et lorsqu’on est venu annoncer qu’elle était de M. Pieyre, l’auteur de l’École des pères, on eût dit en vérité que le public s’applaudissait en quelque manière de l’indulgence avec laquelle il venait d’accueillir l’ouvrage d’un jeune homme qui lui avait déjà donné si bonne opinion de son âme et de ses talents.

— Le 4 juillet, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation des Promesses de mariage ou la Suite de l’Épreuve villageoise, opéra-comique en deux actes, de M. Desforges.

Nous n’avons point de suite du Tartuffe, du Misanthrope, du Glorieux, du Méchant. Molière, Destouches, Gresset, n’avaient pas encore deviné l’art de travailler en finance leurs productions dramatiques. Cette invention semble appartenir aux auteurs de nos jours ; ils ont grand soin de faire des suites à ceux de leurs ouvrages qui ont eu quelque succès au théâtre ; ce sont des mines dont ils croient devoir exploiter scrupuleusement le moindre filon. Ce n’est pas le talent qui gagne à tout cela, mais c’est à cette utile industrie que nous devons le Mariage d’Antonio, suite de Richard-Cœur-de-Lion, Fellamar, suite de Tom Jones à Londres, les Promesses de mariage, suite de l’Épreuve villageoise, etc., etc.

Vous avez pu croire que Denise et André, selon l’usage, se mariaient à la fin de l’Épreuve villageoise ; il n’en est rien ; l’auteur a trouvé bon de retarder leur mariage d’une année. Les motifs de ce retard ne sont pas exposés trop clairement : on sait cependant que le pauvre André a quitté sa maîtresse pour suivre à la ville le seigneur de son village. M. de La France, ce valet de chambre auquel Denise l’a préféré, M. de La France feint d’être devenu l’ami des deux amants ; il a appris à écrire à André, et en lui donnant des leçons il a eu l’adresse de lui faire signer une promesse de mariage à Nicole, jeune fille du canton, destinée à épouser un des jockeys du château. M. de La France vient annoncer à Denise le retour de son amant, et lui remet une lettre de sa part ; André a suivi de bien près sa lettre, car Denise n’a pas achevé de la lire qu’il paraît. Ces deux amants se hâtent d’aller chez le tabellion faire dresser leur contrat de mariage ; mais leur surprise est extrême lorsque celui-ci leur présente la fausse promesse que M. de La France a forcé Nicole de lui remettre. Denise renvoie l’infidèle André. Celui-ci, désespéré d’un événement auquel il ne comprend rien, s’adresse à Nicole, et pour l’engager à lui remettre cette promesse de mariage, il lui donne à genoux la chaîne et la croix d’or qu’il avait achetées pour Denise. Mlle Denise, qui, cachée dans un coin, l’a surpris dans cette attitude, ne doute plus de son infidélité. Pour s’en venger, sa mère, qui lui a aussi appris à écrire, l’engage à signer une promesse à M. de La France, qui sort pour aller trouver le notaire. Cependant les deux amants ont une explication ; Denise est bientôt convaincue de l’innocence de son André, par l’aveu même de la jeune Nicole. Ces deux amants sont au désespoir ; ils tombent aux pieds de M. de La France, qui finit par se laisser fléchir ; car, s’en serait-on douté ? M. de La France n’a pas conçu, exécuté ce beau projet pour épouser Denise, il a voulu seulement se venger un moment du tour qu’on lui avait joué dans l’Épreuve villageoise ; c’est le contrat de son rival qu’il a fait dresser au lieu du sien, il le remet aux deux amants avec une générosité presque aussi ridicule dans un homme de son état que le motif qui l’avait engagé à les tromper.

Tel est le précis d’une pièce dont le fond est encore celui de Blaise et Babet, mais dont l’exécution n’a pas, à beaucoup près, ni la même grâce, ni la même vérité ; c’est toujours la petite scène d’Horace que, depuis quelques années, nous avons vu retourner de vingt manières différentes ; il faut convenir pourtant qu’il est bien difficile d’en imaginer une plus ridicule, plus invraisemblable que celle des Promesses de mariage. Cette pièce n’en a pas moins eu, à la première représentation, une sorte de succès ; mais on croit devoir l’attribuer à la bienveillance du public pour le jeune compositeur qui en a fait la musique ; c’est le fils de Berton, directeur de l’Opéra, mort il y a quelques années, et dont le talent était estimé lorsque nous n’avions pas encore de musique. Cette première production de ce très-jeune compositeur (il n’a que dix-neuf ans) prouve qu’il avait déjà profité des leçons que lui donnait le célèbre Sacchini. Son style, qui n’est pas toujours celui que demandait le caractère villageois des personnages, la difficulté qu’il paraît encore avoir à suivre, à développer heureusement un motif bien saisi, font regretter que la mort du grand artiste qui s’était chargé de l’instruire l’ait privé trop tôt des leçons dont ses excellentes dispositions le rendaient si digne.

Considérations sur les richesses et le luxe, un volume in-8o, avec cette épigraphe :


Aurea nunc vere sunt sæcula…

(Ovid.)

Cet ouvrage est de M. Sénac de Meilhan, intendant de Valenciennes, à qui nous devons déjà les Mémoires d’Anne de Gonzague, qui ont paru l’année dernière, et dont nous avons eu l’honneur de vous rendre compte dans le temps[1]. Ces considérations n’ont pas fait dans le monde, à beaucoup près, la même fortune que les Mémoires. On a dit assez plaisamment que les Mémoires d’Anne de Gonzague étaient de ce siècle-ci, et les Considérations de M. de Meilhan du siècle passé. Il est certain qu’il n’y a rien de plus moderne que le style de ces Mémoires, et rien de moins neuf que la plupart des idées et des vues qu’offrent ces Considérations ; tout ce que dit l’auteur de la vénalité des charges, de l’intérêt de l’argent, du prix des terres, du commerce des blés, des lois somptuaires, des financiers et des profits de la finance, des colonies, du crédit des banques, des emprunts publics, etc. tout cela non-seulement a été dit et répété cent fois, mais il n’y a même aucun de ces objets qui n’ait été discuté avec beaucoup plus d’exactitude qu’on n’en trouve en général dans cet ouvrage. Il paraît que l’auteur, en voulant embrasser un grand nombre d’objets à la fois, s’est contenté de les parcourir d’un œil extrêmement rapide ; au lieu d’être concis à force d’être profond, il ne l’est souvent qu’à force d’être superficiel, et ce n’est pas sans raison qu’on lui a fait l’application d’un mot du chancelier Daguesseau sur l’Histoire de Louis XI de Duclos : « On voit bien que l’auteur ne sait tout cela que d’hier. »

