Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Septembre

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 132-138).

SEPTEMBRE.

Le Prix académique, comédie en un acte et en vers, représentée au Théâtre-Français le 31 août, est de M. Pariseau, l’auteur de la Veuve de Cancale, de la Parodie de Richard, et de plusieurs jolies pièces données au théâtre de l’Ambigu-Comique, telles que le Portefeuille, etc.

Le fond de cette comédie est tiré d’un conte de M. Imbert, inséré il y a deux ou trois ans dans le Mercure. M. le chevalier de Cubières l’avait déjà traité sous le titre du Concours académique, pièce en cinq actes, en vers, qui n’a jamais été jouée, mais qui se trouve dans l’étrange recueil qu’il a intitulé Théâtre moral. Si M. Pariseau n’a pas, comme on le voit, le mérite d’avoir inventé son sujet, il a du moins celui de l’avoir resserré en un très-petit acte, et d’y avoir semé plusieurs traits d’une gaieté vive et naturelle. Voici un de ceux qu’on a le plus applaudis :

« Parce que c’est un homme d’esprit, dit le métromane à son frère, vous le jugez peu propre aux affaires. Pauvres gens ! vous êtes trop heureux que les gens d’esprit ne s’en mêlent pas. »

— Le 18 août, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de la Fille garçon, comédie en deux actes et en prose, mêlée d’ariettes. Les paroles sont de M. Desmaillot, qui a travaillé avec quelque succès pour nos petits théâtres des boulevards et du Palais-Royal. La musique est de M. de Saint-Georges, mulâtre plus célèbre par son prodigieux talent pour l’escrime, et par la manière très-distinguée dont il joue du violon, que par la musique de deux opéras-comiques, Ernestine et la Chasse, qui ne survécurent pas à leur première représentation.

La marquise de Rosane, ayant eu le malheur de perdre à la guerre son époux et son fils aîné, et voulant préserver du même sort le seul fils qui lui reste, a imaginé de le faire élever sous des habits de fille et lui a donné pour compagne Nicette, la fille d’un de ses fermiers. Ces deux enfants ont conçu l’un pour l’autre la plus tendre amitié, et ce sentiment, avec l’âge, est devenu de l’amour. L’indiscrétion d’un voisin de Mme de Rosane, qui est dans le secret, fait soupçonner la vérité au père et à la mère de Nicette ; ces soupçons qu’accroissent encore les questions qu’ils font à Mme de Rosane les engagent à hâter le mariage de leur fille avec Jean-Louis, meunier du voisinage, mais Nicette ne l’aime point et refuse un engagement qui la séparerait de sa jeune amie. Cependant le jeune Rosane s’adresse à ce même Jean-Louis pour savoir s’il est une fille ou un garçon, ainsi que le lui fait soupçonner tout ce qu’il éprouve depuis quelque temps ; les réponses de son rival le laissent encore dans l’incertitude ; il s’adresse enfin à sa mère qui ne croit plus pouvoir lui cacher la vérité. Son fils, au comble de la joie, lui demande alors la main de Nicette. La marquise lui représente combien la voix publique blâmerait une pareille mésalliance, mais le jeune homme emploie pour vaincre la résistance de sa mère la crainte qu’elle a de lui voir prendre le parti des armes. Il la quitte pour reparaître bientôt, revêtu de l’uniforme de dragon que portait son frère, et lui annonce à l’instant même qu’il va s’engager si elle persiste à lui refuser la main de Nicette. Cette menace détermine Mme de Rosane qui consent à l’union des deux amants.

Tel est le fond de cette pièce, que l’auteur, à l’aide de plusieurs scènes oiseuses, a délayé en deux actes. Quant à la musique, quoique mieux écrite qu’aucune autre composition de M. de Saint-Georges, elle a paru également dépourvue d’invention ; les divers morceaux qui la composent ressemblent, et par les motifs, et même par les accompagnements, à des morceaux trop connus. Ceci rappelle une observation que rien n’a encore démentie ; c’est que si la nature a servi d’une manière particulière les mulâtres, en leur donnant une aptitude merveilleuse à exercer tous les arts d’imitation, elle semble cependant leur avoir refusé cet élan du sentiment et du génie, qui produit seul les idées neuves et les conceptions originales. Peut-être aussi ce reproche fait à la nature ne tient-il qu’au petit nombre des hommes de cette race à qui les circonstances ont permis de s’appliquer à l’étude des arts.

Panégyrique de Trajan, par Pline, nouvellement trouvé ; traduit du latin en italien par M. le comte Alfieri d’Asti, et de l’italien en français par M. de S…, de l’Académie royale de Florence. Brochure in-8o, avec cette épigraphe tirée du premier livre de l’Histoire de Tacite : Rara temporum felicitate, ubi sentire quæ velis et qua sentias dicere licet.

Il n’est pas besoin sans doute d’apprendre à nos lecteurs que ce nouveau Panégyrique n’a été trouvé que dans la tête de M. le comte Alfieri[1], déjà connu par quelques tragédies où l’on a remarqué de l’élévation, de la chaleur, mais dont le style n’a pu plaire à des oreilles accoutumées au ramage harmonieux des vers de Métastase. L’objet de ce nouveau Panégyrique est de prouver à l’empereur Trajan que le meilleur parti qu’il ait à prendre pour sa propre gloire et pour le bonheur de sa patrie, c’est d’abdiquer la suprême puissance. « Je n’ai pas fait le moindre éloge, lui dit-il, des grandes et belles actions par lesquelles vous vous êtes signalé tant de fois ; mais il me semble, Trajan, vous avoir offert tacitement un éloge bien plus digne de vous, en vous reconnaissant capable d’une seule action dont la première tentative serait plus honorable pour vous que ’accomplissement de toutes les autres. »

Il n’y a pas une grande profondeur d’idées dans les moyens que l’orateur emploie pour déterminer son héros à ce sublime sacrifice, mais quelques-uns de ces moyens nous ont paru présentés du moins d’une manière fort heureuse. « Nous désirons ardemment la liberté, lui dit-il, et certes c’est un titre bien fort pour la mériter. N’allez pas croire qu’au mot de liberté j’attache une autre idée que celle d’obéir toujours à Trajan, c’est-à-dire aux lois dont il est l’observateur et le défenseur. »

Et quel fut enfin le résultat de ce beau discours ? Le voici : « On dit que Trajan et les sénateurs présents à ce discours en furent touchés jusqu’aux larmes, que cela fit beaucoup d’honneur à Pline, mais que Trajan conserva l’empire, et que Rome, le sénat et Pline lui-même restèrent dans l’esclavage. »

Ceci nous rappelle la réponse que fit le roi de Pologne au comte de Rzewuski, qui lui disait un jour : « Sire, à votre place j’abdiquerais. — Vous pourriez bien avoir raison ; mais croyez-moi, mon cher comte, quelque près qu’on soit du trône, on ne le voit jamais d’en bas comme lorsqu’on y est monté. »

Mémoires de Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre ; dédiés au roi. Trois volumes in-8o, avec le portrait de l’auteur. Ces mémoires n’offrent qu’un long tissu de petits événements sans intérêt, et dont le récit a beaucoup plus de niaiserie que de naïveté ; c’est le radotage d’un bon vieillard qui, avec un vrai talent pour la comédie et de nombreux succès au théâtre, ayant pensé mourir de faim dans son pays, ne peut se lasser de bénir les bonnes petites pensions et les bons dîners qu’il a trouvés en France, où son génie a presque toujours été méconnu, où il n’a fait du moins qu’un seul ouvrage qui ait réussi, le Bourru bienfaisant. Il est aisé de juger combien ce sentiment, délayé en trois volumes, devient plat et fastidieux. Ce qu’il y a de plus supportable dans tout l’ouvrage, c’est la critique qu’il y fait lui-même de son Théâtre italien ; mais il faut convenir encore que ces critiques sont presque toujours si vagues, si négligées, qu’on n’en peut guère tirer aucune vue vraiment instructive.

Recueil de comédies nouvelles. À Paris, chez Prault, un volume in-8o.