La question que M. Sénac se flatte d’avoir présentée sous le point de vue le plus nouveau est celle du luxe : il considère le luxe, relativement à l’État, comme l’emploi stérile des hommes et des matières ; relativement aux particuliers, comme l’usage des choses dont le prix excède les proportions de la fortune. L’idée, je l’avoue, me paraît moins neuve que la manière de l’exprimer, et je doute que cette manière paraisse bien claire à tout le monde. Je m’entendrais mieux, ce me semble, si je disais que le luxe, relativement à l’État, emploie utilement des hommes et des matières, dont l’existence, sans cet emploi, fût demeurée tout à fait stérile. Que d’êtres, en effet, absolument inutiles à la société, si le luxe que peut supporter un grand État ne leur donnait pas une valeur quelconque, une valeur de fantaisie à la vérité, mais qui peut être échangée contre des valeurs réelles !

Après avoir établi ses principes sur le luxe, M. de Meilhan a voulu entreprendre de réfuter ceux de M. Necker. Ce que nous avons vu de plus clair dans cette discussion, c’est qu’il avait assez mal saisi les idées de cet homme célèbre ; nous avons relu l’excellent chapitre du troisième volume de l’Administration des finances de la France, sur le luxe et ses progrès ; et, s’il faut dire la vérité, c’est la plus grande obligation que nous croyons avoir à la lecture du livre de M. de Meilhan.

La réputation d’homme d’esprit, celle d’homme d’État, ne paraissent pas suffire à l’ambition de ce jeune magistrat, il aspire encore à celle d’un écrivain très-érudit ; mais nous craignons beaucoup qu’on ne le soupçonne au moins tout aussi superficiel dans ses recherches d’érudition que dans ses recherches d’économie politique. Nous n’avons pu deviner encore de quelle utilité pouvaient être tous ses calculs sur la fortune de plusieurs hommes célèbres de l’antiquité ; mais, pour en donner une idée à nos lecteurs, nous ne citerons que la manière rigoureuse dont il fait le compte de Pline le Jeune.

« En évaluant, dit-il, ses dons, ses dépenses, l’entretien de ses maisons, je suis convaincu que la médiocre fortune de Pline peut être assimilée à un revenu de deux cent mille livres de rente dans le siècle actuel. »

Un des morceaux les plus piquants de l’ouvrage est le dialogue entre M. de Samblançay, surintendant des finances de François Ier, et M. l’abbé Terray, contrôleur général. L’objet de ce dialogue est de prouver que François Ier, avec seize millions de revenu, était plus riche que Louis XV avec trois cent soixante-six.

Essai sur la nature champêtre, en vers, avec des notes. Un volume in-8o.

Cet Essai, en cinq chants, est de M. le comte de Marnésia, de Franche-Comté[2]. C’est un nouveau poëme sur les jardins, mais qui n’est pas fait assurément pour faire oublier ceux de M. l’abbé Delille. Dans les premiers chants, l’auteur retrace les beautés et les défauts qu’offrent les jardins de différents peuples, des Anglais, des Hollandais, des Italiens, des Français, etc. Il dit des Allemands :


Ils auront des jardins, puisqu’ils ont des poëtes.


Dans les trois derniers, il donne des préceptes sur l’art de cultiver la nature ; il y a dans ses leçons plus de raison que de méthode, plus de goût et de sensibilité que d’imagination et de poésie. Ce qu’il recommande surtout, c’est de ne jamais forcer les effets, d’embellir la terre en la fécondant, de diriger toujours les ornements vers un but d’utilité, etc.

On a remarqué dans ce poëme quelques détails heureux, de la douceur, de la facilité, mais en général peu de couleur, un style faible et lâche qui manque souvent de verve et de correction ; il arrive même quelquefois à l’auteur de dire précisément le contraire de ce qu’il voulait dire, comme dans ce vers :


Le fard du Marini fait adorer Virgile.


Il serait aisé de relever un grand nombre de fautes de ce genre, mais nous préférons de donner à nos lecteurs une idée plus avantageuse du talent qu’on ne saurait refuser à M. de Marnésia en citant un des meilleurs morceaux de son ouvrage ; c’est le commencement de la description des jardins anglais :


À la cour, au sénat, dans son parc solitaire,

Il porte en tous les lieux le même caractère,
Et semblable aux volcans dans le Nord allumés,
Toujours couverts de neige et toujours enflammés,
Il cache un cœur de feu sous l’austère apparence
D’un philosophe froid qui médite en silence.
Adorateur des arts, il en brave les lois,
Et regarde le goût du même œil que ses rois.
Le génie est son guide, et pourtant il s’égare ;
Sublime quelquefois et plus souvent bizarre,
Entassant des beautés sans ordre, sans dessein,
D’un tyrannique usage il croit braver le frein ;
Mais du but emporté par l’esprit de système,
Il cesse d’être grand sitôt qu’il est extrême.
Des antiques jardins il a vu les défauts,
Et les a remplacés par des vices nouveaux.
Justement fatigué des formes symétriques,
Des compas, des niveaux, des plans géométriques,
Il a, dans sa fureur, une hache à la main,
Renversé le tilleul, abattu le sapin.
Hélas ! ils ne sont plus ces temples de verdure,
Ces dômes que le temps, les soins et la culture
Avaient si lentement élevés jusqu’aux cieux !
Un gazon les remplace, et ne présente aux yeux
Qu’un immense tapis froid, monotone, aride,
Où tout est naturel et tout est insipide.
Quelques arbres épars, qui paraissent se fuir,
Appauvrissent la scène au lieu de l’enrichir.

Le Poëme sur la nature champêtre est suivi de quelques pièces fugitives et d’un conte moral en prose, intitulé l’Heureuse famille.