Ces comédies sont de Mme la marquise de Gléon, et c’est son ami, M. le marquis de Chastellux, qui en est l’éditeur. « Le public, dit-il dans un avertissement fort bien écrit, le public entendrait très-mal ses intérêts s’il ne voulait attacher d’importance qu’aux pièces qui ont été représentées : il se priverait par là de tout ce qui peut sortir de la plume de ce qu’on appelle les gens du monde. On sait, et on ne doit pas s’en étonner, qu’ils n’aiment guère à se compromettre avec le public assemblé, et cependant on ne peut douter qu’ils n’eussent quelque avantage sur la plupart des gens de lettres, et surtout sur les jeunes auteurs, toutes les fois qu’il s’agirait de peindre les mœurs du grand monde, et ce sont malheureusement les seules dont la comédie s’occupe maintenant. »

Des trois comédies qui composent ce recueil, la première est la seule qui ait été jouée sur un théâtre public, sur celui de Marseille ; elle est intitulée l’Ascendant de la vertu ou la Paysanne philosophe ; elle n’y a obtenu, dit-on, qu’un succès de société. Les deux autres sont la Fausse Sensibilité et le Nouvelliste provincial ; la dernière est d’un ton plus gai que les deux premières ; mais, à en juger par l’impression que ces trois ouvrages nous ont fait éprouver à la lecture, il nous paraît difficile de concevoir l’espèce d’intérêt qu’ils pourraient exciter au théâtre. On ne saurait refuser sans doute à l’auteur de ces comédies beaucoup de finesse et beaucoup d’esprit, mais cela sauve-t-il l’ennui d’une marche froide, lente et pénible, souvent même assez obscure ? Le ton qui domine dans le dialogue est celui d’une métaphysique vague et précieuse ; c’est la subtilité de Marivaux avec moins de recherche si vous voulez, mais dénuée aussi de ces traits, de ces naïvetés ingénieuses qui rendent à la fois la manière de son style si fausse et si brillante.

On s’est pressé de rendre, dans tous les journaux, le compte le plus avantageux de ce volume anonyme à l’instant même qu’il a paru, peut-être même avant qu’il fût livré entièrement au public ; depuis l’on n’en parle plus. Nos faiseurs d’énigmes pourraient donc dire de cet ouvrage qu’il a vécu avant de naître, et qu’en venant au monde il a cessé de vivre.


IMPROMPTU

À UNE ACTRICE CÉLÈBRE[2], POUR LE JOUR DE SA FÊTE.

MaJe connais peu votre sainte patronne,
MaEt les vertus qui l’ont placée aux cieux ;
Mais il est des autels, il est une couronne
MaQue je suis sûr que vous méritez mieux ;
Ma N’en déplaise à sainte Claire,
MaVos vrais patrons sont Corneille et Voltaire,
Et tous deux, pleins pour vous et d’estime et d’amour,
MaM’ont dit cent fois qu’en l’art divin de plaire
Vous fûtes bien souvent, au théâtre, à Cythère,
Ma Leur patronne à votre tour.

— Le mardi 11 septembre, on a donné, sur le théâtre de l’Opéra, la première représentation du Roi Théodore à Venise. Le poëme a été traduit de l’italien de l’abbé Casti, par M. Moline, auteur de la traduction de l’opéra d’Orphée, etc. La musique est du célèbre Paësiello.