Zoroastre, Confucius et Mahomet comparés comme sectaires, législateurs et moralistes, avec le tableau de leurs dogmes, de leurs lois et de leur morale, par M. de Pastoret, conseiller de la cour des aides, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, de celles de Madrid, Florence, Cortone, etc. Un volume in-8o, avec cette épigraphe :

Infirmæ quanquam nequeant subsistere vires,
Incipiam tamen.


Cet ouvrage a remporté, l’année dernière, le prix de l’Académie des belles-lettres. L’auteur l’avait envoyé au concours quelque temps avant que cette compagnie l’eût admis au nombre de ses membres. Si le plan de M. de Pastoret est simple et méthodique, nous craignons aussi qu’on ne le trouve un peu long, lent, lourd. Il commence par faire un tableau historique et critique de la vie de Zoroastre, de ses opinions, de ses lois religieuses, de sa morale ; après être entré précisément dans les mêmes détails sur la vie et sur les dogmes de Confucius et de Mahomet, il finit par comparer ces trois législateurs et les siècles où ils ont vécu. Il y a dans les trois premières parties de son livre beaucoup de recherches, mais peu de vues, une érudition pénible et souvent inutile, puisqu’en dernière analyse elle ne nous apprend que ce qu’on trouve partout. La dernière partie décèle un esprit plus philosophique ; en voici le précis. Suivant M. de Pastoret, aucun des grands hommes dont il a entrepris de faire le parallèle ne paraît avoir sur les autres une supériorité absolue et dans tous les genres. « Si Mahomet, dit-il, connut mieux que ses prédécesseurs l’art d’enchaîner le peuple par des opinions religieuses, l’art plus grand d’approprier ses dogmes au climat et aux besoins naturels de ceux auxquels il annonçait sa doctrine, on ne peut se dissimuler que Confucius n’ait développé avec plus de sagesse et de profondeur les principes de la morale, et que Zoroastre ne mérite de leur être préféré comme législateur. »

Cette idée, qu’on peut regarder comme le dernier résultat de toutes celles que l’auteur a répandues dans le cours de l’ouvrage, cette idée nous a paru également vaste, juste et lumineuse ; il est dommage que le lecteur n’y soit pas conduit par un chemin plus facile et plus court.

De la Décadence des lettres et des mœurs depuis les Grecs et les Romains jusqu’à nos jours, par M. Rigoley de Juvigny, conseiller honoraire du parlement de Metz, de l’Académie des sciences de Dijon. Dédié au roi. Seconde édition. Un volume in-12.

Ce n’est qu’une nouvelle édition du Discours préliminaire dont M. Rigoley avait jugé à propos d’enrichir la Bibliothèque française de La Croix du Maine et Du Verdier, publiée par lui il y a quatorze ou quinze ans[3]. L’objet de ce discours, ainsi que l’annonce l’auteur lui-même, est de prouver que, depuis le siècle d’Homère, les lettres et les mœurs n’ont pas cessé de dégénérer. Il résulte de cette savante discussion que non-seulement l’Énéide de Virgile, la Jérusalem du Tasse, la Phèdre de Racine se trouvent enveloppées dans la proscription générale, mais encore l’Évangile et tous les écrits des premiers pères de l’Église, ce qui paraîtra du moins une vérité fort dure, surtout dans la bouche d’un homme qui a toujours fait profession de vouloir défendre notre sainte religion contre les philosophes du jour. M. Rigoley s’obstine à justifier la prédiction d’Horace[4]:

Ætas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores, mox daturos
NProgeniem vitiosiorem.


Le patriarche de Ferney avait pourtant espéré qu’on pourrait dire quelque jour :

Nos aïeux ont été des monstres exécrables,
Nos Nos pères ont été méchants ;
Nos On voit aujourd’hui leurs enfants.


Mais c’est ce qu’on n’est nullement tenté de penser après avoir lu le discours de M. Rigoley. Il est vrai que nous ne croyons pas qu’on soit obligé de le lire.

— Le 19 juillet on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de Renaud d’Ast, comédie en deux actes mêlée d’ariettes. Les paroles sont de MM. Barré et Radet ; la musique de M. le chevalier Dalayrac.

C’est le joli conte de La Fontaine intitulé l’Oraison de Saint-Julien qui a fourni la première idée de ce petit drame.

Nous nous dispenserons de faire remarquer les différences qui existent entre la comédie et le conte. L’action du premier acte a paru longue, froide, quelquefois même invraisemblable ; quelques situations du second, telle que celle du paravent, ne le sont guère moins ; mais l’effet comique qui en résulte a rendu ce défaut moins sensible, ou l’a fait excuser.

Quant à la musique, elle nous a paru mériter les mêmes éloges et les mêmes reproches qu’on a faits jusqu’ici à toutes les compositions de M. le chevalier Dalayrac ; elle manque surtout d’invention et d’originalité ; mais des détails agréables et le comique de quelques situations, assez bien saisi par le musicien, ont valu encore à cette nouveauté une sorte de succès.

— Le 27 juillet on a donné, sur le même théâtre, la première représentation de Lanlaire ou le Chaos perpétuel, parodie de l’opéra de Tarare, en un acte en prose, mêlée de vaudevilles. Le nom de l’auteur, que l’on sait être un abbé, nous est absolument inconnu[5].

Nous n’avons plus de bonnes parodies. Depuis Agnès de Chaillot, parodie d’Inès de Castro, et les Enfants trouvés, parodie de Zaïre, on n’a guère vu dans ce genre que des farces plus ou moins dégoûtantes, sans invention, sans gaieté, et qui n’offrent le plus souvent que le travestissement si facile des noms des héros d’une tragédie ou d’un opéra en des noms qui ne sont que ridicules. Ce n’est pas ainsi que Romagnesi, Piron et Le Sage parodiaient les ouvrages dramatiques de leur temps ; ils se donnaient la peine d’imaginer une contre-fable dont la texture faisait ressortir d’une manière piquante les défauts du plan de l’ouvrage qu’ils voulaient parodier ; ils substituaient des incidents comiques aux situations les plus attendrissantes d’une tragédie, et forçaient ainsi les mêmes spectateurs à rire de ce qui la veille leur avait fait verser le plus de larmes. Les défauts de style, l’enflure, les expressions hasardées, celles de mauvais goût, venaient se placer naturellement dans ce cadre, pour rassembler d’une manière plaisante tous les reproches dont un ouvrage pouvait être susceptible ; à ce mérite, aujourd’hui si négligé, se joignait celui dont on est plus loin encore, une gaieté vive et piquante qui s’exhalait en vaudevilles, genre de chansons qui rappellent l’épigramme, et qui souvent, par le souvenir d’anciennes paroles faites sur les mêmes airs, prêtaient encore une force comique de plus à la situation ou au caractère des personnages parodiés. Nous sommes accoutumés depuis longtemps à exiger beaucoup moins de nos parodistes, mais nous n’aurions jamais soupçonné que l’indulgence du public pour ces ouvrages du moment pût engager les comédiens italiens à jouer celui que nous avons l’honneur de vous annoncer. Lanlaire ou le Chaos est la plus détestable des douze parodies de Tarare que l’on joue sur tous nos théâtres forains. L’auteur s’est traîné pas à pas, d’acte en acte, de scène en scène, sur toutes les traces de son original, et cet effort d’imagination est relevé par un style qui prouve de la manière la plus déplorable qu’il n’est pas impossible d’écrire encore plus mal que ne l’a fait l’auteur de Tarare. Sans l’espèce de déchaînement qui existe aujourd’hui contre le seul nom du père de Figaro, l’on n’eût jamais permis d’achever la première et dernière représentation de cette misérable rapsodie.

Mémoire pour la dame Kornmann. Brochure in-4o. Ce prétendu mémoire n’est qu’une plaisanterie. L’auteur, qui a trouvé bon de prendre le nom de Mme Kornmann pour avoir le plaisir de justifier ses douces erreurs, commence par les avouer avec une complaisance, une ingénuité qui n’ont pas dû lui coûter, comme l’on peut croire, de grands efforts. L’idée de ce projet est plus gaie sans doute qu’elle n’est honnête et décente ; cette facétie cependant aurait pu réussir davantage si elle avait été moins longue. Quoique l’on sache assez positivement aujourd’hui qu’elle est de l’ingénieux auteur du Vicomte de Barjac, de M. le marquis de Luchet, beaucoup de gens ont prétendu y reconnaître la manière de M. Suard, et cette présomption, assez généralement établie, lui a valu un des plus grossiers pamphlets que l’on ait vu paraître depuis longtemps. C’est une Petite Lettre de Mme Delaunay, appareilleuse, à M. Suard de l’Académie française[6]. On y remercie l’académicien de l’honnêteté qu’il a eue de prendre la défense de leur maison et d’en faire une apologie séduisante ; on finit par lui dire : « Quoiqu’un peu vieux, il est possible que vous vous ressouveniez encore de votre jeunesse, et comme M. Garat remplit vos fonctions auprès de Mme Suard, que j’ai bien l’honneur de connaître, je vous offre, monsieur, de vous fournir dans le nombre de demoiselles qui sont sous mes ordres celle qui vous conviendra le mieux ; vous en userez gratis. »

Ce qui pourra du moins paraître assez extraordinaire, c’est qu’une pareille infamie se soit vendue publiquement, pendant deux ou trois jours, au coin des rues et chez tous les libraires du Palais-Royal. Ô heureuse liberté !

— Le mardi 31 juillet, on a donné, sur le Théâtre-Français, la première représentation d’Antigone, ou la Piété fraternelle, tragédie en cinq actes, de M. Doigny du Ponceau, gentilhomme ordinaire du roi. On ne connaît de lui que quelques pièces de vers qui ont concouru pour le prix de l’Académie française, et dont une obtint l’accessit il y a huit ou dix ans ; mais on sait qu’il est l’auteur de la tragédie de Marie Stuart, mise sur le répertoire du dernier voyage de Fontainebleau. M. le comte de Vergennes en empêcha la représentation, on ne sait trop pourquoi. Si ce défunt ministre des affaires étrangères a pu croire qu’il ne devait pas permettre qu’on traduisît sur notre théâtre un événement qui tache la mémoire du beau règne d’Élisabeth, il avait oublié sans doute que c’est sur ce même théâtre que l’on voit représenter tous les jours la tragédie du Comte d’Essex.

Le sujet d’Antigone, l’une des plus belles tragédies de Sophocle, avait déjà été traité plusieurs fois sur la scène française ; il le fut à l’époque même où nos poëtes commencèrent à essayer de remplacer nos Mystères par l’imitation des chefs-d’œuvre de la scène grecque. Garnier fit jouer, en 1580, une Antigone, qu’il intitula aussi la Piété fraternelle ; c’est une traduction presque littérale de la pièce de Sophocle. Soixante ans après, Rotrou, le précurseur du grand Corneille, fit jouer une Antigone, dans laquelle il fondit les Phéniciennes d’Euripide ; l’auteur de Venceslas crut, avec raison, que le grand intérêt que la piété des anciens attachait à la sépulture des morts ne suffisait pas seul pour nous intéresser durant cinq actes. D’Assezan l’osa tenter depuis, en 1686, et sa pièce, quoique assez bien conduite, n’eut que six représentations. Celle dont nous allons avoir l’honneur de vous rendre compte n’a pas même eu ce médiocre succès ; l’auteur l’a retirée après la seconde représentation.

Les trois premiers actes ont été reçus assez favorablement. Le quatrième a paru trop dépourvu d’action et d’intérêt ; l’arrivée de Tirésias et ses prédictions en ont cependant réchauffé la fin. Quant au cinquième acte, il a prouvé combien il est dangereux de présenter aux spectateurs des objets qui blessent les yeux sans pouvoir séduire ni troubler l’imagination ; au lieu d’un sentiment de terreur et de pitié, l’on risque de n’exciter que du dégoût et des murmures d’indignation ou d’ennui. Tel a été l’effet qu’ont produit le saut périlleux d’Antigone et le parti plus sensé que prend Hémon de se poignarder sur les bords de la fosse au lieu de l’y suivre. Cependant on ne peut lire dans Sophocle, sans le plus vif attendrissement, le simple récit de cette cruelle catastrophe : on y voit, au fond d’une grotte funèbre, Antigone, qui s’est hâtée de terminer ses jours par un nœud fatal ; on y voit Hémon, qui est venu pour s’ensevelir avec elle, la serrer encore entre ses bras ; on l’entend maudire la cruauté de son père ; tant il est vrai qu’au théâtre il est des tableaux que l’on montre bien mieux à l’imagination du spectateur lorsqu’on les dérobe à sa vue.