C’est à une sorte de hasard que nous devons cet ouvrage. Le signor Paësiello, en revenant de Russie, brouillé avec le comité chargé dans cette cour de la direction des spectacles, mais comblé des bienfaits de l’Impératrice, ayant passé par Vienne, fut sollicité par l’Empereur de faire un opéra pour son théâtre. Sa Majesté Impériale en voulut bien choisir elle-même le sujet ; il est tiré de ce chapitre si original du roman de Candide où Voltaire fait souper ensemble, dans une auberge de Venise, six têtes découronnées. Cet ouvrage fut composé avec cette rapidité de verve qui tient à l’inspiration du moment, mais qui n’appartient qu’aux hommes de génie. Ainsi furent faits les trois chefs-d’œuvre dont s’honore le plus l’Italie, la Servante Maîtresse, la Bonne Fille et la Colonie. L’opéra de Théodore fut conçu, appris et joué en six semaines. Rien ne peut se comparer au succès qu’il eut à Vienne, si ce n’est celui qu’il eut ensuite à Naples. Madame l’archiduchesse, gouvernante des Pays-Bas autrichiens, en rapporta la partition de Vienne ; elle chargea M. Dubuisson, auteur de plusieurs tragédies jouées à Paris avec des succès fort divers, de la parodier en français pour le théâtre de Bruxelles. Théodore n’y réussit pas moins qu’à Vienne et à Naples. La reine de France ayant désiré de voir cet opéra, il fut joué par la troupe de Versailles, et eut encore là le même succès qu’à Bruxelles, malgré les retranchements que M. le baron de Breteuil jugea convenable d’ordonner pour prévenir des applications que la légèreté française n’eût pas manqué de faire. Les circonstances actuelles ont forcé le sieur Moline à en faire de plus considérables encore en l’arrangeant pour le théâtre de l’Opéra#1.

Le succès du Roi Théodore, sur le théâtre de l’Opéra, n’a pas répondu à celui que l’on attendait et qu’il avait obtenu sur tant d’autres théâtres, et dernièrement sur celui de Versailles. On ne peut s’en prendre qu’au poème, dont l’action est [3] ridiculement conçue. Les Italiens ne sont point à cet égard aussi difficiles que nous qui voulons toujours de la conduite et de la raison, même dans nos poëmes chantés ; ils ne voient dans ces compositions que l’art par lequel elles sont faites ; et pourvu qu’ils trouvent dans un drame des situations qui servent officieusement la musique, ils s’embarrassent fort peu de la vraisemblance des moyens à l’aide desquels on les amène. On peut reprocher à M. Moline d’avoir rendu tous les défauts du poëme plus sensibles par la manière dont il a cherché à en élever le ton et le genre ; il a donné pour ainsi dire un caractère de dignité aux rôles de Théodore et d’Achmet, et l’expression grave des paroles qu’il met dans leur bouche contrarie souvent la musique vive, piquante et comique de ces rôles dans l’original : rien n’est peut-être plus insignifiant que le contraste d’une musique bouffe avec des paroles sérieuses. On ne peut douter que cette maladresse du poëte n’ait infiniment nui à l’effet d’une des plus ingénieuses compositions du célèbre Paësiello sur l’auguste théâtre de notre Académie royale de musique.


BILLET

ENVOYÉ À M. L’ABBÉ DELILLE,
POUR LUI OFFRIR UN APPARTEMENT AU PALAIS-ROYAL,
PAR M. ARTAUD.

PourVous avez fait tout le butin
PourQu’on peut faire au pays latin,
PourEn volant Horace et Virgile ;
PourMêlant l’agréable à l’utile,
PourVenez jouir dans ce palais
PourDe votre brillante richesse :
PourC’est pour la grâce enchanteresse
PourQue nos beaux portiques sont faits.
PourNous sommes dans le voisinage
PourDe mille Grâces et des neuf Sœurs ;
PourVous avez le rare avantage
PourDe choisir entre leurs faveurs.
PourTout homme fou, tout homme sage
Pour être heureux ici n’a rien qu’à le vouloir.
PoEnfin je crois que notre aimable Horace
Aurait été charmé de rencontrer le soir
PourAmathonte au bas du Parnasse.



  1. C’est un gentilhomme piémontais, qui a cédé à sa sœur la meilleure partie d’une très-grande fortune pour dépenser l’autre à sa fantaisie. Ses passions dominantes sont les vers et les chevaux. On sait qu’il a porté fort longtemps les chaînes de Mme la comtesse d’Albany. S’il faut l’en croire, on s’est beaucoup trompé jusqu’ici en France et en Italie sur la manière de concevoir la tragédie ; on a cru que c’était avec des larmes, c’est avec du sang qu’il faut l’écrire. (Meister.)
  2. Mlle Clairon.
  3. On a supprimé entièrement la scène où l’on se moque si plaisamment de l’étiquette, scène que l’empereur lui-même avait indiquée, et dont une entrevue qu’il avait eue avec le roi de Suède lui avait, dit-on, fourni l’idée. (Meister.)