On dit que M. Doigny du Ponceau se propose de refaire le cinquième acte de cette tragédie ; mais quand même il imaginerait une catastrophe moins froidement révoltante, nous doutons encore que cette pièce puisse jamais obtenir un grand succès ; l’intérêt de l’action porte sur un principe religieux trop étranger à nos opinions et à nos mœurs. Les Grecs étaient persuadés que les mânes de ceux qui avaient été privés des honneurs de la sépulture devaient errer éternellement sur les bords du Styx ; la terreur d’un tel supplice donnait au dévouement religieux d’Antigone un motif de l’importance la plus intéressante, et l’on conçoit qu’à l’aide de ce seul ressort le génie de Sophocle a pu faire une tragédie admirable ; mais ce ressort ne saurait produire sur nous le même effet. Pour faire réussir un sujet de ce genre, il eût fallu commencer du moins par nous transporter tout à fait dans la manière de voir et de sentir des Grecs, remplir d’abord l’esprit et le cœur de leurs opinions et de leurs craintes religieuses, en nous les rendant aussi sensibles, aussi intéressantes qu’elles peuvent l’être. C’est à quoi l’on eût réussi, je pense, en imitant, en développant avec art cette belle scène d’Ismène et d’Antigone qui sert d’exposition à la tragédie de Sophocle. Que le motif de la piété envers ceux qui ne sont plus s’y trouve exprimé d’une manière touchante ! « La vie n’est qu’un instant, dit Antigone à sa sœur ; l’amitié des humains passe comme elle ; je leur préfère ces mânes que je dois bientôt rejoindre, c’est avec eux que je demeurerai toujours. » Plus le sujet d’Antigone est éloigné de nos mœurs, plus il était indispensable de le traiter dans toute la simplicité grecque, au risque de ne faire que trois actes au lieu de cinq. M. Doigny a fait tout le contraire ; rien n’est plus antique que son sujet, rien de plus moderne que sa manière de le traiter. Les trois premiers actes de sa pièce sont chargés d’incidents, ont tout l’appareil, tout le fracas que l’on est accoutumé, depuis quelque temps, à voir sur notre théâtre ; le quatrième, où il a essayé de se rapprocher davantage de son modèle, en a paru plus dépourvu de mouvement et d’action ; le cinquième, où il a mis en action ce que Sophocle n’avait osé mettre qu’en récit, n’est qu’un tableau de lanterne magique d’une ordonnance ridicule et du plus mauvais goût.

Quant au style de M. Doigny du Ponceau, à travers beaucoup de manière, de négligences et de prétentions, il nous a paru avoir, en général, de l’élégance, du nombre et de la facilité. Messieurs du parterre ont applaudi avec une affectation indécente ces quatre vers, que la police a fait supprimer à la seconde représentation :

CRÉON.

Les grands l’ont approuvé, pourrait-il vous déplaire ?
Vous avez vu le peuple obéir et se taire.

HÉMON.

La voix du courtisan soutient d’injustes lois ;
Quand le peuple se tait, il condamne ses rois.


Cette pensée est la même que M. l’évêque de Senez avait encore mieux exprimée dans son Oraison funèbre de Louis XV : « Le silence du peuple est la leçon des rois. »

On a même fort applaudi ces deux vers de Tirésias à Créon :

Le remords, il te presse, il s’attache à tes pas ;
C’est le maître de ceux qui n’en connaissent pas.


— Vu la foule des nouveautés qui se succèdent sans cesse au théâtre de la Comédie-Italienne, et le plus souvent pour ne jamais reparaître, on nous pardonnera sans doute de n’avoir pas encore parlé de Pauline et Valmont, comédie en deux actes et en prose, représentée pour la première fois le vendredi 22 juin. C’est le conte de Laurette de M. Marmontel mis en dialogue. Le premier acte a paru froid ; le second, malgré quelques situations assez vives, mais dont le dénoûment est trop prévu, triste et languissant ; cela n’a pas empêché que la pièce n’ait eu le succès accoutumé aux premières représentations du vendredi. Il n’y avait que des amis dans la salle, ils ont demandé l’auteur à grands cris, et l’on est venu leur annoncer gravement ce qu’ils savaient fort bien, que la pièce était du sieur Bodard, connu déjà par quelques ouvrages donnés sur nos théâtres forains. Ce glorieux succès a été oublié le lendemain, et nous craignons beaucoup que, malgré toutes nos précautions, la postérité ne l’ignore toujours.

— La séance publique de l’Académie française, tenue, suivant l’usage, le 25 de ce mois, n’a pas été fort brillante. C’est M. de Beauzée qui l’a ouverte, en qualité de directeur, en annonçant que le prix de poésie proposé par une personne de la plus haute distinction (c’est, comme l’on sait, monseigneur le comte d’Artois) avait été donné à l’ode de M. Terrasse Desmareilles, officier de la chambre de la reine. Cette ode, dont M. de La Harpe a fait la lecture en conscience, a été faiblement applaudie. Il a lu ensuite plusieurs strophes d’une même ode sur le même sujet, de M. l’abbé Noël[7], qui, au jugement de l’Académie, avait paru mériter la première mention honorable. Le public, en prodiguant à ce dernier ouvrage les applaudissements les plus marqués, a témoigné hautement qu’il osait en appeler du jugement des quarante immortels. Quelque respect que nous portions à la liberté des enregistrements de cette cour, liberté peut-être plus incontestable encore que celle de toutes les cours souveraines du royaume, nous ne pouvons pas dissimuler qu’il pouvait se trouver dans l’assemblée plus de quatre-vingts personnes fort intéressées à douter de l’infaillibilité académique, M. Terrasse-Desmareilles n’ayant pas eu moins de quatre-vingts concurrents. En laissant à part toute espèce de prévention, on ne sera pas éloigné de convenir qu’il y a dans l’ode de M. l’abbé Noël plus d’images et plus de pensées ; mais un goût sévère trouvera, je pense, moins à reprendre dans celle de M. Terrasse ; l’ensemble en est mieux ordonné, la marche plus rapide, la diction en général plus facile et plus pure. Voici quelques-unes des strophes de l’ode mentionnée qui ont paru les plus propres à justifier l’espèce d’enthousiasme séditieux qu’a excité la lecture de cet ouvrage :

Filles des monts voisins, cent sources vagabondes
À l’Oder ont porté le tribut de leurs ondes ;
Il s’enfle, il gronde, il bat ses bords épouvantés,
Et bientôt, franchissant sa barrière impuissante,
Et bieLa vague mugissante
S’élance et se répand à flots précipités.

Lorsqu’aux fiers Aquilons, à la Nuit, à Neptune,
César dans un esquif oppose sa fortune,
La victoire et l’empire est le prix qu’il attend.
D’un dévoûment obscur autant que volontaire
Et bieQuel est donc le salaire ?
Ah ! qu’il sauve un seul homme, et Brunswick meurt content.

Bientôt le dieu cruel des rives inondées,
Ramenant à grand bruit ses ondes débordées,
Dédaigne d’inspirer de vulgaires terreurs.
Peuples, ne craignez plus, l’impitoyable abîme
Et bieÀ choisi sa victime,
Et Léopold suffit à toutes ses fureurs.

Ainsi, lorsque le sein de la terre ébranlée
S’entr’ouvrit dans les murs de Rome désolée,
À peine Curtius eut dévoué ses jours,
Trois fois l’avare Érèbe en tressaillit de joie,
Et bieEt, content de sa proie,
Le gouffre empoisonné se ferma pour toujours.

Cessez donc de penser, dieux mortels de la terre,
Que vous ne devez rien à l’humble tributaire,
À la foule sans nom des villes, des hameaux :
Fleuves majestueux, dans votre auguste course,
Et bieN’oubliez pas la source
Dont l’urne intarissable alimente vos eaux.

Toutefois des sujets la facile tendresse
De vous n’exige pas cette sublime ivresse.
Non, non, vos vertus sont d’un usage plus doux :

D’un seul mot, d’un regard, d’un geste populaire,
Et bieL’amour est le salaire ;
Vivez pour nous, ô rois ! et nous mourrons pour vous.


Il est à remarquer que, dans l’extrait des deux accessit, on n’a conservé aucune des strophes consacrées à l’éloge de monseigneur le comte d’Artois.

Après l’annonce des prix ordinaires de poésie et d’éloquence[8], l’Académie a proposé de nouveau, pour l’année 1788, un prix d’éloquence pour l’Éloge de feu M. d’Alembert. M. Marmontel, en se plaignant avec une douleur amère de n’avoir pas encore reçu un seul ouvrage pour ce prix proposé déjà depuis quatre ans, a observé que c’était sans doute la difficulté de louer dignement un des plus grands géomètres de l’Europe qui avait intimidé les concurrents.

Lettre de M*** sur le cirque qui se construit au milieu du Palais-Royal, par M. J.-A. D. [Dulaure], l’auteur de la Nouvelle Description des curiosités de Paris et des environs. Brochure in-12.

L’objet de cette lettre est de calmer ou de prévenir les murmures du public sur la nouvelle construction qui se fait dans ce moment à la place du gazon qui occupait le milieu du jardin du Palais-Royal. L’auteur nous apprend que c’est dans les bureaux mêmes de l’architecte, M. Louis, qu’il en a vu, qu’il en a étudié les plans ; en voici le précis :

Figurez-vous un long parallélogramme dont les deux extrémités sont circulaires. « Une partie de l’élévation sera pratiquée sous terre jusqu’à la profondeur de treize pieds trois pouces, l’autre partie s’élèvera au-dessus du sol jusqu’à la hauteur de neuf pieds huit pouces, et formera au rez-de-chaussée une galerie couverte et surmontée d’une terrasse ; le pourtour extérieur de cette élévation sera décoré de soixante et douze colonnes ioniques, revêtues, ainsi que toute la maçonnerie, de treillage. Entre ces colonnes seront alternativement une croisée qui éclairera la galerie et un buste élevé sur une gaîne accompagné de deux vases, le tout en marbre blanc. » Les bustes représenteront les grands hommes qui ont honoré la France par leur valeur ou leur génie. Les croisées des faces correspondront entre elles et avec les portiques qui entourent le jardin ; l’effet magique de cette transparence dédommagera suffisamment, ajoute M. Dulaure, de ce que la masse de cet édifice peut dérober à l’œil de celui qui se promène. La monotonie qu’auraient pu produire la longueur de cet édifice et son peu d’élévation sera rompue par quatre avant-corps qui contribueront également à la beauté de la décoration et à la commodité de la distribution intérieure. Ceux des deux extrémités circulaires, et ceux des faces latérales rectilignes laisseront entre eux quatre intervalles extérieurs qui seront occupés par autant de canaux de six pieds et quelques pouces de largeur pleins d’eau vive. Au milieu de ces canaux seront pratiqués des jets croisés dont le jeu sera continu.

L’intérieur de l’arène, consacré à des exercices équestres pour la maison du prince et aux fêtes qu’il lui plaira d’y donner, recevra le jour par en haut ; sa longueur sera de trois cents pieds ; sa largeur de cinquante et sa hauteur d’environ vingt-six. « Au dessus de l’entablement dorique, la voussure en saillie sera percée de soixante et douze arceaux qui donneront vue à la galerie du rez-de-chaussée sur l’arène et correspondront entre eux avec les croisées extérieures. Tout autour de l’arène, une galerie élevée d’une marche au-dessus du sol en bordera entièrement l’intérieur ; elle communiquera par des portiques à une seconde galerie souterraine construite positivement au-dessous des canaux du jardin et destinée à la circulation du public. De la partie à droite des bâtiments du jardin attenante au palais on pratiquera une route souterraine qui viendra, par une pente douce et tournante, aboutir à l’arène, de manière qu’on puisse y arriver en voiture. »

Cette nouvelle construction doit être entièrement achevée au commencement de 1788. « Sans nuire à l’effet du jardin, dit M. Dulaure, elle lui donnera, pour ainsi dire, plus d’étendue en triplant par la profondeur la surface du terrain que ce bâtiment occupe, y ajoutera un nouvel intérêt par sa nouveauté, par l’agrément de sa décoration et par les contrastes piquants que feront éprouver des promenades souterraines avec celles dont on pourra jouir dans la galerie du rez-de-chaussée, dans le jardin et sur la terrasse qui, chargée d’arbustes verts ou fleuris, rappellera à l’imagination les jardins fameux de Babylone. »

Ceci nous rappelle une rencontre assez heureuse de l’abbé Delille. Il avait l’honneur de souper ces jours derniers avec M. le duc d’Orléans ; pendant qu’on était à table, on lui apporta un gros paquet de lettres qu’il voulut mettre dans sa poche sans l’ouvrir ; on le pressa de voir ce que c’était. « Je le sais, ce sont des vers d’un poëte de province. » On insiste davantage : « Voyons ». À peine a-t-il jeté les yeux sur cette épître qu’il dit à M. le duc d’Orléans : « Monseigneur, ce n’est point à moi, c’est à Votre Altesse que ceci s’adresse :

Qui peut de tes jardins sonder la profondeur ! »


Cécile, fille d’Achmet III, empereur des Turcs, née en 1710. Deux volumes in-12.

C’est une histoire assez insipide, mais dont le fond passe au moins pour véritable. M. de Caraccioli, l’auteur des Lettres de Ganganelli, avait déjà parlé dans ses Entretiens du Palais-Royal d’une fille d’Achmet III, existant encore à Paris dans un état d’abandon fort digne de pitié, mais qu’elle supportait avec un grand courage. Un élève de cet illustre écrivain, M. de Lavallée de Bois-Robert, ancien capitaine au régiment de Bretagne, a imaginé d’en faire l’héroïne du roman que nous avons l’honneur de vous annoncer. Quelque invraisemblable que soit le tissu de cette étrange histoire, nous avons eu la curiosité d’en connaître le principal personnage et nous nous sommes fait présenter chez la princesse ottomane ; Sa Hautesse a daigné nous accueillir avec beaucoup de bienveillance ; c’est une beauté de soixante dix-huit ans dont les traits sont assez prononcés pour ne pas démentir le caractère de sa noble origine. Elle occupe un petit appartement au rez-de-chaussée dans la cour du collège de Bayeux ; un vieux portrait du sultan est tout ce qui pare ce simple réduit. Le ton de la princesse a conservé dans la plus profonde misère de la décence et de la dignité. Elle a bien voulu me montrer l’extrait légalisé de ses titres, c’est-à-dire de son extrait baptistère et la déclaration faite au Sénat de Venise par la marquise de Salmoni, qui l’avait enlevée au sérail à l’âge de trois ou quatre mois, etc., etc. Elle se souvient avec plaisir d’avoir refusé généreusement les propositions qui lui furent faites par Mgr le duc, père du prince de Condé, et par Louis XV lui-même. Elle parle avec beaucoup de résignation de l’état d’indigence dans lequel elle est tombée depuis, et avec une sorte de joie vraiment touchante de l’attente de sa mort prochaine. M. l’archevêque de Paris lui écrit quelquefois. Il y a un an qu’elle pensa périr de misère sans s’en plaindre à personne. Elle ignore par qui M. de Calonne en fut informé, mais il lui fit passer, de la part du roi, quelques secours qui l’ont soutenue jusqu’à présent. C’est tout ce que nous avons pu recueillir de notre entrevue avec Son Altesse turque[9].

Lettres de Mlle d’Aïssé à Mme C***. [c’est-à-dire Calendrin de Genève], qui contiennent plusieurs anecdotes de l’histoire du temps depuis l’année 1726 jusqu’en 1733, précédées d’un narré très-court de l’histoire de Mlle d’Aïssé pour servir à l’intelligence de ces lettres ; avec quelques notes, dont quelques unes sont de M. de Voltaire. Un volume in-12[10].

Mlle d’Aïssé fut prise à l’âge de quatre ans dans une petite ville de Circassie pillée par les Turcs. M. de Ferriol, ambassadeur de France à la Porte, l’acheta pour 1,500 francs et l’amena dans sa patrie où il fut rappelé peu de temps après ; elle fut élevée par Mme de Ferriol, sa belle-sœur, qu’il pria de s’en charger. À une figure charmante, Mlle d’Aïssé joignait l’âme la plus généreuse et la plus sensible ; elle refusa d’être la maîtresse de M. le duc d’Orléans qui, l’ayant vue chez Mme de Parabère, en fut enchanté et lui fit faire les propositions les plus brillantes. Elle ne put résister à la passion qu’elle avait inspirée au chevalier d’Aydie ; elle en eut une fille qui existe encore aujourd’hui. Le chevalier, qui avait fait ses vœux à Malte, voulut plusieurs fois en être relevé pour pouvoir épouser Mlle d’Aïssé ; elle n’y consentit jamais.

Ces lettres, qui ont été publiées par Mlle Rieu, de Genève, sont d’un style naturel, et l’on y trouve quelques anecdotes curieuses de la société de Mme de Tencin, de Mme Du Deffand, de Mme la duchesse de Bouillon-Palatine à qui l’on imputa dans le temps la mort de Mlle Lecouvreur ; M. d’Argental, fils de Mme de Ferriol, avait été l’ami intime de cette célèbre actrice, et elle le nomma exécuteur de son testament. M. de Voltaire, qui s’était fait une loi de ne jamais croire aux accusations de poison, assure dans une note que tout ce que dit à ce sujet Mlle d’Aïssé sont des bruits populaires qui n’ont aucun fondement.

Mémoire de Sultan Faithful. Brochure in-8o avec cette épigraphe :

Qu’on m’aille soutenir après un tel récit
Qu’oQue les bêtes n’ont pas d’esprit.

(La Fontaine.)

Ce plaidoyer du chien de dame Jeanne Bon-Cœur, veuve du sieur Henri Florimond d’Ananas, marchand fruitier-oranger, contre Ferdinand-César-Hector de Grand-Train, comte du Jour, marquis des Ruelles, etc., est une parodie assez plaisante de l’éloquence verbeuse de tous les mémoires dont nous sommes inondés depuis quelque temps. Il n’est point de chien fameux dans l’histoire ou dans la fable dont Sultan Faithful ne trouve le secret de rappeler le souvenir en s’étendant avec une complaisance bien naturelle sur la noblesse et l’antiquité de sa race. Il ne s’est point dissimulé que la marche qu’il a cru devoir suivre le forcerait à parler d’objets qui ne sont pas absolument nécessaires à sa cause ; « mais je me flatte, ajoute-t-il, qu’on me le pardonnera, l’indulgence avec laquelle le public a vu des écarts en ce genre beaucoup plus considérables que ceux que j’oserai me permettre me fait espérer la même faveur, etc. »

Après une digression où il se plaint très-savamment que l’épithète de chien, qui ne devrait rappeler que des idées agréables, n’est prise qu’en mauvaise part chez plusieurs nations, il observe que c’est ainsi qu’on pourra dire en parlant de son mémoire : voilà un beau chien de mémoire ; « mais j’ai pour moi, dit-il, la façon de parler qui répond à celle-là, car si l’on dit : voilà un beau mémoire de chien, je ne pourrai que le prendre en bonne part, ce que ne peuvent pas faire certains avocats qui s’entendent de temps en temps régaler de ce chien de compliment. »

Le plus grand reproche qu’on puisse faire à cette facétie, c’est d’être beaucoup trop longue : ce mémoire de chien n’a pas moins de cent soixante mortelles pages ; il est de M. Ronesse, ci-devant secrétaire de M. Le Noir, ancien lieutenant de police. On conçoit à merveille que le patron de l’auteur ne doit pas aimer les longs mémoires, on n’a rien négligé depuis quelque temps pour l’en dégoûter.

MM. Pierre-François Fauche et Cie, à Hambourg, viennent d’annoncer qu’ils ont fait l’acquisition d’un manuscrit intitulé De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, avec un appendice contenant des recherches sur la situation actuelle des contrées les plus importantes de l’Allemagne, par M. le comte de Mirabeau. « Amis et ennemis, dit-on dans ce prospectus, partisans ou critiques, tous se réunissent du moins sur les talents de M. le comte de Mirabeau, et l’inexprimable vogue de ses écrits les moins importants est d’un augure plus que favorable pour un ouvrage auquel il ne se cache pas d’attacher un grand intérêt de réputation et de gloire. Deux longs séjours à Berlin, des circonstances particulières assez connues et les communications les plus importantes l’ont mis d’ailleurs à même de savoir sur un règne si mémorable et sur une monarchie si intéressante pour la liberté de l’Europe, ce dont aucun homme de lettres français ne peut être instruit. »

Les six ou sept gros volumes in-8o que formera cet ouvrage paraîtront dans les premiers mois de l’année 1788. « Nous disons, ajoutent les éditeurs, les six ou sept volumes, parce qu’il nous est impossible de fixer précisément sur le manuscrit la portée de cet ouvrage. Nous nous engageons seulement au moins à six volumes et au plus à sept, de trois à quatre cents pages chacun, sans compter les états et tableaux qui seront en grand nombre.

« L’édition in-8o, à la tête de laquelle nous placerons la plus belle estampe de Frédéric le Grand qu’il soit possible de se procurer, sera d’une exécution peu connue dans les presses étrangères ; nous osons le promettre d’après les soins sans nombre et le luxe typographique que nous y avons destiné. »

Le volume de l’édition in-8o coûtera 7 fr. de France ; celui de l’édition in-12, 4 fr., et celle-ci sera réduite en moins de volumes que celle in-8o.

Vénus blessée par Diomède, poème en quatre chants, par M. Menoux. Point d’idées, point d’invention, mais une versification dont l’extrême facilité dissimule quelquefois la faiblesse et les négligences.

— Le Mémoire justificatif du sieur de Calonne paraît et se vend depuis quelques jours assez publiquement… On attend, dit-on, très-incessamment à Utrecht celui de son ami le rhingrave de Salm.



  1. Voir tome XIV, p. 377 et suivantes.
  2. Claude-François-Adrien, marquis de Lezay-Marnésia, né à Metz en 1733, mort à Besançon en 1800.
  3. Voir tome X, p. 166.
  4. Lib. III, od. vi.
  5. La pièce imprimée porte par M. L. B…y de B…n, de plusieurs Académies. À Gattières et se trouve à Paris chez Brunet, in-8o, 76 pages. M. de Marescot l’attribue à Laus de Boissy. Elle est inconnue à Barbier et à Quérard.
  6. Le procès de Beaumarchais contre Kornmann fit éclore bien d’autres facéties du même ordre : la Bibliothèque nationale en possède un certain nombre ; on en trouvera la liste au tome IX du Catalogue de l’histoire de France (Biographies individuelles). En ce qui concerne la Lettre de Mme Delaunay, elle a été plusieurs fois imprimée avec d’autres factums non moins injurieux, notamment à la suite de la Confession générale d’un homme exécuté au caveau du Palais-Royal, devenue bientôt Confession générale de P.-A. Caron de Beaumarchais, etc. Le Catalogue de la bibliothèque théâtrale de M. Léon Sapin (A. Voisin, expert, 1878) signale (No 1146-1148) quelques-unes de ces feuilles volantes dont les curieux du temps ont du former des recueils. L’Arsenal, si riche en raretés de tous genres, ne les possède pas ; il est vrai que le marquis de Paulmy venait de mourir (13 avril 1787).
  7. Professeur en l’Université de Paris, au collège de Louis-le-Grand. (Meister.) — Noël se maria en Hollande en 1797 et devint plus tard inspecteur général de l’Université. La vente d’une partie de sa bibliothèque (Galliot, 1841, in-8o) fut interdite par l’autorité. On sait qu’il avait rassemblé une collection considérable d’ouvrages érotiques et qu’en 1798 il avait édité l’Erotopœgnion sive Priapeia veterum et recentiorum.
  8. Le prix ordinaire de poésie a été remis à l’année prochaine : le prix d’éloquence, dont le sujet est l’Éloge de Louis XII, a été remis également à l’année 1788 ; l’Éloge du maréchal de Vauban a été renvoyé à l’année 1789. (Meister.)
  9. Cette singulière héroïne vivait encore pendant la Révolution ; elle adressa à la Convention nationale une demande de secours qui fut accueillie ; sur la proposition de Merlin, on lui accorda une pension de 600 livres. Voyez Louis Combes, Épisodes et Curiosités révolutionnaires (1872, in-18 ; p. 141).
  10. La dernière et la meilleure édition des Lettres de Mlle Aïssé est celle de M. Eugène Asse (Charpentier, 1873, in-18), qui a encore amélioré le commentaire 'xcellent dont M. J. Ravenel avait accompagné une précédente édition (1846, in-18).